Culture

Cannes 2018, jour 7: quatre regards très différents sur les crises actuelles

Au Kurdistan contre Daech, en Syrie lors du début du soulèvement populaire, dans l'Amérique des suprémacistes blancs et de Donald Trump, plusieurs films cannois mettent en jeu par la fiction des zones de conflits contemporains.

Manal Issa dans «Mon tissu préféré» de Gaya Jiji | Sophie Dulac
Manal Issa dans «Mon tissu préféré» de Gaya Jiji | Sophie Dulac

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À mi-parcours de cette 71e édition du Festival, il est possible de porter un regard un peu plus global sur la manifestation, au-delà des titres phares qui se sont, dans l’ensemble, avérés d’un très bon niveau cette année. On y trouve notamment un ensemble d'œuvres directement inspirées des enjeux les plus brûlants de l’actualité.

Bien-pensance pompière

Un seul film en compétition officielle a soulevé un rejet quasi-unanime, le laborieux et complaisant Les Filles du soleil, consacré à un bataillon de combattantes kurdes affrontant Daech en Irak. Un long-métrage appuyé sur deux causes qui ne font pas précisément débat, en tout cas à Cannes, la promotion féminine et la condamnation des horreurs commises par les tueurs de l’organisation État islamique. 

Eva Husson, qui signe ici son deuxième film, est si convaincue d’avoir des choses à dire –en fait rien qu’on ne sache déjà– qu’elle ne se soucie à aucun moment de faire du cinéma.

Déjà signataire d’un teen-porn à prétention d’auteur assez pénible, Bang Gang, la réalisatrice signe cette fois une sorte de publicité d’une bien-pensance pompière, qui aura réussi à soulever la réprobation chez tous les festivaliers que l'on aura eu l’occasion de croiser.

Ce faux pas de la sélection officielle vient du moins rappeler que, aussi légitimes soient les proclamations dans le sillage de #MeToo dont le Festival se veut un puissant relais, cela ne saurait suffire dès qu'il s'agit de faire des films.

L'écheveau des émotions

Les Filles du soleil ne met que mieux en valeur, par contraste, la proposition audacieuse de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji.

Soulèvement populaire et montée de la répression par les sbires de Bachar el-Assad, place des femmes dans une société toujours soumise aux traditions, les éléments de base sont très proches. Le résultat est aux antipodes.

Ne tenant rien pour acquis, faisant place à la complexité de ses personnages, à leurs désirs, à leurs contradictions, Gaya Jiji ne cède rien sur la réalité des enjeux politiques de la situation dont elle traite.

Mon tissu préféré (sélection Un certain regard) explore par les moyens du cinéma –récit et montage, image et son, jeu d’actrices et travail de la lumière et de l’ombre– l’écheveau des émotions d’une famille composée uniquement de femmes, mère et filles, et à laquelle s'ajoutent les occupantes de l'appartement voisin, transformé en bordel.

Onirisme et érotisme, violence intérieure et trouble des sens ne cessent d’ouvrir des propositions, qui déploient une intensité critique autour du monde dans lequel est née la révolution syrienne (le film se passe au début du mouvement) –et le relie au monde des humains dans son ensemble.

Outre la situation au Moyen-Orient, une autre cible visée par deux films à nouveau en opposition, quoique de façon bien moins radicale, concerne la présidence Trump.

Spike Lee versus Donald Trump, KO technique

L’actuel président américain est, autant que le Klu Klux Klan, le principal ennemi désigné par Blackkklansman, le film de Spike Lee en compétition, même si l'histoire se déroule à la fin des années 1960.

L'histoire vraie d’un policier noir, Ron Stallworth, s'étant fait passer pour un extrémiste raciste afin de démasquer les menées du Klan, mène directement à la réapparition dans la lumière, suite à l’élection de Trump, des groupes fascistes américains, qui se sont déchaînés à Charlottesvillle en août 2017, comme le rappellent les images d’actualité à la fin du film.

Construit avec verve, le film procure des moments assez croustillants autour du quiproquo entretenu par les deux flics au centre du récit, le noir joué par John David Washington, le blanc interprété par le toujours impeccable Adam Driver.

Avec la figure ce policier noir engagé, courageux et doté d'un solide sens de l'humour, on  discerne également en filigrane un plaidoyer pro domo de Spike Lee. Lui aussi joue le jeu de la puissance dominante –le cinéma hollywoodien spectaculaire– pour faire passer ses messages en faveur de la libération des Noirs, comme Stallworth affirme son choix de rester sous l’uniforme pour faire avancer une cause. 

Il choisit une autre voie que sa très invraisemblable copine Black Panther, qui s'oppose frontalement au système perçu comme fondamentalement raciste et oppresseur. Symbolique autant que discutable est à ce titre la dernière image de fiction du film –avant les documents d'actualité enfonçant le clou de l'attaque anti-Trump, qui montre côte à côte flic et militante armes en main, face à un cérémonial du Klan.

Une adaptation au présent

Bien plus convaincant, y compris comme pamphlet anti-Trump, est apparu le remake de Fahrenheit 451 par le réalisateur américain Rahmin Bahrani (en séance de minuit).

Avec à nouveau un héros noir, joué par Michael B. Jordan, et un acolyte blanc, son supérieur interprété par Michael Shannon, le thriller de science-fiction réussit à rester fidèle au roman de Bradbury tout en dénonçant les attaques convergentes contre l’intelligence et la culture caractéristiques d'une époque qui a donné le pouvoir à Trump mais aussi –et pas indépendamment–aux algorithmes –l'époque de la surveillance généralisée, des lois liberticides sous prétexte de lutte anti-terroriste, de l’infospectacle et du contrôle des goûts et des imaginaires.

Jouant avec finesse, et parfois humour, sur des images décalées des clichés contemporains –les rebelles portent des chefs d’œuvre de la littérature mondiale autour de la taille à la place de ceintures d’explosifs, Bahrani sait trouver dans l’omniprésence des brasiers allumés par ses pompiers pyromanes une véritable ressource cinématographique.

Ses gratte-ciel transformés en écrans géants sont à la fois de véritables trouvailles visuelles et de très justes traductions de la cité assujettie à une forme à peine futuriste de dictature.

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