Santé

Quelles leçons tirer de la défaillance tragique du Samu de Strasbourg?

La découverte, quatre mois plus tard, d’un «dysfonctionnement» aux conséquences mortelles met soudain en lumière les failles du système de coordination de la prise en charge des urgences médicales.

Urgences de Nantes, Loire-Atlantinque, le 16 mars 2017. | Loïc Venance / AFP
Urgences de Nantes, Loire-Atlantinque, le 16 mars 2017. | Loïc Venance / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

«Faute individuelle» majeure ou symptôme inquiétant d’une faillite collective? L’affaire du Samu du CHU de Strasbourg met en lumière comme jamais les conséquences gravissimes que peuvent avoir les dysfonctionnements des services d’appel aux urgences médicales. Une affaire dont chacun peut aisément prendre la mesure en écoutant un enregistrement de trois minutes:

«– Oui, allô? Allô? 
– Allô… Aidez-moi, madame…
– Oui, qu’est-ce qu’il se passe?
– Aidez-moi…
– Bon, si vous ne me dites pas ce qu’il se passe, je raccroche…
– Madame, j’ai très mal…
– Oui ben, vous appelez un médecin, hein, d’accord? Voilà, vous appelez SOS médecins.
– Je peux pas.
– Vous pouvez pas? Ah non, vous pouvez appeler les pompiers, mais vous ne pouvez pas…
– Je vais mourir.
– Oui, vous allez mourir, certainement, un jour, comme tout le monde.
– Vous appelez SOS médecins, c’est 03 88 trois fois 75, d’accord ?
– S’il vous plaît, aidez-moi madame…
– Je peux pas vous aider, je ne sais pas ce que vous avez.
– J’ai très mal, j’ai très très mal.
– Et où?
– J’ai très mal au ventre
[…] et mal partout.
– Oui, ben, vous appelez SOS médecins au 03 88 75 75 75, voilà, ça je ne peux pas le faire à votre place. 03 88 75 75 75. Qu’un médecin vous voie, ou sinon vous appelez votre médecin traitant, d’accord?
–  Humm.
– Voilà. Au revoir.»

Nous sommes alors le 29 décembre 2017, vers 11h. Naomi Musenga, une Strasbourgeoise de 22 ans tente d’expliquer à la permanencière du Samu les violentes douleurs abdominales dont elle souffre. En pure perte.

Après d’autres appels infructueux, Naomi sera finalement transportée, quatre heures plus tard à l’hôpital de Strasbourg par le Samu… à la demande de SOS médecin. Elle y mourra peu après son admission, des suites d’une «défaillance multiviscérale sur choc hémorragique» selon le rapport d’autopsie que Le Monde s’est procuré. Contacté par le quotidien du soir, l’hôpital de Strasbourg confirme que l’enregistrement du Samu est authentique. «On a fait un communiqué de presse, une enquête est en cours. On ne dira rien de plus», déclare l’établissement. En onze lignes, ce texte succinct présente les condoléances de l’établissement à la famille et annonce qu’une enquête administrative au sein de l’hôpital a été ouverte le 3 mai, soit six jours après la publication de l’enquête du lanceur d’alerte alsacien Heb’di, et quatre mois après la mort de Naomi Musenga.

La diffusion de ces informations devait rapidement conduire à une mobilisation sur les réseaux sociaux, #JusticePourNaomi mobilisation suivie d’une tardive réaction, par tweet, d’Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé:

Peu après Yolande Renzi, procureure de la République de Strasbourg annonçait avoir ouvert une enquête préliminaire du chef de non-assistance à personne en péril et en avoir confié l’exécution aux services de la Direction régionale de la police judiciaire Grand Est. Puis la direction des Hôpitaux universitaires de Strasbourg indiquait que l’opératrice du Samu, qui s’était «moquée» de la jeune femme souffrante avait le 9 mai, été suspendue «à titre conservatoire». Quatre mois après les faits…

«Faute individuelle» ou faillite collective?

Vinrent, dans le même temps, les réactions et les commentaires des professionnels. «C’est une histoire stupéfiante et incompréhensible, commenta le Dr François Braun, président de l’association Samu-Urgences de France. Il est fréquent qu’une personne appelle pour des maux de ventre. Cela peut être très banal. Mais un assistant de régulation ne doit pas, de lui-même, orienter le patient vers SOS médecins. Il doit passer l’appel à un médecin du Samu». «Visiblement, il y a eu une erreur individuelle sur laquelle l’administration ou la justice devront statuer, soulignait pour sa part le Pr Patrick Goldstein, responsable du Samu de Lille. Mais il ne faudrait pas, à partir de cette erreur qu’on tire à boulets rouges sur le Samu, comme c’est actuellement le cas sur les réseaux sociaux.»

«Faute individuelle» ou faillite collective? «La première analyse plaide pour une procédure de traitement d’appels qui n’est pas conforme aux bonnes pratiques, ce qui a conduit à l’ouverture d’une enquête administrative», a déclaré à l’AFP Christophe Gautier, directeur général des Hôpitaux universitaires de Strasbourg.

«On doit avoir les moyens de notre ambition qui est de répondre correctement à toute personne qui nous appelle.»

Patrick Pelloux, président de l'association des médecins urgentistes de France

Mais il faut aussi (comme toujours en cas de crise et ce depuis l’affaire de la canicule de 2003) prendre en compte les déclarations médiatisées du Dr Patrick Pelloux, président de l’association des médecins urgentistes de France (AMUF). Notamment, ici, sur France Info:

«Il faut éviter la banalisation, le burn out et tout ce qui correspond à une saturation du travail. Dans ce drame absolu, on entend la souffrance de la malade, et on entend une banalisation de l’urgence de la part de ceux qui répondent au téléphone et ce n’est pas convenable.

On ne peut pas dire que c’est normal d’avoir le même nombre de personnes qui répond au téléphone au Samu quand on avait 10 millions d’appels et quand on en a 30 millions aujourd’hui. Ce n’est pas possible. Il faut moderniser le système avec un objectif de dire que chaque appel doit être pris en charge. On doit avoir les moyens de notre ambition qui est de répondre correctement à toute personne qui nous appelle.»

Et dans Le Parisien du 9 mai le Dr Pelloux d’en appeler toutes affaires cessantes à la ministre des Solidarités et de la Santé –pour engager un travail de réflexion sur l’organisation des secours en France. Un travail de réflexion également réclamé par le Conseil national de l’Ordre des médecins afin de «garantir la mise en œuvre déontologique de la protocolisation des appels au Centre 15». Pour les responsables syndicaux cette affaire, après celles récurrentes des urgences hospitalières, fournit l’occasion de soulever les graves problèmes dont souffre l’organisation des secours en France –et la progression constante des appels aux différents opérateurs spécialisés.

«Nous n’avons pas redimensionné les centres d’appels pour répondre à l’ampleur de la demande», souligne le Dr Pelloux, dénonçant la mise en place «inacceptable» de «véritables “call centers”» et appelant la puissance publique à «recruter massivement du personnel dans les centres de régulation».

Une croissance non maîtrisée

De fait, longtemps tenu pour une organisation originale novatrice et efficace le système des Samu, créé en France il y a un demi-siècle, apparaît aujourd’hui victime d’une absence de maîtrise de sa croissance. Pleinement performant en cas de crise majeure (comme lors des attentats de Paris) il se retrouve parfois en difficulté pour remplir au quotidien sa mission première: coordonner la prise en charge des urgences médicales qui lui sont soumises.

«Le nombre d’appels aux centres 15 a augmenté de manière exponentielle au cours des trente dernières années. De moins de quatre millions par an en 1988, il est passé à 10,7 millions en 1997, selon une étude du ministère de la Santé et atteignait 24,5 millions en 2016 selon le ministèreexplique Le Monde. La majorité des appels au 15 sont sans lien avec des questions médicales (appel raccroché sans réponse, tonalité de fax, malveillance, canular, erreur de numéro…). Par ailleurs, environ deux tiers des appels ayant réellement trait à des problèmes médicaux n’ont pas nécessité qu’un médecin se déplace. Finalement, seuls 5% des appels aux centres 15 environ ont été suivis de l’envoi d’une équipe médicalisée et 8% par l’intervention d’un médecin de garde à domicile.»

Pour autant les dysfonctionnements sont redoutables. L’affaire du CHU de Strasbourg n’est pas, loin s’en faut, la seule de ce type. En août dernier le CHU de Nantes était condamné par le tribunal administratif de la ville à verser 352.458 euros de dommages et intérêts à une patiente de Guérande (Loire-Atlantique). Les faits dataient du 4 octobre 2010. Vers 22h, un médecin-régulateur du Samu avait pris l’appel téléphonique de cette femme, infirmière, alors inquiète des «fourmillements» qu’elle ressentait. Ce médecin avait alors attribué ses difficultés d’élocution à un probable «état d’ivresse» ou à «une dépression». Il l’avait alors invitée à «se coucher», ajoutant: «Ça ira mieux demain», avant de lui raccrocher au nez.

«Nous sommes ici confrontés, comme pour tout ce qui a trait à la santé, à l’absence de réforme en profondeur depuis quarante ans.»

Professeur Alexandre Mignon, AP-HP

Cette femme avait alors dû ramper au sol jusque chez ses voisins, sur le palier de son étage, et frapper avec sa tête contre leur porte pour qu’ils lui ouvrent et qu’elle soit finalement prise en charge. Selon le rapport d’expertise, «ces traumatismes crâniens répétés ont pu jouer un rôle délétère sur l’évolution de l’AVC en aggravant la dissection artérielle vertébrale en cours», précisait Le Télégramme qui vient de relater l’affaire.

«Il résulte des rapports des experts que l’intervention de l’assistant de régulation médicale et du médecin régulateur a été totalement inadaptée, résumait le tribunal administratif de Nantes dans son jugement. Les propos tenus ont été totalement dépourvus d’humanité: le premier s’est limité au strict interrogatoire administratif et le second a spontanément orienté l’interrogatoire sur la dépression et la prise d’alcool». «Un interrogatoire correctement effectué aurait permis de suspecter le problème neurologique et aurait évité l’erreur concernant l’heure de début des symptômes», ajoutaient les juges.

«Série d'aberrations»

«Nous sommes ici confrontés, comme pour tout ce qui a trait à la santé, à l’absence de réforme en profondeur depuis quarante ans, explique à Slate.fr le Pr Alexandre Mignon (département anesthésie-réanimation, hôpital Cochin, AP-HP). L’absence d’évolution des structures et des organisations a conduit à une série d’aberrations. Comme le fait d’avoir, pour les urgences, quatre numéros d’appels (15/17/18/112). Comme le fait de mettre en concurrence Samu et Pompiers. Comme le fait de mélanger tous les problèmes: les urgences vitales (rares), les urgences vraies, les urgences relatives et les urgences sociales (50% des passages aux urgences au minimum), et de ne pas faire régler les problèmes par les bonnes personnes…»

C’est ainsi que la question de la régulation des urgences médicales ne fait que s’ajouter à la liste des maux croissants dont souffre le système hospitalier public français –qu’il s’agisse du cauchemar des urgences, de l’absurdité de son mode de financement et d’une forme de désespérance dont souffre une majorité de ses soignants. C’est là un sujet politique et sociétal majeur –une urgence dont ni le président de la République ni, a fortiori, le gouvernement ne semblent avoir pleinement pris conscience.

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