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Attendons un peu avant de remettre le prix Nobel de la paix à Trump

Le rôle de Donald Trump dans le réchauffement des relations diplomatiques entre la Corée du Nord et la Corée du Sud n'est peut-être pas aussi direct et évident qu'il le prétend.

Kim Jong Un et Moon Jae-in sur la ligne de démarcation militaire entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, le 27 avril 2018 | Korea Summit Press Pool / AFP - Donald Trump à Washington, le 16 janvier 2018 | Nicholas Kamm / AFP - Montage Slate
Kim Jong Un et Moon Jae-in sur la ligne de démarcation militaire entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, le 27 avril 2018 | Korea Summit Press Pool / AFP - Donald Trump à Washington, le 16 janvier 2018 | Nicholas Kamm / AFP - Montage Slate

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Moon Jae-in, président de la Corée du Sud, a récemment affirmé que le président Donald Trump méritait le prix Nobel de la paix pour avoir initié le récent rapprochement entre son pays et la Corée du Nord de Kim Jong-un. Brossait-il simplement Trump dans le sens du poil pour obtenir une faveur –comme beaucoup de dirigeants de la communauté internationale– ou s’agissait-il d’une proposition sérieuse?

Reformulons la question de manière moins grandiloquente: maintenant que la paix en Corée est enfin sur la table des négociations, après sept décennies de guerre froide, l’action diplomatique de Trump mérite-elle une forme de reconnaissance?

Trump et la stratégie du fou

Une chose est sûre: Trump est bien évidement persuadé d’être l’unique architecte de cette détente. Lors d’un récent meeting dans le Michigan, il a cité une prétendue fake news entendue dans une émission à propos du sommet Kim-Moon. «Ils disaient, “Qu’est-ce que le président Trump a vraiment fait, en définitive?”. Je vais vous le dire, moi: j’ai tout fait, voilà la vérité!», a-t-il hurlé face à la foule.

Trump, seul maître d’œuvre de la détente? Il s'agit d'une exagération absurde. L’élan diplomatique historique observé depuis peu a été favorisé par Moon et orchestré de main de maître par Kim: ils manœuvrent en ce sens depuis les Jeux olympiques d’hiver.

Selon certains observateurs, toutefois, Trump compte parmi les facteurs qui ont poussé Kim vers la table des négociations. On pense notamment à la stratégie américaine de la «pression maximum» et à la rhétorique guerrière du président; l'été dernier, il a menacé de déchaîner «un feu et une colère sans précédent» si la Corée du Nord continuait de tester des armes nucléaires et des missiles à longue portée.

Cette menace rappelait la «stratégie du fou» de Richard Nixon, qui consistait à se faire passer pour fou auprès des forces du Viet Nam du Nord, et à leur faire croire qu’il était prêt à lancer des bombes nucléaires s’ils refusaient de cesser les hostilités. Nixon était convaincu que le dirigeant ennemi Ho Chi Minh s’y laisserait prendre et viendrait le supplier de signer un traité de paix au bout de quelques jours.

La stratégie n’a pas fonctionné. Ho Chi Minh était un observateur avisé de la politique internationale, et il avait cherché à devenir l’allié des États-Unis avant la guerre; il en savait assez sur Nixon pour comprendre que cette folie était feinte.

C’est peut-être le scénario inverse qui s’est joué en Corée du Nord: Kim Jong-un aurait pris la véhémence de Trump au premier degré, ce qui l’aurait conduit à adoucir sa propre rhétorique et à ralentir son programme nucléaire.

Un maintien du cap de l'arsenal nucléaire

Cette théorie mérite d’être considérée, mais elle n’est guère appuyée par les faits. Trump a promis son déluge «de feu et de colère» le 8 août. Le 29, soit trois semaines plus tard, Kim Jong-un testait un missile balistique à portée intermédiaire au-dessus du territoire japonais.

Le 3 septembre, il procédait à son sixième essai nucléaire sur un site de test; Pyongyang n’avait jamais obtenu une explosion d’une telle magnitude, et Kim la qualifia immédiatement de bombe à hydrogène –aucun expert occidental ne contesta l’affirmation.

Le 15 septembre, il testait un autre missile à portée intermédiaire. Un autre missile s’est envolé le 28 novembre –un modèle à longue portée capable d’atteindre le territoire américain.

En d’autres termes, Kim a procédé à quatre essais –affinant par là même ses armements capables de frapper les États-Unis et leurs alliés– après la diatribe guerrière de Trump. Il en avait réalisé quatre autres au début de l’année 2017, avant le tweet sur «le feu et la colère». Loin d’être intimidé par les menaces de Trump, Kim a maintenu le cap de l’arsenal nucléaire; il a peut-être même accéléré le rythme.

Le jour de l’an, soit un mois après l’essai balistique du 29 novembre, Kim fit marche arrière et lança son offensive de charme. Il proposa d’envoyer une délégation aux Jeux olympiques d’hiver, organisés en Corée du Sud –geste qui lança la séquence diplomatique actuelle.

Des cheerleaders nord-coréennes aux Jeux olympiques d'hiver de Pyeongchang (Corée du Sud), le 10 février 2018 | Ed Jones / AFP

Selon certains observateurs, le dirigeant nord-coréen n’a pas tendu la main à ses voisins sous la menace des ogives de Trump, bien au contraire: il l’aurait fait parce qu’il disposait lui-même d’une force de dissuasion nucléaire –modeste, mais bien réelle. Fort de cet arsenal, il savait que personne n’oserait attaquer la Corée du Nord sans craindre une frappe de représailles.

Une pression économique chinoise

Il est possible que l’agressivité de Donald Trump ait poussé Kim Jong-un à assembler son arsenal de dissuasion à la hâte. Il est également possible que Moon se soit empressé d’accueillir l’initiative diplomatique nord-coréenne à bras ouverts, dans le seul but d’apaiser un Trump à la gâchette facile. Mais ce scénario ne brosse pas le portrait d’un président américain grand médiateur, digne de remporter le Nobel de la paix.

Il est également possible que les avertissements de Trump –et le sentiment très répandu selon lequel il était tout à fait disposé à mettre ses menaces à exécution– aient amené le président chinois Xi Jinping à durcir les sanctions contre la Corée du Nord. Une pression économique qui aurait conduit Kim Jong-un à adopter une approche plus conciliante.

Reste que les preuves ne sont pas concluantes. La Chine demeure le principal allié et partenaire commercial de la Corée du Nord, et il est vrai qu’elle a gelé l’exportation de certains produits –des restrictions qui n’ont pas laissé le pays indemne. Elle a toutefois facilité le réacheminement de ces produits en coulisse –ce qui n’aurait jamais pu se produire sans l’accord de Xi. En tout état de cause, Kim Jong-un et son entourage ne se sont visiblement pas serré la ceinture.

Kim Jong-Un, Xi Jinping et Donald Trump | Fred Dufour, Brendan Smialowski, Toru Yamanaka / AFP

Par ailleurs, la dynastie Kim n’a jamais considéré le bien-être du peuple comme une priorité nationale –elle dirige la Corée du Nord depuis sa création, peu après la Seconde Guerre mondiale. La pauvreté de masse et les récentes famines ne l’ont pas empêchée d’ordonner l’expansion de ses forces armées.

Kim Jong-un, qui a construit plusieurs dizaines de ces armes suprêmes que son père et son grand-père rêvaient d’amasser, semble toutefois disposé à réformer une partie de l’économie du pays. Il l’a d’ailleurs affirmé publiquement lors d’une récente rencontre avec Moon, avouant qu’il était embarrassé de voir le président sud-coréen voyager sur les routes délabrées de la Corée du Nord.

Au vu de ces informations, il est possible que la pression économique chinoise ait accéléré l’élan diplomatique de Kim, comme il est possible que la pression exercée par Xi ait été motivée par les menaces de Trump: une déclaration de guerre américaine aurait eu des conséquences désastreuses pour la Chine et pour ses intérêts dans la région.

Une dénucléarisation pas gagnée d'avance

Mais si Trump se voit déjà couvert de gloire à Oslo, il va un peu vite en besogne. L’accord n’est pas encore signé; les deux Corées négocient leur rapprochement, mais il est trop tôt pour parler de traité de paix.

Il est important de souligner que Kim Jong-un n’a lancé ce processus diplomatique qu’après avoir bâti un arsenal plausible lui permettant de se prévaloir du statut de puissance nucléaire. On peine donc à croire que les garanties d’un président américain puisse l’amener à renoncer à ce statut –d’autant plus qu’il s’agit de Trump, jugé peu digne de confiance.

La Corée du Sud a certes affirmé que Kim était disposé à mettre un terme à son programme nucléaire en échange d’une promesse de non-agression américaine, mais la Corée du Nord n’a pas encore confirmé cette déclaration.

Et Pyongyang a une conception toute personnelle de la «dénucléarisation»: elle implique la remise des bombes nord-coréennes, mais aussi le retrait des forces américaines potentiellement équipées d’armes nucléaires présentes dans la région –soit le retrait de toute force américaine à portée de la péninsule coréenne. Une Corée du Sud entièrement privée de l’appui américain est un fantasme de longue date de la dynastie Kim.

Des inquiétudes autour du sommet Trump-Kim

Le prochain sommet Trump-Kim inquiète plusieurs alliés des États-Unis et plusieurs hauts fonctionnaires américains pour deux raisons. Ils craignent tout d’abord un échec pur et simple: Kim pourrait refuser d’abandonner ses bombes faute de contrepartie digne de ce nom, et Trump n’aurait alors d’autre choix que de reculer ou de mettre ses menaces à exécution.

La seconde inquiétude se concentre sur Trump: il pourrait aborder le sommet avec un espoir démesuré, amplifié par l’absurde carotte que représente pour lui le prix Nobel de la paix –un espoir susceptible de l’amener à sacrifier des intérêts américains cruciaux pour obtenir un accord coûte que coûte.

Un récent reportage de NBC News raconte une scène survenue l’été dernier: Trump, ivre de colère, aurait exigé le retrait des troupes américaines de Corée du Sud; son chef de cabinet John Kelly l’en aurait ensuite dissuadé.

Autre anecdote alarmante: face à la presse, Trump a récemment affirmé qu’il caressait l’idée d’une rencontre avec Kim Jong-un à la Maison de la paix, près de la zone démilitarisée, sur la frontière entre les deux Corées –le lieu de la rencontre entre Kim et Moon. De cette manière, si le sommet était couronné de succès, la «grande célébration» pourrait avoir lieu «sur place», et non dans un pays tiers.

Cette remarque est alarmante à deux titres. D’une, si Trump estime qu’il est tout à fait possible de signer un accord de paix complet au terme de deux rencontres officielles, il va au-devant d’une déception de taille –ou alors, l’accord signé sera de piètre qualité. De deux, cette démonstration d’exubérance publique montre à la Corée du Nord qu’il est prêt à tout pour signer un accord, et c’est là la pire tactique qui soit en amont d’une rencontre diplomatique. Surtout lorsque la rencontre en question se trouve être l’initiative américaine la plus audacieuse et la plus risquée de ces dernières années.

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