Égalités / Société

Ne parlons pas de frustration sexuelle pour expliquer la violence des «Incels»

L’auteur de l’attentat de Toronto du 23 avril se dit «célibataire involontaire», ou «Incel». Une expression censée dénoncer une situation injuste, qui cache surtout une détestation des femmes.

Les «Incels» se retrouvent sur des forums internet dédiés à leur cause. | Connor Limbocker via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/cWh87vqQZP8">License by</a>
Les «Incels» se retrouvent sur des forums internet dédiés à leur cause. | Connor Limbocker via Unsplash License by

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Peu avant d’assassiner, en roulant en voiture sur un trottoir à soixante kilomètres par heure, dix personnes et d’en blesser quatorze, l’auteur de la plus grosse attaque à la voiture-bélier du Canada a posté un message sur Facebook annonçant que «la rébellion des Incels [avait] déjà commencé» et qu’il s’en allait «renverser tous les Chad et les Stacy».

Les «Incels», ce sont les «involuntary celibates», ou «célibataires involontaires». Les Chad, ce sont les beaux mecs qui sont en couple, et les Stacy les femmes qui dédaignent les «Incels» et leur préfèrent les Chad, comme l’explique un article du Monde.

L’homme légitime son acte par une frustration due à une situation injuste, laquelle se transforme en une détestation des femmes –et en appels au viol et au meurtre. Sauf que «cette lecture psychologisante est à revoir, car elle fournit des raisons intimes qui passent pour objectives et qui justifieraient la misogynie, dénonce l’anthropologue au CNRS Mélanie Gourarier, auteure de l’ouvrage Alpha Male. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil, 2017). C’est une stratégie de victimisation qui sert à asseoir leurs revendications, à légitimer leur lutte. Il faut inverser l’argumentation: c’est parce qu’il leur est nécessaire de se positionner comme victimes qu’ils se disent en souffrance».

Pas de remise en question

C’est un peu la même chose que d’utiliser l’expression «crime passionnel», en se disant qu’après tout, l’amour et la haine sont des sentiments riverains et que la flamme amoureuse peut s’exprimer par la violence –comme si c’était certes extrême mais compréhensible, défendable et, surtout, excusable.

L’avocate Isabelle Steyer, qui intervient dans des groupes de parole d’auteurs de violences sexuées, ajoute que ces hommes sont dans «le déni de ces violences». Ce phénomène de victimisation –cette idée que la femme l’a un peu voire bien cherché, par des tenues «provocantes» ou une attitude qu’il fallait absolument recadrer, elle en a été témoin.

Mais tous les hommes auteurs de violences ne l’abordent pas de la même façon: «Il y a d’abord ceux qui y croient. Ce sont des hommes encore très immatures, dans la symbolique “les femmes sont toutes des salopes sauf Maman”. Moulés dans le schéma “mère ou putain”, ils sont confrontés à la difficulté de devenir un homme, de quitter le statut d’enfant et de se positionner de manière adulte en tant qu’amant, compagnon, père… Leur adolescence n’est pas passée, ils n’ont pas atteint le niveau d’homme, en quelque sorte. Il y a ensuite ceux qui, à la faveur d’un acte qu’ils commettent, viennent rencontrer ce discours-là et le cueillir, car cela leur évite de se remettre en question. Il y a enfin ceux qui élaborent ce discours. Ces hommes-là, de CSP élevée, capables d’élaborer un discours intellectualisé, je n’en ai pas rencontrés au sein des groupes de parole, notamment parce que leur discours est plus adapté et manipulateur face au juge et qu’ils sont capables de contourner l’injonction à aller dans ces groupes de parole.»

Faute rejetée sur les femmes

Mais pourquoi ce discours-là particulièrement a-t-il la cote? S’agit-il d’un évident «retour de bâton», comme on pourrait le penser en lisant cet article du Monde qui analyse MeToo en relisant Susan Faludi et son essai Backlash? Est-ce une réactivité –logique et compréhensible– des hommes à leur situation sociale, une frustration non plus sexuelle mais sociétale?

«Ils ne veulent pas intégrer ces évolutions sociétales et sont assez narcissiques: eux s’estiment toujours à la hauteur [...].»

Isabelle Steyer, avocate

«Ces hommes qui ne veulent ou ne peuvent pas travailler la question des violences vont accuser les femmes et les nouvelles libertés qu’elles ont acquises. Ils estiment que c’est l’égalité qui est la cause de leurs malheurs, qu’elle crée un déséquilibre de la société. Ils ne veulent pas intégrer ces évolutions sociétales et sont assez narcissiques: eux s’estiment toujours à la hauteur, tout est de la faute des femmes et d’une évolution qui serait allée trop vite et n’aurait pas tenu compte des hommes», relève l’avocate Isabelle Steyer.

C’est aussi ce que soulignait Régis Schlagdenhauffen, maître de conférences à l’EHESS et spécialiste de la socio-histoire des catégories sexuelles, dans un article sur «La fabrique des bad boys», publié sur Slate: «La fin du modèle qui est le leur [pousse] certains hommes à rejeter la faute sur la lutte contre les inégalités et les groupes qui les portent

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Virilité mythique

Il est vrai que «l’émancipation des femmes déstructure la société, qui s’était construite sur leur assujettissement et leur soumission, pointe la sexologue et psychothérapeute Martine Costes-Péplinski, formatrice sur les questions de violence et de sexualité, notamment auprès d’auteurs de violence. De fait, tous les droits accordés aux femmes sont autant de droits que l’on enlève aux hommes. C’est la même chose que lorsque les esclaves ont été libérés: il fallait que les patrons les rémunèrent pour leur travail. Comment les hommes s’en accommodent-ils? Pour certains, ce peut être compliqué. D’autant que la testostérone ne vaut plus grand-chose face à la matière grise».

En effet, il leur faut se conformer à des canons de virilité mouvants. Ces derniers, comme le mentionnait Olivia Gazalé, auteure de l’ouvrage Le Mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes (Robert Laffon, 2017), dans une interview au Nouveau Magazine Littéraire, exercent «une “violence symbolique” (selon le vocabulaire de Pierre Bourdieu) sur les hétérosexuels, sommés de satisfaire aux réquisits sociaux, en termes de performance –professionnelle, sexuelle, sportive–, de surface financière (car “sans pognon, on n’est rien”) et d’allure (taille, gabarit et “look”)».

Pour la philosophe, citée par Slate dans l’article sur les «bad boys», «cet idéal de force, de performance, de combativité, de conquête, de victoire, cet idéal guerrier de toute-puissance est devenu quasiment hors d’atteinte dans la société actuelle». Et c’est bien de cette manière que les «Incels» se présentent: comme des hommes incompris et victimes de discrimination physique.

Désirs tout-puissants

Reste qu’il faut replacer les choses dans leur contexte: «Ils ne sont pas des victimes du système, ils en sont les entrepreneurs majoritaires», dissèque Mélanie Gourarier. D’abord, ces jeunes hommes entre 18 et 25 ans se trouvent à «l’entrée de la vie sexuelle et adulte: ils se présentent comme mal classés sur le marché amoureux, mais c’est un passage normal qu’ils pathologisent; à cet âge-là, on tâtonne sur le marché amoureux, il n’est en rien marginal d’être célibataire durant la vingtaine aujourd’hui». Ainsi, en 2011, en France, selon les chiffres de l’Insee, 79,2% des hommes de 18 à 24 ans n’étaient pas en couple.

Quand on regarde de plus près qui ils sont et quelles sont leurs doléances, on s’aperçoit également que «leurs revendications sont très traditionalistes et leurs aspirations normatives: il s’agit d’un rappel à l’ordre à l’hétérosexualité, à la conjugalité et à la monogamie».

«C’est parce qu’ils se sentent légitimes à exercer la violence dans [l'espace public] qu’ils passent à l’acte.»

Mélanie Gourarier, anthropologue

Ce qui est critiqué, c’est que les femmes sont libres de choisir leur partenaire, qu'elles ont, «avec la contraception, accès à ce que seuls les hommes ont eu pendant longtemps, à savoir du sexe sans conséquence et sans aucune responsabilité par rapport à l’autre personne», complète Martine Coste-Péplinski.

En résumé, «ces hommes sont violents parce qu’il faut exécuter leurs désirs», schématise Me Steyer. Les passages à l’acte s’ancrent dans une histoire où l’espace public leur était réservé, ajoute Mélanie Gourarier: «C’est parce qu’ils se sentent légitimes à exercer la violence dans ce type d’espace qu’ils passent à l’acte.»

«Misogynie structurelle»

«Que certains soient dans une souffrance réelle et en difficulté avec leur puissance masculine, je n’en doute pas. Mais ce n’est pas la question. Le problème, c’est “Qu’est-ce que ma souffrance m’autorise?”», récapitule Martine Coste-Péplinski.

«Que l’on ne puisse pas penser ces violences autrement que comme des violences isolées qui auraient pour origine des expériences douloureuses –une mère absente, des expériences amoureuses difficiles– masque le fait qu’il s’agit d’un phénomène global qui structure l’organisation des rapports de genre. Une histoire amoureuse malheureuse est une histoire banale, commune à notre expérience collective! Il faut vraiment sortir de cette lecture centrée sur des psychologies individuelles défaillantes pour aller vers une lecture politique et sociale», ponctue l’anthropologue au CNRS.

Exit la frustration! Il n’y a pas forcément d’amour déçu à l’origine des propos ou actes violents de ces masculinistes, ni même une situation bien trop difficile socialement. À la base, la femme –et pas les femmes, puisqu’elles sont vues comme un groupe unique– est haïe, étant donné que «la masculinité se construit en miroir de la féminité, qui est perçue comme un repoussoir». Tant l’imprégnation de l’argument victimaire de ces hommes que leur passage à la violence sont, selon les termes de Mélanie Gourarier, le reflet d’une «misogynie structurelle».

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