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Au Népal, le prochain méga-séisme menace

Alors que le Népal tente encore de se relever du tremblement de terre meurtrier du 25 avril 2015, la communauté scientifique prédit déjà de façon unanime un prochain «méga-séisme». 

Soma Nath Sapkota, directeur de la section géo-scientifique à Katmandou, pilote une expédition paléosismologique dans le Sud du pays pour cartographier la faille sismique. | Photo Sébastien Leurquin
Soma Nath Sapkota, directeur de la section géo-scientifique à Katmandou, pilote une expédition paléosismologique dans le Sud du pays pour cartographier la faille sismique. | Photo Sébastien Leurquin

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«Avant, personne ne nous prenait au sérieux. Pourtant on ne cessait d’alerter le gouvernement. L’énergie était déjà là. On savait que la faille pouvait rompre. Mais personne ne nous a écoutés». Aujourd’hui, c’est tout l’inverse. Depuis le séisme de Gorkha, qui a entraîné la mort de près de 9.000 personnes le 25 avril 215, le directeur du réseau national de surveillance sismique, Lok Bijaya Adhikari, ne cesse d’être sollicité.

À tel point que cela fait trois ans que ses collègues et lui ont dû mettre leurs vies personnelles entre parenthèses. Au lendemain du tremblement de terre, une course contre la montre s'est immédiatement engagée pour analyser et comprendre avec précision pourquoi et comment la terre a tremblé. «Pendant sept jours, je n’ai plus dormi», raconte Lok Bijaya Adhikari. Depuis, il n’a toujours pas vraiment retrouvé son propre lit, sauf lors de rares permissions. Comme ses collègues, il a quitté foyer, femme et enfants pour une petite chambre accolée à son bureau dans l’enceinte du département des mines et de la géologie du Népal, à quelques kilomètres du centre de Katmandou. Le campus est empli d’une étrange atmosphère. Entre les bâtiments, un calme absolu semble régner, simplement rompu par les aboiements de la petite dizaine de chiens errants qui ont élu domicile dans les allées. Des nuages de poussière s’élèvent dans l’air dès que souffle une petite brise. 

Le téléphone rouge

Derrière cette apparente quiétude, les bâtiments décrépis abritent un véritable centre de commandement. C’est ici qu’affluent les données recueillies en temps réel par les vingt-et-une stations sismiques que compte le pays. Elles permettent à l’État népalais d’observer et de mieux connaître les mouvements de l’Himalaya. Formée il y a quarante millions d’années, la chaîne himalayenne est le résultat de la collision entre les plaques tectoniques indienne et tibétaine. Autrement dit, l’Inde se jette sous l’Asie et la collision entre les deux plaques produit la montée de l’Himalaya. Le Népal est situé là. Sur la ligne de crête. 

Si Lok Bijaya et ses hommes ne rentrent plus chez eux, c’est parce que les écrans de leurs ordinateurs ne cessent de les alerter sur de nouveaux mouvements sismiques. Depuis Gorkha, la terre a déjà retremblé plus de 45.000 fois (!). Ce sont ce que les sismologues appellent des «aftershocks» ou des «répliques». «Nous documentons chacune d’entre elles, même si la plupart ne sont pas perceptibles par l’être humain.» Certaines, en revanche, donnent des sueurs froides à toute la population népalaise, encore durement marquée par le tremblement de terre de 2015. 

Avant Gorkha, la problématique des séismes avait été comme enterrée. Plus personne, à l’exception de quelques initiés, ne songeait aux entrailles de la Terre ni à ses mouvements dévastateurs. Le pays avait pourtant déjà connu de nombreux séismes meurtriers. Mais le dernier événement d’ampleur remontait à 1934. Dans les rues de Katmandou, la question était mise de côté, dans les discussions comme dans les esprits. Mais l’onde du séisme de Gorkha s’est propagée jusqu’à la capitale. Depuis, les répliques quasi quotidiennes viennent rappeler à l’État népalais que le sol sur lequel il est bâti est libre de ses mouvements. Dans ce pays ultra centralisé, une problématique ne devient nationale que si elle touche Katmandou. C’est désormais le cas. Et dans le bureau de Lok Bijaya Adhikari, le téléphone n’arrête plus de sonner. Une sorte de téléphone rouge, directement relié au siège du gouvernement, a même été mis en place en cas d’urgence. 

L’impossible prédiction

Néanmoins, il arrive parfois au personnel du centre de surveillance sismique de s'éloigner des bureaux. Il n’en oublie pas pour autant l’étude des séismes.

Au petit matin, un jour de mars dernier, l’un des 4x4 du département des mines et de la géologie quitte ainsi le campus, avec à son bord Lok Bijaya Adhikari et l’un de ses techniciens. Après deux heures passées à serpenter sur des pistes abruptes devant un panorama à couper le souffle, la jeep s’arrête sur les hauteurs de Kakani, au nord de Katmandou. 

Une demi-heure de marche à flanc de colline est encore nécessaire aux deux hommes pour atteindre le sommet de la montagne. Le pic rocheux –dont la surface totale n’excède pas celle d’une chambre de bonne– est surmonté d’une étrange machine bardée de capteurs. «Il s’agit d’une sonde sismique, qu’on appelle aussi sismomètre ou accéléromètre, détaille le directeur. Cet instrument est utilisé pour mesurer la magnitude, la localisation de l’épicentre et l’heure précise d’un tremblement de terre.» Ces données sont précieusement analysées. Elles permettent de comprendre et d’évaluer les mouvements de la Terre. Mais elles ne donnent pas aux sismologues les moyens de les anticiper avec précision. Ils ne peuvent donc pas encore prévoir les séismes du futur.

Deux techniciens du centre national d’observation sismique opèrent une opération de maintenance sur le sismomètre de la station de Kakani, située au nord de Katmandou, à 2.000 mètres d’altitude. | Photo Sébastien Leurquin

À Katmandou, Soma Nath Sapkota, le directeur de la section géo-scientifique du département des mines et de la géologie, travaille justement sur cette question. Il explique d’emblée: «La prédiction des tremblements de terre est extrêmement difficile. Ce n’est pas comme les volcans, dont on peut observer la montée du magma. Ou comme les tsunamis, dont on peut évaluer la vitesse par satellite. Le phénomène des tremblements de terre, lui, se déroule à une très grande profondeur, de l’ordre de quinze à soixante-dix kilomètres sous la surface de la Terre. Les signaux provenant d’une telle profondeur sont si faibles, qu’on ne peut pas encore les détecter.»

Voyages dans le temps

Son équipe tente tout de même de prédire –indirectement les séismes. Comment? En remontant dans le temps, tout simplement. Pour cela, les paléosismologues cherchent à retrouver dans le paysage les traces des tremblements de terre du passé pour mieux prédire ceux du futur. 

Concrètement, ils utilisent les nouvelles technologies pour établir à l’aide de radars et de satellites une cartographie précise des failles et des ruptures. Ensuite, ils se rendent sur le terrain avec bulldozer, pelles et truelles pour creuser au coeur des failles. 

Soma Nath Sapkota et son équipe ont ainsi récemment lancé une expédition à Bardibas, une ville située dans le sud du pays. «Nous pensons que Bardibas a été l’épicentre du séisme de 1934», commente-t-il. Cette année-là, le Népal a connu son dernier «méga-séisme», soit un tremblement de terre d’une magnitude supérieure ou égale à 8 sur l’échelle de Richter. Le séisme de Gorkha en 2015 n’a atteint «que» 7,8. Il a pourtant fait 9.000 morts. 

Lors de leurs expéditions, les paléosismologues cherchent dans le paysage les traces des tremblements de terre du passé, comme ici à Bardibas, dans le Sud du pays. | Photo Elodie Lenhardt

Donc, si les paléosismologues plongent aujourd’hui tête la première dans la faille localisée dans le sud du pays, c’est pour tenter d’établir avec précision le temps de récurrence des grands séismes. Autrement dit, leur but est de savoir avec quelle fréquence la zone himalayenne produit un méga-séisme au Népal. «Nous devons avoir cette donnée pour évaluer le risque sismique du pays. Mais ce qui est sûr, c’est que le pays connaîtra d’autres méga-séismes. C’est inéluctable.»

Vivre avec l’idée d’un méga-séisme

Les scientifiques sont encore relativement aveugles en matière de prédiction, mais une lueur d'espoir commence à se former, grâce à la complémentarité entre paléosismologie et observations en temps réel. Leurs travaux ont montré qu’un tremblement de terre pouvait survenir n’importe où dans le pays, mais ils ont aussi mis en évidence trois zones bien spécifiques: l’Est, le centre et l’Ouest. Chacune d’entre elles semblant produire ses propres séismes à son propre rythme. 

«Ce qui est sûr, c’est que le pays connaîtra d’autres méga-séismes. C’est inéluctable.»

Soma Nath Sapkota, département des mines et de la géologie de Katmandou

La zone Est a engendré le dernier méga-séisme de 1934. Avant cela, elle en avait généré un autre en 1255. Les scientifiques considèrent donc que cette faille produit un méga-séisme tous les 650 ans environ. Elle devrait donc encore être calme quelques centaines d’années. Vient ensuite le centre du pays, la zone dans laquelle se trouve Gorkha. Celle-ci produit des séismes plus ou moins tous les 150 ans. Mais il s’agit de tremblements de terre de moindre magnitude. Reste la zone Ouest. «C’est celle qui représente le plus grand danger, explique Lok Bijaya Adhikari. Le dernier méga-séisme dans cette partie du Népal date de 1505. La probabilité est donc très grande pour que le prochain méga-séisme survienne là-bas.»

Pour Soma Nath Sapkota, ces travaux vont beaucoup aider le pays dans la préparation des grandes catastrophes à venir. «Si on peut étendre nos études sur l’ensemble de la chaîne himalayenne, on sera capable de dresser un risque sismique avec précision. En attendant, nous devons sensibiliser la population. Nous leur expliquons que l’on ne peut pas arrêter les tremblements de terre et que nous devons apprendre à vivre avec cette idée. D’ailleurs, depuis 2015, les gens comprennent mieux ce que nous leurs disons.»

Entre résilience et fatalisme 

Tous les Népalais et Népalaises savent désormais de quoi il retourne et quel danger les menace. Mais tous n’ont pas la même lecture du problème. Certains, à l’image de Nirjala Bhattarai, psychothérapeute à Katmandou, vivent la situation avec philosophie. «On ne peut pas prédire quand le prochain tremblement de terre surviendra. On ne peut pas. Il peut arriver demain, comme dans 100 ans. Personne ne peut le prédire. Mais nous devons être prêts pour affronter ce désastre.» Pour elle, le pays doit d’urgence développer ses structures psychosociales. Mais selon la psychothérapeute, le gouvernement –trop focalisé sur la reconstruction des murs– se décharge de ses responsabilités en termes de prise en charge de l’humain. «Les autorités se contentent de dire que nous n’avons pas besoin de structures psychosociales parce que nous sommes forts et que nous sommes résilients.» Ce cliché, largement véhiculé à l’étranger, fait aussi tiquer Éloïse Jha, une Française qui réside depuis dix ans dans le pays. Pour elle, «les Népalais ne sont pas forcément résilients mais plutôt fatalistes»

Les paléosismologues recherchent notamment dans la faille des morceaux de radiocarbone (carbone 14), lesquels vont leur permettre de dater avec précision les mouvements sismiques. | Photo Elodie Lenhardt

Le Népal semble ainsi s’interroger sur lui-même, alors que des nuages noirs se profilent au loin. Les débats sont nombreux et touchent tous les secteurs. Si Soma Nath Sapkota, le fonctionnaire du département des mines et de la géologie, enjoint la population à construire des maisons «plus solides», certains s’étonnent de ce genre de conseils. C’est le cas de l’architecte Nripal Adhikary, le fondateur d’Abari, une société basée à Dhulikhel dans l’Est du pays et spécialisée dans les constructions antisismiques à base de matériaux traditionnels. «Les intellectuels au Népal prônent une reconstruction à base de ciment et de béton. Ils ne parlent que d’urbanisation, de faire des routes plus grandes… C’est dingue. Ce modèle de développement n’a aucun sens. Il consiste simplement à épuiser nos ressources.»

À son niveau, Nripal Adhikary se bat donc pour imposer une autre voie. Avec des murs faits de briques de terre et des toitures en bambou, son entreprise s’approprie l'architecture vernaculaire pour bâtir des constructions modernes et résistantes en cas de séisme. Si l’architecte était «perçu comme un hippie» avant le tremblement de terre de Gorkha, il est depuis pris au sérieux. L’une de ses constructions était bâtie à seulement douze kilomètres de l’épicentre. Elle est toujours debout, tandis qu’autour d’elle, tout s’est effondré. 

Alors que la science n’apporte pas encore les réponses à toutes les questions que se pose le Népal, pour Nripal Adhikary, c’est avec des constructions respectueuses de la planète que le pays résistera aux séismes futurs. «Je crois dans le rythme de la Terre. Elle à ses propres plans. On ne peut pas lutter contre son rythme. Si on le fait, on échouera.» Le compte à rebours est enclenché.

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