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La Maskirovka, ou l'art de la roublardise militaire à la russe

Sur le dossier syrien, Vladimir Poutine n’est pas imprévisible, il est… russe.

<a>Deux Su-57 russes, chasseurs de nouvelle génération non officiellement opérationnels, ont volé dans le ciel syrien en février 2018.</a> | Via Wikimedia Commons <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Russian_Air_Force,_052,_054,_Sukhoi_Su-57_(36975276060).jpg">License by</a>
Deux Su-57 russes, chasseurs de nouvelle génération non officiellement opérationnels, ont volé dans le ciel syrien en février 2018. | Via Wikimedia Commons License by

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Dans la nuit du 13 au 14 avril dernier, des missiles balistiques ont frappé le sol syrien dans le cadre de l'opération Hamilton, en réplique à des attaques commises par le régime contre des populations civiles. Une fois encore, l’armée de Bachar el-Assad aurait fait usage de gaz neurotoxiques

C’est en s’appuyant sur ce qu’ils présentent comme un «faisceau de preuves» que Britanniques, Français et Américains ont justifié ces frappes, contre lesquelles les Russes –et en premier lieu leur président Vladimir Poutine– se sont insurgés, faisant valoir que l’attaque chimique était une «manipulation» et avertissant que cet acte aurait «des conséquences graves».

Depuis? Eh bien… rien. Drôle de jeu de dupes que celui auquel s’adonnent les grandes puissances, qui ressemble à s’y méprendre à celui qui a fait les beaux jours de la Guerre froide. Les Russes ont tout intérêt à paraître menaçants, et leurs adversaires sur la scène internationale, États-Unis en tête, tout autant intérêt de faire mine de les prendre au sérieux.

La base de Tartous au cœur de la stratégie russe

Les Russes, alliés de Bachar el-Assad, disposent en Syrie d’une base navale à Tartous, sur la Méditerranée. Ils ne sont pas les seuls au monde à disposer de telles bases en dehors de leur territoire: de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’en 1966, le quartier général de la sixième flotte américaine se trouvait ainsi en rade de Villefranche, à côté de Nice, avant de se déplacer à Gaète, en Italie.

La base de Tartous, où les navires de guerre russes stationnent depuis 1971, leur permet de patrouiller en Méditerranée et au-delà, sans avoir à traverser les détroits qui mènent à leur grande base navale de la Mer Noire, à Sébastopol, en Crimée.

Depuis le XIXe siècle, un libre accès aux mers chaudes –rendu compliqué par la géographie même de la Russie– est une obsession pour la marine russe, qui s’explique sur le plan stratégique et dont on peut penser qu’elle constitue une des raisons du soutien maintenu au régime syrien. Les Russes veulent peser davantage dans cette région du monde; Tartous le leur permet.

Fin 2017, la Douma a voté la transformation de cette «base de soutien» en véritable base de «projection», dans laquelle pourraient accoster davantage de navires de plus gros tonnage. La base aérienne de Hmeimim, à côté de Lattaquié, doit également s’étendre; une concession de cinquante ans vient d’être renouvelée avec la Syrie.

Depuis 2012, eu égard à la guerre qui fait rage en Syrie, la Russie reste sur la même ligne: les attaques américaines, britanniques et françaises visent un État souverain qui lutte contre une menace terroriste –un État qu’il conviendrait donc, selon cette logique, de soutenir et pas de frapper.

L’ambassadeur de Russie à Washington a décrit les dernières frappes comme «une insulte faite au président russe». «Nous avons prévenu que de telles attaques auraient des conséquences importantes mais nos avertissements ont été ignorés», a-t-il ajouté.

Un nouvel arsenal inquiétant

Début mars, Vladimir Poutine dévoilait une vidéo d’un nouveau missile présenté comme invulnérable. En 2015, les Russes révélaient leur nouveau char de combat, le T-14 Armata, présenté comme supérieur au char Abrams mais qui n’a encore jamais été employé sur le terrain.

Ils ont installé à proximité de la Baltique des missiles balistiques Iskander, et ont implanté le système dit A2/AD, supposé être en mesure d’empêcher le survol de zones entières par l’aviation adverse, qui volerait sous la menace d’un réseau de missiles antiaériens perfectionnés –une sorte de système Patriot gonflé aux hormones.

Nul ne sait si les Russes ont les capacités d’en découdre, mais ils ne ménagent pas leurs efforts pour faire savoir qu’ils sont à même de se défendre, et de répliquer. Pour autant, le départ des navires russes de la base de Tartous quelques jours avant l’opération Hamilton n’est-il pas un aveu d’impuissance? Faut-il le voir au contraire comme un geste d’apaisement visant à éloigner toute possibilité d’escalade suite à un accident, ou plus simplement comme une dispersion normale de navires en prévision d’une possible attaque? À en croire les informations qui filtrent des activités navales en Méditerranée occidentale, rien de tout cela, mais un peu quand même.

On apprenait le 15 avril dernier qu’un sous-marin britannique lanceur d’engins, le HMS Astute, qui croisait en Méditerranée orientale et aurait pu participer aux frappes, a été pris en chasse pendant plusieurs jours par au moins un sous-marin russe de la classe Kilo, mais aussi, apparemment, par deux frégates russes –dont une ayant quitté le port de Tartous– et par un avion de lutte anti-sous-marine, sans doute basé à Hmeimim.

La marine française a quant à elle récemment fait mention de plusieurs survols «inamicaux» d’appareils russes depuis un an –si vous voulez savoir à quoi peut bien ressembler un «survol inamical», visionnez donc ceci.

Comment qualifier une telle attitude? Provocation, volonté de chercher un incident, déploiement de force, intox? Il existe peut-être bien un mot russe qui exprime tout cela et qui est, depuis des décennies, au cœur de la pensée militaire russe: la Maskirovka.

Une armée russe loin des clichés

Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur les Russes et la guerre –ces hordes vociférantes déferlant sur des soldats allemands à dix contre un, cavalant sous le feu des mitrailleuses ennemies sans se soucier des pertes, menées au knout par des officiers tsaristes, ou menacés par le pistolet du commissaire politique. Ces Russes-là –qui n’étaient pas seulement Russes, d’ailleurs, mais aussi Soviétiques durant la Seconde guerre mondiale– ont seulement fait vendre beaucoup de livres depuis 1945 et servi à susciter la peur durant la Guerre froide.

Des études plus récentes ont démontré que les Soviétiques avaient su faire preuve d’une maîtrise très supérieure de l’art opératique. S'ils ont enrayé l’avancée des divisions allemandes fin 1941, c’est un peu grâce à l’hiver, mais surtout grâce à certains stratèges, comme le général Gueorgui Joukov.

Le futur maréchal avait déjà remporté une brillante victoire contre les Japonais en 1939 à Khalkhin Gol, faisant tourner ses adversaires en bourrique et paralysant les décisions du commandement japonais jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Fin 1941, Joukov est à la manœuvre lorsque les Soviétiques repassent à l’attaque.

À l’été 1942, il remet cela avec une offensive et une concentration de troupes simulée au sud de la véritable attaque –faux chars et faux canons (en bois), communications radio incessantes entre unités inexistantes.

Ce que les Alliés ont fait pour le débarquement de Normandie, les Soviétiques vont le faire de 1941 à 1945, prenant régulièrement le haut-commandement ennemi totalement par surprise –en attaque comme en défense.

À Stalingrad, les Soviétiques font ainsi, pendant plus d'un mois et sans se faire repérer, franchir la Volga de nuit à plus de 160.000 de leurs soldats et attaquent à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, qui tombera comme une forteresse assiégée et à bout de ravitaillement.

À Koursk, en 1943, les Russes enrayent la blitzkrieg allemande en implantant, dans l’axe d’attaque, des champs de mines dont certains font trente kilomètres de profondeur. Les panzers allemands s’y cassent les dents –et les chenilles.

La Maskirovka, à la fois outil et stratégie

Voilà l'esprit de la Maskirovka; les Russes savent souffler le chaud et le froid, frapper quand on ne les attend pas ou plus, livrer des armes en secret ou même envoyer dans un pays voisin des troupes sans insignes, dont ils jurent la main sur le cœur ne rien savoir, ne rien connaître. Nier l’évidence, semer le doute.

La Maskirovka est à la fois un outil et une stratégie en soi. Dissimuler, brouiller les cartes, frapper, feindre la retraite: rien de très neuf pour qui a lu l’Art de la guerre de Sun-Tsu –qui n’était pas Russe, comme vous le savez peut-être. Mais rares sont les armées et États à manier cette stratégie avec autant de maîtrise et dans tous les domaines, qui se croisent et se superposent. Politique, diplomatie, stratégie: tout contribue à faire de la Russie un acteur impénétrable et glaçant, avec son agenda, ses priorités, ses objectifs et sa manière –et un budget militaire, rappelons-le, dix fois inférieur à celui des États-Unis.

Quelle sera la réponse de Poutine aux frappes en Syrie? Aura-t-elle seulement lieu en Méditerranée? Et pourquoi pas dans la Baltique, où la situation est également très tendue? Et la Crimée, tiens, ça devient quoi? Le rapprochement avec la Turquie est-il circonstanciel –il suffit de regarder une carte pour voir à quel point une telle alliance pourrait être fructueuse, malgré des siècles d’inimitiés et de guerres et l’appartenance de la Turquie à l’Otan? Les sanctions seront-elles politiques, économiques, informatiques?

Bien malin qui peut dire si Vladimir Poutine est l’être froid, imprévisible, calculateur et sans scrupules que nous nous représentons souvent en Occident. Mais une chose est certaine: tant que vous y croyez et que cela lui permet d’arriver à ses fins, ce portrait lui va très bien.

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