Politique

Macron, dans le fond

Quel est le lien entre le Château de Versailles et l'oeuvre d'un street artist? Réponse: l'actuel président de la République.

La Tour Eiffel. Et Emmanuel Macron. | François Guillot / Pool / AFP
La Tour Eiffel. Et Emmanuel Macron. | François Guillot / Pool / AFP

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Dimanche soir, lors de l’interview d’Emmanuel Macron par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel, un élément de décor a crevé l’écran: la tour Eiffel. Ce n’est pas la première fois que le président français choisit habilement son arrière-plan. Palais monarchiques ou lieux républicains, artistes contemporains ou classiques, la communication présidentielle s’insinue dans les choix de ces fonds depuis maintenant un an. Que signifient-ils? À qui s’adressent-t-ils? Et quel portrait de Macron tentent-il d’esquisser?

Monarchie contemporaine

On imagine aisément, comme l’ont dévoilé les coulisses des préparatifs d’autres interventions présidentielles, que rien n’est laissé au hasard. Ainsi, quand le 7 mai 2017 Emmanuel Macron à peine élu traverse seul la Cour Carrée du Louvre avant de se poster, pour son discours de victoire, dans la perspective de la pyramide, l’image de majesté, de pouvoir et de solennité qui affleure a été mûrement pensée.

 

 

En s’appropriant symboliquement l’ancienne résidence des rois de France du XIVe à la fin du XVIIe siècle, Emmanuel Macron embrasse l’histoire du pays et son passé royaliste. Arrivé seul au pied de la structure de verre et de métal réalisée par Ieoh Ming Pei en 1988, il incarne cet homme providentiel, figure républicanisée du roi d’antan. Si les Français sont souvent qualifiés de pessimistes dans les enquêtes d’opinion, ils n’en éprouvent pas moins une fierté vis-à-vis de la richesse de leur patrimoine historique, héritage dont le Louvre est un des joyaux, célèbre dans le monde entier.

Utiliser ce monument au soir d’une victoire électorale, c’est de facto entrer par effraction dans l’inconscient collectif pour s’y établir comme personnage historique en devenir. Et l’effet dépasse largement les frontières de l’Hexagone, car à Washington ou à Pékin, à Sydney ou à Rio, on reconnaît le fastueux palais et sa pyramide et par métonymie on y associe le nouveau chef d’État. Cette transfiguration d’un moment micro-historique en instant extraordinaire relève d’une communication brillante qui rompt avec les usages antérieurs et ringardise de fait les images de liesse à la Bastille ou place de la Concorde. Là où le public tenait lieu de spectacle et rendait inoubliable par sa présence massive la victoire d’un camp, Macron a intronisé un modèle monarchique (au sens étymologique). Le vainqueur, inscrit dans ce décor signifiant, y triomphe glorieusement, seul.

Après cette mise en scène du pouvoir personnalisé à l’extrême et cent coudées au-dessus du peuple (la fameuse dimension jupitérienne), on pouvait croire que Macron lèverait le pied. Que nenni! Moins de vingt jours après son entrée à l’Élysée, le président français reçoit son homologue russe et choisit un autre symbole de la monarchie: le Château de Versailles. Télévisions et presse écrite se bousculent pour immortaliser le couple Macron/Poutine pénétrer par le portail doré de la résidence de Louis XIV, traverser la Galerie des Glaces ou flâner dans les allées du parc.

Poutine et Macron dans le Château de Versailles le 29 mai 2017. | Stéphane de Sakutin / Pool / AFP

Une fois de plus, les communicants qui conseillent le président le propulse dans un décor luxueux, historiquement connoté, tentant ainsi de faire rayonner Macron par l’entremise de la magnificence du lieu. Si le message semble plaire à une partie du pays, qui voit son passé, souvent vilipendé, enfin valorisé, d’autres semblent y déceler l’expression d’un orgueil démesuré, voire d’un penchant absolutiste de mauvaise augure dans une république. L’homme sans parti, ni de droite ni de gauche, apparaît alors clivant. Le «peuple de gauche», qui a pourtant voté pour Macron, n’adhère pas à ce positionnement passéiste et les jeunes ne se retrouvent que peu dans cette figure de souverain élu.

L’art à la française

Pour redresser la barre, l’aréopage de Macron va délaisser les symboles monarchiques qui, bien qu’ils exhaussent l’amour-propre de certains Français, desservent les volontés de rassemblement et de cohésion sociale promues par le jeune chef d’État.

Pour sa première interview télévisée en octobre 2017, il reçoit les journalistes à l’Élysée, lieu sobre et plutôt classique de la parole présidentielle. Mais Macron le disruptif ne faisant rien comme ses prédécesseurs, la décoration habituellement faite de mobilier en bois précieux et de dorures à foison fait la part belle à une œuvre inattendue. Derrière le président, trône Liberté Égalité, Fraternité, une œuvre du street artist américain Shepard Fairey (connu sous le nom d’Obey), créateur du célèbre portrait tricolore de Barack Obama. Quand on sait qu’Obey s’est inspiré pour son nom d’artiste du film Invasion Los Angeles de John Carpenter qui dénonçait la dictature subliminale de la communication et de la publicité, ça laisse songeur…

Offert par le plasticien à un Macron alors candidat, le tableau a d’abord orné les murs du QG de campagne avant d’être exposé dans le bureau du président fraîchement élu. Durant les deux heures d’entretien, nombre de téléspectateurs s’interrogent sur l’origine de cette œuvre, commentent sa présence singulière dans un salon feutré du vieux palais, y voient le goût artistique d’un homme de son temps, jeune, curieux… Bref, une sorte d’autoportrait inconscient qui révèlerait la modernité d'Emmanuel Macron et plus seulement son attachement aux arts séculaires et classiques. Iconoclaste toile qui nuancerait donc l’image jusqu’alors véhiculée d’un homme conservateur et traditionnaliste.

La toile d'Obey à la droite d'Emmanuel Macron. | Capture écran TF1

Raréfiant sa présence médiatique, Emmanuel Macron a toutefois lancé une offensive télévisuelle ce mois-ci. Mais, avant les plateaux de TF1 et de BFM, c’est sur Twitter que le président a communiqué, encore une fois en optant pour un arrière-plan des plus symboliques. Accompagnant le prince saoudien Mohammed ben Salmane au Louvre (encore lui) pour une visite privée du musée avant un diner officiel, Macron a partagé sur son profil Twitter une photo de son invité et de lui-même admirant le célèbre tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple.

 

 

Toutefois, la portée de ce décor semble viser une toute autre cible que le storytelling astucieusement élaboré depuis quasiment un an. Bien que le cliché mette en valeur une des toiles les plus célèbres du patrimoine français (elle fut longtemps le visuel des billets de cent francs), synonyme de notre République voire de la notion même de démocratie, elle acquiert ici une dimension diplomatique inédite. En confrontant un responsable politique d’un pays non démocratique (l’Arabie saoudite) à une représentation de la liberté, un homme traditionnaliste à la silhouette d’une femme dénudée, Macron déclenche silencieusement le débat. Double usage donc (fierté nationale et diplomatie internationale) que cette Liberté ouvrant la voie au peuple révolté.

La réconciliation des Anciens et des Modernes

Après avoir utilisé deux des monuments architecturaux les plus notoires (Louvre, Versailles), Emmanuel Macron a jeté son dévolu sur l’emblème de Paris et de la France: la Tour Eiffel. Et pourtant, comme l’a expliqué Edwy Plenel, ce choix n’a pas émané de l’Élysée. Les intervieweurs ne désirant pas s’entretenir avec le chef de l’État dans son bureau, ont eux-mêmes proposé une liste de lieux aptes à convenir à la tenue du débat. Un café Place de la République, le Collège de France ou encore le Palais de Chaillot, finalement retenu, officiellement pour des raisons de sécurité. Belle aubaine quoi qu’il en soit pour Macron qui s’est offert dimanche 15 avril une véritable carte postale internationale, avec en prime à la nuit tombante la Demoiselle de fer et son fameux éclairage. Exportable à l’envi, cette image réconcilie les Anciens et les Modernes. La construction de Gustave Eiffel a beau être un monument patrimonial, elle n’en demeure pas moins une prouesse technique, un chef-d’œuvre de créativité et d’insolence, l’emblème de la France pour des dizaines de millions de personnes. Être filmé près de trois heures consécutives en sa présence assure de façon inconsciente un lien entre l’oeuvre et le président, la modernité et la célébrité de l’une au service de la communication de l’autre.

Dans ce storytelling permanent, où les arts servent la politique (ce qui a longtemps été leur rôle, comme ce fut le cas du Château de Versailles, conçu pour être le témoin de la toute-puissance française), Emmanuel Macron a apparemment dévié de son axe lors de son entretien dans le journal télévisé de Jean-Pierre Pernaut. Au diable les peintres et architectes, le président aura cette fois pour décor une salle de classe primaire à Berd’huis (village de l’Orne). Faut-il y voir un mépris parisianiste vis-à-vis des téléspectateurs du JT de TF1, programme considéré par beaucoup comme un catalogue de reportages lénifiants sur une France provinciale d’un autre âge? Pas si sûr…

Emmanuel Macron avant son interview par Jean-Pierre Pernaut sur TF1, le 12 avril 2018. | Yoan Valat / Pool / AFP

Si au premier abord, on pourrait déceler dans ce décor du quotidien un nivellement par le bas (à Paris le Louvre et Versailles, en province, une école), il faut surtout y voir une communication qui se réoriente. Finies les références royales qui écrasent de leur majesté les Français qui commencent à gronder (le climat social du pays n’est pas identique à celui de mai 2017). Le temps est venu de se resituer dans le cadre républicain, et en cela, le choix d’une école est on ne peut mieux pensé. Quel lieu est plus symbolique du pacte républicain, de la chance laissée à tous les citoyens de s’émanciper de leur milieu social? Ce creuset de la tradition républicaine évoque justement les notions de cohésion, de rassemblement qui occupent actuellement l’Élysée. Peut-être, si les réformes engagées par le gouvernement ne grippaient pas une partie de la fonction publique, Macron aurait-il opté pour une interview dans un espace artistiquement plus signifiant, mais la tension qui s’exerce aujourd’hui oblige à choisir des arrière-plans fédérateurs et accessibles.

L’heure n’est plus à l’art contemporain élitiste ou aux lieux de pouvoir monarchique, mais aux symboles républicains unanimement reconnus comme tels et dégagés d’une quelconque supériorité allégorique. Un petit espace scolaire remplace la vaste Cour Carrée, l’acier remplace les dorures. La sobriété banale de la salle d’école et la simplicité formelle de la Tour Eiffel remplissent parfaitement ce cahier des charges updaté.

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