Temps de lecture: 7 minutes
Septembre 2016, le très médiatique philosophe Michel Onfray devient un média à lui tout seul. Une webtélé plus exactement. À la production et réalisation de MichelOnfray.Com, une entreprise, Le Magasin Numérique, nouveau bébé de Stéphane Simon. Son nom ne vous dit probablement rien, mais vous avez certainement déjà vu une de ses émissions: il dirige TéléParis, boîte de production à l’origine de bien des programmes télévisuels depuis vingt ans, notamment de «Salut les Terriens» et «Les Terriens du Dimanche», de Thierry Ardisson (qui détient pour sa part 49% de la société).
En plus de la webtélé d’Onfray, Le Magasin Numérique produit Tellement Soif (consacré au vin), Polony TV et le récent La France Libre TV. Hormis le vin donc, sur les quatre sites mis en orbite par Stéphane Simon, trois se reposent sur des discours politiques très marqués. Celui de la gauche capitaliste et libertaire d’un Michel Onfray, aux propos de plus en plus polémiques; celui, très souverainiste, de Natacha Polony; celui de la droite très (très) à droite de la toute nouvelle chaîne de «réinformation», comme se décrit La France Libre, libre antenne d'un genre d'alt-right à la française, avec André Bercoff et Gilles-William Goldnadel comme têtes d’affiche.
Deux personnalités aux prises de positions parfois très définitives, notamment vis-à-vis de l’islam ou des immigrés. À leurs côtés aurait dû apparaître Eric Brunet, animateur de RMC, fier réac’ parmi les réac’, proche du producteur. Il a participé aux débuts de TéléParis (dont il a revendu ses maigres parts il y a une dizaine d’année) et, s’il n’avait pas été contractuellement empêché par son employeur, aurait donc dû être le troisième visage de La France Libre. On l’y aperçoit malgré tout comme invité.
Homepage de la webtélé La France Libre, avec, en haut à droite, les deux stars de la chaîne, André Bercoff (à gauche) et Gilles-William Goldnadel. | Capture écran
Réac’ par hasard?
Le point commun des productions web politiques de Stéphane Simon: des lignes éditoriales semblant se situer du côté d’une vision un brin décliniste du monde en général et de la France en particulier. «Un hasard de calendrier», nous assure Jean-Yves Le Moine, qui nous a spontanément contacté quand nous tentions de joindre divers intervenants de La France Libre. Le Moine se présente comme «responsable du Magasin Numérique, la filiale digitale de TéléParis». Cette histoire de calendrier, Stéphane Simon nous en parlera lui aussi: après avoir initié l’aventure internet avec son ami Michel Onfray, le licenciement soudain de Natacha Polony d’Europe 1 et de Paris Première (où il la produisait déjà) l’a tout naturellement mené à créer Polony TV. À l’origine de la création de La France Libre, enfin, l’amitié de Simon et de Gilles-William Goldnadel, chroniqueur de Thierry Ardisson dans l’émission dominicale qu’il présente depuis la rentrée.
Mais attention à ne pas tout confondre: dès le début de notre entretien Stéphane Simon met les choses au clair avant même que la moindre question ne soit posée: «Je n’ai pas d’associé pour Le Magasin Numérique, aucun capital ne vient de TéléParis et Thierry Ardisson n’a rien à voir avec mon activité digitale. Le Magasin Numérique n’est pas une filiale de TéléParis.»
L’importance donnée par Stéphane Simon à ce détail administratif, par ailleurs tout à fait vrai (Le Magasin Numérique est bel et bien déclarée comme une société en soi), vise vraisemblablement à balayer d’emblée les soupçons de ceux qui s’interrogeraient sur le rôle de Thierry Ardisson au sein de ce business du web politique.
TéléParis, TéléArdisson
Une interrogation légitime tant la relation semble forte avec l’animateur qui se déclare monarchiste parlementaire depuis bien longtemps: en plus de détenir la moitié de TéléParis, Thierry Ardisson est la seule véritable constante du catalogue de la société de production depuis vingt ans. Beaucoup de programmes éphémères, certains moins («Le Cercle»), et quelques innovations non négligeables, dont ce que Stéphane Simon appelle «la télé in situ», privilégiant les décors naturels aux plateaux pré-fabriqués, réduisant ainsi les coûts tout en proposant un objet télévisuel original («93, Faubourg Saint-Honoré» et «Paris Dernière» en sont les déclinaisons les plus mémorables).
«Thierry Ardisson a trouvé en Stéphane Simon quelqu’un qui le comprenait, et Simon a trouvé en Ardisson un mentor.»
Mais malgré le succès de ce format, un temps du moins, pour le Cassavetes du petit écran et sa boîte de Prod TéléParis, Thierry Ardisson reste le capital principal, vital même. D’anciens collaborateurs soulignent d’ailleurs que «TéléParis est une des seules grosses boîtes de production qui n’a qu’un seul animateur, qui plus est détenteur de la moitié de la boîte». Tout repose donc sur ce tandem, qu’un autre observateur privilégié nous décrit ainsi: «Thierry Ardisson a trouvé en Stéphane Simon quelqu’un qui le comprenait, et Simon a trouvé en Ardisson un mentor».
Pour autant, au-delà d’un contrôle quasi total sur ses propres émissions, le rôle de Thierry Ardisson au sein de TéléParis et des autres activités de Stéphane Simon reste flou. Certains nous disent n’avoir «jamais vu un actionnaire aussi dormant, s’occupant exclusivement de ses émissions» quand d’autres pouffent et préfèrent retourner la question: «Pensez-vous vraiment que quelqu’un comme Thierry Ardisson n’influence pas les gens avec qui il travaille?» On n’en saura pas plus.
De la liberté des niches à la prison des tendances
Ce que l’on sait en revanche c’est que la non filiale digitale de TéléParis est en train de se faire une place de choix dans la diffusion des discours réactionnaires sur le net français. Stéphane Simon, lui, définit autrement les sites qu’il finance: «Il s’agit d’encourager la liberté d’expression et le débat» en dehors «des grands groupes qui possèdent la quasi totalité des médias» citant d’ailleurs Le Média, la chaîne des Insoumis, qui a surfe sur cette même rhétorique. «Une situation anormale» dont internet permettrait de s’extirper en usant des bonnes méthodes. Ainsi, les webtélés de Stéphane Simon sont «autonomes», payantes et sans publicité, «un nouveau modèle citoyen», résume t-il.
Un nouveau modèle citoyen… mais de droite? Ce qui intéresse Stéphane Simon «ce sont les niches»: les prochaines webtélés prévues (l’objectif est d’une vingtaine en cinq ans) sont aussi spécifiques qu’apparemment dénuées de tout fond politique: médecine alternative, nourriture alternative, musique classique, collaboration avec un humoriste… Mais pour l’instant c’est bel et bien le politique, ou devrait-on dire le polémique, qu’alimente principalement Le Magasin Numérique.
«À l’époque c’était le trash, ils avaient reniflé un peu avant tout le monde qu’il fallait miser là-dessus. Mais aujourd’hui le trash ce n’est plus subversif du tout.»
Une niche qui en est de moins en moins une et qui ressemble même plutôt à une tendance. Car c’est aussi la marque de Stéphane Simon (et de Thierry Ardisson, en l’occurrence) que de sentir les coups: «À l’époque c’était le trash, ils avaient reniflé un peu avant tout le monde qu’il fallait miser là-dessus. Mais aujourd’hui le trash ce n’est plus subversif du tout», explique un ex-collègue. De nos jours la subversion se situerait plus de côté de l’idéologie, du discours de société qui choque à l’anti-thèse de l’houspillée bien-pensance, clé de voute du succès. Comme, par exemple Valeurs Actuelles, magazine partenaire de La France Libre, où Goldnadel est chroniqueur et rare hebdomadaire d’actualité en bonne santé. «C’est un créneau à la mode, nous dit un ancien de Canal Plus, celui d’Eric Brunet par exemple, avec qui Stéphane Simon est très ami.»
Faux Bannon
Stéphane Simon serait-il donc en train de devenir une sorte de Steve Bannon à la française, finançant la diffusion médiatique d’idées réactionnaires pour mieux les installer? Pas si sûr. «Je ne le vois pas du tout comme un idéologue», nous dit-on. «Je ne l’ai jamais entendu dire d’énormités politiques», ou encore «Ses opinions politiques sont changeantes selon les scrutins». Presque tous nos interlocuteurs semblent d’accord: «C’est un vrai type bien, il aime se moquer des bobos de gauche mais rien de méchant».
Il s’agirait simplement d’une forme de «réalisme économique», une place à prendre dans cette tendance si particulière mais en pleine expansion qu’est la réaction sur internet. Mais s’il est vrai qu’aujourd’hui «toutes les boîtes vont sur le web», la spécificité des productions dans lesquelles Stéphane Simon s’est «engouffré» laissent «perplexes» ces mêmes personnes qui ne voit en lui presque rien d’autre qu’un «producteur malin». Beaucoup se disent «étonnés» par cette insistance à financer ce que l’un appelle «des discours aigres» et l’autre «la fachosphère soft.»
En résumé: «Ça lui donne une drôle d’image». De son côté Stéphane Simon continue de parler, en plus de sa volonté de se libérer des diffuseurs, de son goût pour «le pluralisme et la diversification», prenant exemple sur «Les Terriens du Dimanche» où il donne la paroles au chroniqueur people Jeremstar ou à l'ancienne insoumise Raquel Garrido tout autant qu’à Gilles-William Goldnadel de La France Libre.
Quand on évoque avec lui la teneur des propos diffusés sur sa webtélé de droite, Stéphane Simon tient à préciser que «la plupart des gens savent bien [qu'il n'est] pas derrière chaque opinion exprimée dans [ses] productions» tout en restant conscient que celles-ci «en défrisent certains». Il faut dire que la page d'accueil de La France Libre laisse songeur. On y trouve par exemple, dans un champ lexical qui n’a rien à envier aux Fdesouche et autres Égalité et réconciliation, un édito sur le racisme anti-blanc. Ou cette promotion des Bobards d’or, cérémonie qui récompense tous les ans «les “meilleurs des journalistes”, ceux qui n’hésitent pas à mentir délibérément pour servir le politiquement correct», organisée par la fondation Polemia, elle-même présidée par un certain Jean-Yves Le Gallou, ancien frontiste, théoricien de la préférence nationale.
«Je ne suis pas le grand tireur de ficelles que certains imaginent, je ne suis pas un marionnettiste», nous affirme Stéphane Simon avant de rappeler que comme dans tout média le contenu et les choix éditoriaux de ces productions sont la responsabilité des rédacteurs en chef. Indéniablement, dans un média, les décisions éditoriales sont le fruit des rédacteurs en chef qu’on embauche, qu’on choisit.
Du bon filon à l’école de la marge
Si le déclinisme tendance semble lier les productions numériques de Stéphane Simon, il faut cependant souligner l’écart idéologique incontestable entre un Michel Onfray et un Eric Brunet. Impossible d’y dégager une opinion politique précise que Simon voudrait déployer. Le producteur de TéléParis et du Magasin Numérique ressemble moins un Steve Bannon français qu’au businessman qui a dégotté un bon filon et qui s’affranchit peu à peu de la télévision, de ses diffuseurs, de ses contraintes, et peut-être même, après vingt ans de collaboration étroite, du si imposant Thierry Ardisson avec qui il partagera toujours un sens aigu de la transgression.
Reste que le business des idées n’est pas un business comme un autre. Financer la propagation de certains discours, quels qu’ils soient, en n’ayant pour aiguille que la tendance du marché, peut laisser transparaître un certain cynisme. «Ce sont des gens de médias, pas des politiques» abrège un proche en parlant du duo de TéléParis pour expliquer la différence d’approche, dès lors qu’il s’agit d’idées, entre les deux professions.
«Avec Thierry Ardisson, on considère que la télévision est une forme d’école du peuple», disait en 2014 au Inrocks celui qui n’était encore «que» producteur télé. Si internet l’est aussi, et alors que Stéphane Simon nous dit qu’il aurait bien pu créer une webtélé d’extrême-gauche si l’occasion s’était présentée, le fronton de son école numérique du peuple aurait peut-être pour inscription la seule opinion personnelle qu’il nous a concédée: «Je suis convaincu que le monde avance par ses marges, pas par le consensus.»