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Peut-on parler d'un «lobby LGBT» en France?

Depuis les débats sur le mariage pour tous, l’expression «lobby LGBT» s'affiche partout sur les sites d'extrême droite. Un groupe homosexuel nébuleux aurait un poids énorme dans la politique et ferait passer son agenda avant les droits de la majorité.

<a>Ils ont même un drapeau!</a> | Peter Hershey via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/ZPebSsjilFw">License by</a>
Ils ont même un drapeau! | Peter Hershey via Unsplash License by

Temps de lecture: 5 minutes

Le 1er mars 2018, le Parlement européen a voté un texte appelant les États membres à interdir les thérapies de conversion pour «soigner» les personnes LGBT+. Un texte sur lequel Nadine Morano s’est abstenue.

«Je ne suis pas sous le diktat de la pression des réseaux sociaux […], voilà pourquoi je me suis abstenue», explique-t-elle, le 9 mars 2018, au journaliste de Buzzfeed David Perrotin. Avant de déraper: 

«–Ce n’est pas parce qu’il y a un lobby LGBT puissant sur les réseaux sociaux que ça me fait changer d’avis. Vous voyez ce que je veux dire? [...] Mais bien sûr qu'il y a un lobby LGBT. Tout le monde le sait. Vous allez nier? Vous en faites partie ou pas?
– C’est quoi cette question?
– 
Parce qu'il y a des journalistes qui en font partie. Donc c'est la question que je vous pose.
Vous voulez que je vous dévoile mon orientation sexuelle aussi?»

À partir de ce moment là de l’interview, Nadine Morano, que nous avons contactée sur Twitter mais qui n’a pas donné suite à nos deux demandes d’interview, «semble se calmer», indique David Perrotin.

Sur l’enregistrement, que le journaliste nous a fourni, la députée européenne emploie ce ton mi-revendicatif, mi-outré dont elle a le secret pour affirmer «qu’au-delà de son propre métier, on a le droit d’avoir des convictions»

Une expression «anxiogène»

La question d'un prétendu lobby LGBT revient comme un boomerang dans l’actualité. Pour Clémence Allezard, à la tête de l’Association des journalistes LGBT (AJL), l’expression est «omniprésente sur les sites de désinformation»

«Non, il n’y a pas de lobby LGBT, affirme la jeune femme. L’idée de “lobby” a une connotation péjorative, avec des groupes de pression qui menacent la démocratie. Cette expression est utilisée pour faire peur. En l’employant, on parle quand même de minorités discriminées qui s’organisent pour défendre leurs intérêts. On ne passe pas une semaine sans recenser des actes homophobes, lesbophobes, transphobes… Les associations LGBT n’ont pas d’intérêts privés, il n’y a pas d’argent en jeu. Quand on connait la situation financière des associations LGBT, c’est drôle. C’est en somme une expression anxiogène, avec l’idée que, comme pour les lobbys de multinationales, le lobby LGBT menacerait la démocratie et la cohésion sociale en cédant à des égoïsmes individuels. Évidemment, les associations LGBT veulent faire pression sur des gouvernements, pas avec de l’argent mais pour leurs droits.»

Avec l’AJL, Clémence Allezard essaie d’expliquer, à travers le kit à destination des journalistes, pourquoi il ne faut pas employer l'expression. «S’il y a vraiment un lobby LGBT en France, il n’a pas beaucoup de poids, rigole-t-elle. Il n’y a aucun relai politique. Seulement cinq députés sont ouvertement LGBT à l’Assemblée. Très peu de personnes LGBT apparaissent dans les médias.»

Un terme supposément «fourre-tout»

L’expression, qui pose problème à la co-présidente de l’AJL, est pourtant très présente sur internet. Il suffit de taper «lobby LGBT» dans Google pour voir apparaître des centaines de titres: «L’Europe sous l’influence du lobby gay» (Valeurs Actuelles), «Pourquoi le lobby LGBT ne vient-il pas à la rescousse de Jeremstar?» (Égalité et Réconciliation) ou «PMA: le lobby LGBT contre les parents» (Causeur).

Premiers résultats Google à la recherche «Lobby LGBT Valeurs actuelles»

Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, explique: «Le terme “lobby LGBT” regroupe toutes les associations militant pour les droits des personnes LGBT. Il y en a quelques-unes dont on reçoit les communiqués de presse, dont on voit les publications. C’est un terme pour désigner tout ça, c’est tout. [...] C’est nébuleux. C’est pour ça que le terme est fourre-tout et assez pratique. Il n’y a pas de définition très précise.»

Il en existe pourtant une, du moins pour le mot «lobby». Dérivé de l’anglais, le terme désignait à la base le vestibule ou le couloir, en référence à ceux de la Chambre des communes au XIXe siècle, «dans lesquels les groupes influents pouvaient venir discuter avec des parlementaires, pour tenter de les influencer», explique la linguiste Pauline Hass. 

Un lobby «essaie d’influencer le pouvoir, afin qu’il agisse dans l’intérêt du groupe constitué pour le lobby, poursuit-elle. C’est de là que vient la connotation négative: entre “agir dans son intérêt” et “agir contre l'intérêt général” –ou au moins sans s'en soucier, il n’y a qu’un pas. Le lobby économique est alors souvent perçu comme “égoïste”, ne pensant qu’à lui-même. Les lobbys associatifs, comme les lobbys au sens étroit, défendent l’intérêt d’un groupe: ils veulent –ou prétendent– agir dans l’intérêt général, ce qui n’est pas contradictoire, mais intuitivement un peu paradoxal.»

Un mot applicable à d'autres groupes

Joint au téléphone, Geoffroy Lejeune semble totalement sincère quand il explique que son média utilise ce mot car il est «explicite» et «reste un terme neutre».

Le journaliste de 29 ans est le seul à avoir accepté de nous répondre. Ni Gabrielle Cluzel, à la tête de Boulevard Voltaire, ni Pierre De Brague, d’Égalité et Réconciliation, n'ont répondu favorablement à notre demande d’interview.

Lejeune ne considère pas l'expression «lobby LGBT» comme péjorative, et affirme que le mot peut s’appliquer à d’autres groupes: «Une association d’automobilistes en colère est un lobby», «les retraités remontés contre la hausse de la CSG sont un lobby» et «la Manif pour tous est un lobby».

Et un «lobby catho»?  «Le nom Manif pour tous est plus connu [...]. Si l’expression “lobby chrétien” était utilisée, elle ne serait pas usurpée», tente le patron de Valeurs actuelles.

Deux militants = un lobby

Pour nous prouver sa bonne foi, Geoffroy Lejeune nous donne un exemple. Il y a quelques années, Valeurs actuelles avait titré «Hollande reçoit le lobby LGBT à l’Élysée» au moment où, pendant les débats sur le mariage pour tous, l’ex-président avait invité deux militants LGBT après avoir annoncé que les maires auraient une liberté de conscience pour marier des couples homosexuels. 

«Il s’agissait de deux mecs d’une association qui avaient fait un communiqué, mais on a sûrement utilisé “lobby LGBT” car il s'agit d'un terme permettant de rassembler plein de gens dedans, sans organisation précise. On ne cible rien de en particulier derrière», se justifie-t-il.

Le terme «lobby» dérivant du monde anglo-saxon, où des groupes ultra-organisés comme la NRA aux États-Unis existent, ne renvoie-t-il pas automatiquement à des entités définies, unies par un agenda commun? «Dans son acception étroite, le lobby suppose une organisation qui a de l’influence, d’où le fait de fréquemment y accoler des adjectifs comme “fort” et “puissant”. Mais il y a aussi un emploi large [comme celui de Geoffroy Lejeune, ndlr] qui peut se défendre. Dans l’exemple de “Hollande reçoit le lobby LGBT”, je ne pense pas qu’on puisse dire que l’emploi soit fautif, mais c’est alors bien la définition au sens large qui est activée, analyse Pauline Hass. Dire “lobby LGBT” ou “militants LGBT” ne change pas fondamentalement le sens, en surface, mais les connotations attachées seront différentes. Avec “lobby LGBT”, on sous-entend l’idée que les militants sont reçus en tant que force d’influence: on leur reconnaît un pouvoir, mais on leur colle la connotation péjorative souvent associée dans l’opinion publique à ce terme. En disant “deux militants”, on réduit la notion de force d’influence tout en ôtant le potentiel négatif.»

Une question d’interprétation?

L’expression est pourtant «chargée de sens», estime pour sa part David Perrotin, de Buzzfeed, mais «les gens qui l’utilisent font mine de ne pas savoir à quoi elle renvoie».

Tout ça ne serait qu'«une question d’interprétation d’un terme qui ne mérite pas autant de débats, conclut Geoffroy Lejeune. On dira “les militants LGBT”, si ça vous fait plaisir –mais cela voudra dire la même chose que “lobby”. À mon sens, il n’y a pas la volonté de faire passer un message derrière le terme de lobby; c’est un terme générique que tout le monde connaît. Il est pratique, surtout lorsque l’on fait un titre. Il n’y a pas une volonté plus poussée de faire passer un message».

Reste que certains médias l'utilisent plus que d'autres.

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