Société / Culture

Il y a trente ans, Public Enemy révolutionnait le rap

En sortant son second album «It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back» en 1988, le groupe ne se contente pas de changer la face du rap. Il redéfinit son rôle, la place du rappeur dans l'engagement politique et le dialogue intellectuel.

Chuck D (gauche) et Flavor Flav (droite) de Public Enemy au Festival de Benicassim (Espagne), le 19 juillet 2015 | Jose Jordan / AFP
Chuck D (gauche) et Flavor Flav (droite) de Public Enemy au Festival de Benicassim (Espagne), le 19 juillet 2015 | Jose Jordan / AFP

Temps de lecture: 10 minutes

Le rap de 2018 est complexe. Comme beaucoup de genres musicaux, passé ses trente années d'existence, il est sujet à une controverse acharnée entre anciens et modernes. La musique change, le propos change, le public change.

L'un des arguments récurrents desdits anciens est d'expliquer à quel point le rap est né de l'engagement, combien il contenait un discours politique frontal, et de souligner son rôle de porte-parole des ghettos américains puis français. Le problème, c'est que c'est bien plus complexe que cela. Le hip-hop, durant ses débuts dans les années 1970 puis pendant la première moitié des années 1980, est une musique pour danser, légère, qui peut parfois chroniquer le quotidien des classes défavorisées de New York, certes. Mais là n'est pas son essence.

L'évolution du hip-hop (1979-2017). | Via YouTube.

«Des Oncles Tom matérialistes»

Si cette image d'engagement colle tant au rap, c'est en grande partie parce qu'un groupe a changé la donne: Public Enemy. Il y a tout juste trente ans, le 14 avril 1988, ils sortaient leur deuxième album, It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back. Effréné, radical, définitivement politique, agressif... Tout dans la musique, dans l'imagerie, est pensé pour servir la cause nationaliste noire.

Certes, quelques rappeurs comme Spoonie Gee ou Kurtis Blow avaient entrepris d'imprégner leur musique joviale de discours plus fermes. Mais avec les titres «Don't Believe The Hype», «Rebel Without A Pause», «Night Of The Living Baseheads» ou encore «Bring The Noise», Public Enemy a poussé la chose bien plus loin. Jusqu'à devenir un sujet de discorde divisant les classes sociales américaines, les médias, les blancs et les noirs, la communauté noire elle-même, et les leaders politiques qui souhaitaient en servir les intérêts.

Public Enemy - «Show'Em Whatcha Got». | Via YouTube.

Petit retour en arrière, en 1985-1986, lorsque le groupe, composé de l'emblématique Chuck D, de Flavor Flav et de Terminator X, aidé par des producteurs tels que Hank Shocklee, Keith Shocklee et Eric «Vietnam» Sadler, dresse un triste du bilan du hip-hop de l'époque:

«On dirait qu'ils se complaisent dans leur stupidité», assène Chuck D.

Les bagnoles, les biftons, les clips comiques, les publics trop blancs (oui, déjà à l'époque)... Ils sont, pour ces érudits, les héritiers des artistes R'n'B («des négros lèches-bottes, des Oncles Tom matérialistes») qui ont trahi la soul politique de Curtis Mayfield, Marvin Gaye et consorts au début des années 1970.

Curtis Mayfield - «Move On Up». | Via YouTube.

Il faut mettre un coup de pied dans la fourmilière. Ils viennent de signer chez le label Def Jam, qui enchaîne les succès avec les Beastie Boys (en plaçant leur premier album Licensed To Ill tout en haut des charts US, une première historique pour le hip-hop) et LL Cool J. Et comme les boss de la maison de disques, ils viennent des quartiers plutôt aisés de New York. Ils ont tous émigré dans le Queens avec leur famille dans les années 1970. D'ailleurs, en 1980, le recensement précise que seulement 8% des noirs new-yorkais vivent en banlieue. Et ils en font partie.

Beastie Boys - «Rhymin&Stealin» - Licensed To Ill. | Via YouTube.

Alourdir le son

Très vite, Chuck D se pose comme le cerveau du projet. Chez lui, qui a grandi dans un environnement rythmé par les combats des Black Panthers et les discours de Malcolm X, le combat vient avant la musique. D'ailleurs, il n'est pas tout à fait sûr de vouloir devenir musicien. Son truc, c'est la radio. Et s'il parvient à obtenir un poste de présentateur sur une grande fréquence, il pourra diffuser ses idées.

Finalement, le rap le happe sous l'impulsion du producteur du groupe, Bill Stephney. Tout le concept de la formation est construit autour de quelques axes: la politique en musique ne se vend pas, et il faut que ça change. Il faut se montrer menaçant, et pour cela, alourdir le son, le ralentir, le rendre plus grave et instable. Il faut que le groupe puisse être en couverture du magazine rock Rolling Stone. Sacré programme, loin d'être aisé.

À l'époque, il faut bien comprendre que les luttes pour les droits civiques des années 1960 ont eu un effet assez inattendu. Certains membres de la communauté noire, dont Chuck D, estiment que beaucoup de leurs «frères» se sont embourgeoisés, qu'ils se taisent en se complaisant dans le peu qu'on leur a légué.

«Le cheval de bataille de Public Enemy était la collectivité noire, la chose par excellence qui s'était perdue dans la ruée vers l'or individualiste et bourgeoise qui avait suivi les droits civiques», clarifie Jeff Chang dans son livre Can't Stop Won't Stop.

Louis Farrakhan, leader de la Nation Of Islam, ami puis ennemi de Malcolm X (la veuve l'accusera d'avoir commandité son meurtre), connaît un fort regain de popularité, notamment auprès des jeunes noirs. Bill Stephney se souvient:

«C'était le seul homme noir qui disait “Toi, l'homme noir, tu peux te reprendre en main. Tu peux avoir des familles puissantes. Tu peux fonder tes propres commerces. Tu peux entreprendre.” C'était le seul leader positif.»

Public Enemy embrasse son combat alors que les violences qui déchirent la communauté noire connaissent un pic rarement atteint à la fin des années 1980.

Une nouvelle avant-garde culturelle radicale

Leur premier album, Yo! Bum Rush The Show, sorti en 1987, est virulent. Les médias les ont déjà dans leur collimateur, notamment depuis un concert en 1986 à Long Beach qui aurait été le théâtre d'affrontements entre des membres de gangs rivaux.

L'album ne passe pas en radio, les journalistes blancs, dans leur écrasante majorité, semblent réticents à louer un groupe à l'imagerie guerrière, portant des treillis militaires et des armes factices sur scène. Leur proximité avec Louis Farrakhan, très conservateur, homophobe, antisémite, n'aide pas.

«Le rouleau compresseur des médias blancs ne s'arrête jamais, lance Chuck D. Nous devons construire un système qui combatte et purifie systématiquement cette information que l'Amérique noire reçoit par les médias. Au lieu de ça, la radio noire appuie un format qui promet: “Plus de musique, moins de paroles”, ce qui est la pire des choses. Que la radio passe nos morceaux ou non, des millions de gens écoutent du rap parce que le rap, c'est la télé de l'Amérique. Le rap vous donne des infos sur toutes les phases de la vie, bonnes et mauvaises, belles ou hideuses: la drogue, le sexe, l'éducation, l'amour, la guerre, la paix, tout ce que vous voudrez.»

 

Public Enemy - «Number One» (Live '87). | Via YouTube.

Le logo du groupe, représentant une cible et un homme armé à l'intérieur, les pochettes illustrées par des barreaux de prison... Ils ne sont pas tout à fait les seuls à s'y mettre. Les Boogie Down Productions ont aussi pris le créneau, sincèrement. Ensemble, ils forment une nouvelle avant-garde culturelle radicale qui pour le moment reste peu audible. Le savoir est une arme, au même titre que les uzis qu'ils portent sur scène. La violence n'est qu'une métaphore, mais elle est prise au premier degré par les journalistes.

 

Boogie Down Production - «Loves Gonna Get Cha» (live). | Via YouTube.

As de la com

Yo! Bum Rush The Show ne se vend qu'à 100.000 exemplaires en un an, un échec au vu des cartons habituels du label Def Jam. Pour renverser la vapeur, il faut expliquer son combat, parler aux médias, aux ennemis. Chuck D, toujours:

«Nous allions squatter le business par un tas d'angles différents, investir la radio, les journaux, les disques.»

S'en suivent une série d'interviews fracassantes qui font polémiques, et donnent de l'ampleur au groupe.

«Quand les enfants n'ont pas d'image paternelle, qui remplit ce rôle? Le dealer du quartier? Un Michael Jordan de mes deux? Les rappeurs arrivent et disent: “Voilà tout ce que vous voulez être. Vous voulez être comme moi, je suis votre semblable, et je vous parle tous les jours.” Alors le gamin est élevé par LL Cool J, parce que LL Cool J s'adresse à lui plus directement que ses parents ne l'ont jamais fait.»

Tellement fracassantes que le label Columbia, qui est aussi de l'aventure Public Enemy, doit préciser au pied de plusieurs articles: «L'interview de Chuck D ne reflète en aucune façon le point de vue de Columbia Records.»

Les membres du groupe deviennent des as de la com, et préparent le terrain pour le deuxième album. L'art de la joute avec les journalistes paie.

Mais avoir un discours rodé ne suffit pas. À la fin des années 1980, le hip-hop change à vue d’œil, mute constamment. Si le premier album de Public Enemy n'a pas tant marché que cela, c'est parce que les instrus n'étaient pas assez puissantes.

Marley Marl, le producteur hip-hop le plus influent de la décennie, a totalement modifié la manière de composer cette musique. Les producteurs de Public Enemy, désormais réunis dans le collectif The Bomb Squad, doivent innover. Pour cela, ils se mettent à bouder l'esthétique épurée, claire et précise que la technologie permet alors de développer progressivement et que Marley Marl a tendance à privilégier. Il faut être brut, bancal, criard, crade... Il faut faire mal à la première écoute. Les samples sont découpés au sécateur, superposés sur des boucles très courtes dans un mur sonore inédit, souvent déclenchés en live, un peu en retard, un peu à côté du temps...

«On était des obsédés du timing, se rappelle Hank Shocklee. On pouvait par exemple pousser le sample de batterie un peu hors-tempo, pour donner un sentiment de malaise. On est habitué à un monde parfait, à tout voir tourner bien rond. Quand le cercle est légèrement décentré, ça nous fait bizarre... Ce n'est plus prévisible.»

Tout réside dans la contradiction musicale, l'aspect strict du sample et des machines est sublimé.

L'héritage du marxisme

En concert, Public Enemy devient un objet d'agit-prop. Et sur leur deuxième album, ils sortent la sulfateuse.

Suite à l'échec de leur premier disque, ils entreprennent de placer les critiques, les journalistes et tous leurs détracteurs sur le même plan que les politiques corrompus, que les flics, que les réactionnaires, les racistes et les programmateurs de radios (les noirs comme les blancs) –comme sur l'un des titres phares de It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back, «Don't Believe The Hype».

Public Enemy - «Don't Believe The Hype». | Via YouTube.

Sur le morceau «Bring The Noise», ils dénoncent, rien que sur le premier couplet, les ravages du crack et des dealers, le système carcéral raciste américain, les bavures policières, les journalistes partisans... «Night Of The Living Baseheads» s'ouvre sur un discours de Khalid Abdul Muhammad, porte-parole de la Nation Of Islam.

 

«Night Of The Living Baseheads». | Via YouTube.

Au début de «Rebel Without A Pause», ils samplent un discours de Jesse Jackson, alors candidat démocrate à la nomination pour l'élection présidentielle. Le désormais célèbre «Brothers and sisters. Brothers and sisters. I don't know what this world is coming to» («Mes frères et sœurs. Mes Frères et sœurs. Je ne sais pas de quoi ce monde sera bientôt fait»), c'est lui. Et puis, Farrakhan est omniprésent dans cet album brûlot. Sur «Don't Believe The Hype» («The followers of Farrakhan, don't tell me that you understand until you hear the man»), ou sur «Bring The Noise» («Farrakhan's a prophet and I think you ought to listen to what he can say to you. What you ought to do is follow for now»). En fait, plutôt qu'un nationalisme révolutionnaire, ils prônent un nationalisme culturel.

 

«Bring The Noise». | Via YouTube.

Là, le succès est au rendez-vous. En deux mois seulement, l'album s'écoule à un million d'exemplaires. Ils faisaient revenir la révolution. Ils prenaient une autre ampleur, qui finira par les dépasser.

En fait, Chuck D est un héritier du marxisme, et du concept de «travailleur culturel»: dans l'art, il y a une forme de travail, et la tâche de l'artiste est de soutenir la révolution, pas de la théoriser, pas de l'attiser ou d'en élaborer les stratégies. Mais à l'époque, les rappeurs deviennent malgré eux des leaders sous l'impulsion des meneurs intellectuels du mouvement. Sauf que les Public Enemy ne veulent pas être des leaders. Bill Stephney disait à l'époque:

«Malheur à une communauté qui doit compter sur les rappeurs pour prendre sa direction politique. Parce que ça ne correspond pas à un progrès, mais à un manque. Maintenant que les leaders de notre communauté ne sont plus capables de prendre leurs responsabilités, vous allez l'abandonner à un gamin de dix-huit ans qui a une tchatche du tonnerre? Quel est le critère qui l'a élevé à ce leadership? Il a la tchatche? Ça s'arrête là? Si notre projet doit être assuré par un gamin de dix-huit ans qui n'a aucun projet, on est dans la merde. On est foutus.»

L'album qui clôt les années 1980

Chuck D n'avait pas les épaules pour ça: «Les gens essaient toujours de me coincer en flag de double langage ou de contradiction. Ils cherchent à pouvoir dire “Bon Dieu, dans cette interview, il a dit ça, et dans celle-là, il a dit autre chose”. Ils me traitent comme si j'étais Jesse Jackson.»

Cela fait d'ailleurs totalement écho à la manière dont beaucoup de médias français ont voulu faire des rappeurs les porte-paroles des jeunes de cités. Aucun rappeur ne peut endosser ce rôle, pas même Kery James, pas même Sofiane aujourd'hui. 

«La force de Nation of Millions, c'était que l'album mettait en scène l'identité noire d'une façon inédite depuis les années 1960. On aurait presque dit qu'il y avait là une dimension mythique»

Jeff Chang

Chez Public Enemy, leur costume de porte-parole sera de plus en plus lourd à porter. À force de vouloir prendre la lumière, à force d'enchaîner les promos, les concerts...

Au sein d'un groupe, chacun chercher sa particularité. Pour Chuck D, ça sera de dire:

«Si l'homme noir a toujours maintenu la femme noire à l'écart, c'est parce que l'homme blanc a toujours voulu la femme noire.» 

Pour Professor Griff, intronisé ministre de l'Information du groupe, ça sera un radicalisme parfois inepte allant jusqu'à cette phrase prononcée en 1989 : «Si les Palestiniens prenaient les armes, allaient en Israël et tuaient tous les Juifs, ça ne serait pas un problème». L'influence de Farrakhan, encore.

It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back, c'est donc toute cette complexité. C'est l'album qui clôt les années 1980 en disant «ça y est, ses sujets sont de nouveau sur le devant de la scène, mais que fait-on maintenant? Où doit aller le rap?»

Il y a les années 1990 pour répondre à cela. Le critique et dessinateur Craig Tate, ami du groupe, disait:

«Le mouvement politique radical noir avait ses propres problèmes avec le sexisme, l'homophobie, le multiculturalisme... Mais en même temps, le nationalisme culturel a réellement créé une façon de penser tout ce que faisaient les gens d'origine africaine comme ayant une base dans une expérience culturelle, une intention philosophique cachée. C'était une réaction à un environnement raciste. La force de Nation of Millions, c'était que l'album mettait en scène l'identité noire d'une façon inédite depuis les années 1960. On aurait presque dit qu'il y avait là une dimension mythique.» 

Malgré le grand succès de leur troisième album Fear Of A Black Planet, puis des douze suivants (jusqu'au dernier en date, Nothing Is Quick In The Desert, en 2017), c'est bien ce second album qui entretient le mythe du groupe. Et pas un autre.

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