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Qui parmi nous ne s’est jamais prêté au jeu d’un de ces tests de personnalité que l’on trouve en ligne? Appâtant l’internaute avec leurs titres aguicheurs, ils mêlent le divertissement «putaclic» à la perspective d’en savoir plus sur soi-même: «Quelle ville est faite pour vous?», «Quel personnage de Friends êtes-vous?»… Ou peut-être avez-vous dû effectuer un test de personnalité lors d’un stage de «team-building» organisé par votre entreprise: quelle est la «couleur» de votre personnalité? Quel est votre type Myers-Briggs?
Au cœur du scandale de l’utilisation des données personnelles à des fins politiques, le test de personnalité est, malgré son allure innocente, un outil capital pour les grandes entreprises, qui peuvent, grâce à lui, produire de la valeur à partir de vos informations personnelles. Un test de personnalité fondé sur les cinq grands traits de personnalité (ouverture, conscience, extraversion, agréabilité, névrotisme) administré par les «tâcherons du clic» d’Amazon a fourni à Cambridge Analytica les données lui permettant de classer 87 millions de personnes, principalement des Américains, dans des niches psychographiques. Facebook a aussi renforcé ses liens avec CubeYou, une société tierce qui utilisait un quizz en ligne estimant la personnalité des utilisateurs en fonction de leurs likes afin de collecter des données à des fins marketing sans l’accord des personnes concernées. Facebook et d’autres sociétés, ainsi que le gouvernement américain, se demandent aujourd’hui comment faire face à cette nouvelle prise de conscience du public sur la valeur des données personnelles. Toutefois, on ne peut pleinement comprendre les implications de ce scandale, ni y apporter une réponse adaptée, sans comprendre le contexte plus vaste des tests de personnalité, notamment comment certaines sociétés privées ont fait en sorte que nous montrions si peu de réticence à répondre à des questions sur nous-mêmes.
Des vérités sur nous-mêmes... ou pas
Historienne de la psychologie, j’enseigne à mes étudiants d’approcher les tests de personnalité avec un œil sceptique. Pourtant, j’ai moi-même du mal à ne pas succomber à leur attrait. Cette fascination de la population pour les tests de personnalité est précisément ce qui me sert à intéresser les gens à mon travail (convaincre les agences de financer mon travail et les étudiants de suivre mon cours).
À la fin des années 1990, les tests de personnalité du site TheSpark.com (comme le fameux test de pureté sur 100 points) m’ont servi, en quelque sorte, d’initiation à Internet. Puis, durant l’été 2012, j’ai été aspirée dans un trou noir: des pages entières, se déroulant à l’infini, de forums consacrés aux différents types de personnalités Myers-Briggs. Il existe des subreddits pour chacun des 16 types de personnalité Myers-Briggs, ainsi que des sites Internet, comme Personality Cafe, qui sont composés d’internautes anonymes liés entre eux, non pas en fonction d’un emplacement géographique ou de catégories démographiques, mais selon leur type psychologique. Très prosélytes, les membres de ces forums s’enflamment avec le zèle des nouveaux convertis au sujet des types de personnalités et de leurs capacités à tout expliquer, du métier que vous avez choisi à vos relations et tout ce qui vous constitue. Au cas où vous vous demanderiez, je corresponds, selon les cas, aux types INFJ et ENTP. Et je dois admettre que, dans Friends, je suis Ross, même si j’aurais préféré être… un autre personnage.
Les différents catégories du test de Myers-Briggs.
Domaine public via Wikimedia Commons.
Même avant l’ère d’Internet, les tests de personnalité remportèrent un grand succès lorsqu’ils apparurent pour la première fois dans les magazines, au XIXe siècle. Dans les années 1960, les magazines comme Cosmopolitan se mirent à inclure régulièrement des questionnaires de ce type dans leurs pages. Adolescente, lorsque je lisais CosmoGirl ou Teen Vogue, leurs tests étaient toujours la première chose que j’allais y chercher. Il s’avère donc que je menais des «recherches» pour ma thèse bien avant que je ne le sache.
Comme me l’ont révélé mes longues heures de surf sur les forums anonymes, je ne suis pas seule à m’identifier aux résultats de ces tests de personnalité. Nous autorisons ces catégories psychologiques, dérivées des tests de personnalité, à nous dire des vérités sur nous-mêmes: «Oui, c’est vrai, je préfère les réunions en petits comités aux grosses fêtes; c’est sans doute ce qui explique pourquoi je me dispute avec mon compagnon lorsque nous parlons de projets, ou pourquoi mon patron me rend dingue.» Mais même en nous comprenant nous-mêmes au travers de leurs catégories, notre relation aux tests de personnalité est lourdement influencée par les infrastructures technologiques et économiques des grandes entreprises. Les tests de personnalité, et leurs promesses de nous révéler notre psyché dans ses moindres détails ont toujours été liées à la politique et aux affaires.
Une aubaine pour les ressources humaines depuis les années 1930
Dès les années 1930, les tests de personnalité ont été utilisés par les départements de ressources humaines des entreprises pour le recrutement des employés. De la même manière que les entreprises d’aujourd’hui ne jurent plus que par l’«intelligence émotionnelle» et les «soft skills», les sociétés américaines d’hier, comme Lockheed, cherchaient à évaluer les capacités psychologiques des candidats au travers de tests de personnalité. Les psychologues qui créèrent ces types de tests assuraient que rechercher les tempéraments «normaux» et écarter les «inadaptés» pouvait permettre de motiver les employés, réduire l’agitation syndicale et accroître la productivité. Les tests de personnalité d’alors, comme les tests d’entreprise d’aujourd’hui, portaient dans leurs fondements mêmes des valeurs politiques et économiques, comme le développement de la productivité ou de relations professionnelles «harmonieuses».
C’est aussi à cette période que des sociétés de conseil commencèrent à proposer aux entreprises des services de recherches psychologiques. La première de ces sociétés de «conseil psychologique», baptisée Psychological Corporation, fut fondée en 1921 dans le but de commercialiser des tests psychologiques, notamment des tests d’intelligence et de personnalité. Outre les départements de ressources humaines, les clients travaillant dans le marketing et les sondages politiques étaient également intéressés par les tests et les théories des psychologues. La manière dont la psychologie de la motivation recherche dans l’esprit humain les «raisons cachées» qui commandent une action a clairement façonné le domaine du marketing. De même, les sondages Gallup se mirent à employer la recherche psychologique dans de nouvelles techniques de sondages afin de créer un «Américain moyen» qu’ils entendaient «mesurer».
Le fantasme de la manipulation
L’exemple le plus célèbre est sans doute le Myers-Briggs Type Indicator, très contesté, mais que l’on rencontre encore étonnamment souvent dans les stages de team-building ou dans le cadre de conseils en orientation professionnelle. Duo mère-fille de psychologues amatrices, Katharine Briggs et Isabel Myers ont adapté la théorie des types psychologiques de Carl Jung au format des tests de personnalité utilisés en entreprise afin de créer leur outil. Conçu à l’origine durant la Seconde Guerre mondiale afin d’orienter les gens vers les emplois les plus appropriés à leur type de personnalité, leur test reste aujourd’hui très apprécié des entreprises américaines.
Ce mélange relativement ancien entre psychologie et consulting permet de mieux comprendre le lien entre psychologie, grandes entreprises et informatique qui est au cœur de l’activité de Cambridge Analytica. Les affirmations audacieuses de la société, qui prétend pouvoir sonder les esprits des Américains et les découper en catégories psychographiques précisément calibrées sont, à n’en pas douter, exagérées. Mais le fait même que cette affirmation séduise les partis politiques américains doit nous pousser à nous demander comment ce puissant fantasme des tests de personnalité a pu ainsi s’imposer. Ce fantasme trouve ses racines dans la longue histoire des prétentions des tests de personnalité à pouvoir donner un point de vue formidable sur les personnalités des salariés, des consommateurs ou des électeurs. Le fantasme de pouvoir utiliser les tests de personnalité pour catégoriser la population en différents groupes et ainsi pouvoir estimer, prévoir et manipuler leurs comportements.
Avant même que n’éclate le scandale de Cambridge Analytica, les tests de personnalité étaient déjà sous le feu des critiques, notamment le Myers-Briggs Type Indicator. Ses détracteurs comparent le Myers-Briggs à une lecture de l’horoscope —un exercice tantôt amusant tantôt égocentrique, mais qui ne peut être en aucun cas considéré comme une mesure psychologique fiable. Nous n’accepterions pas que notre employeur fasse notre horoscope et il convient donc, d’après les détracteurs de Myers-Briggs, de s’inquiéter de la place qu’occupe ce test dans certaines pratiques d’entreprises.
Le moment est venu pour nous de reconsidérer notre relation avec le test de personnalité.
Ces vives critiques contre les tests de personnalité prouvent, en partie, à quel point ils se sont infiltrés dans de nombreux aspects de notre vie quotidienne. Si l’on ajoute cela aux problèmes de réplication des expériences psychologiques, ni la psychologie, ni les entreprises de traitement de données n’apparaissent sous un bon jour auprès du grand public.
Sous ses allures humbles, le test de personnalité peut revêtir plusieurs aspects: un moyen de se comprendre soi-même, un outil de recrutement et surtout un outil à vendre aux entreprises pour des psychologues devenus consultants. Pour des millions d’Américains, les tests de ce type ont fait office de première rencontre avec la psychologie. Le moment est venu pour nous de reconsidérer notre relation avec le test de personnalité. Il va peut-être nous falloir reconnaître comment notre propre relation avec ces tests nous empêche de répondre de manière adéquate au problème Facebook/Cambridge Analytica.
Un travail gratuit à méditer
De la même manière, nous commençons à comprendre que notre attachement ambivalent (pour ne pas dire notre addiction) à Facebook nous empêche de le quitter, même si nous détestons sa politique de confidentialité. Nous avons nous-mêmes fourni à Facebook nos données, sous forme de statuts, de likes et de liens. Et ce depuis plus de dix ans. À vrai dire, les sociétés Internet dépendent de nous, elles ont besoin que nous leur fournissions ce «travail gratuit», tout comme les sociétés de recherche psychologique ont besoin du travail sous-payé des «Mechanical Turkers», qui se chargent des tâches les plus répétitives, et du travail gratuit de nos amis Facebook.
J’ai sans doute moi-même fourni énormément de données aux sociétés de marketing en cliquant sur des tests de personnalité. J’imagine très bien les publicités ciblées que l’on peut recevoir lorsque l’on appartient au type de personnes qui cliquent sur les tests de personnalité. Aussi, la prochaine fois que l’on nous proposera l’un de ces tests, que ce soit dans le cadre de notre travail ou à la pause déjeuner, il serait peut-être bon de nous rappeler que derrière l’amusement, il y a tout un ensemble de sociétés qui n’attendent que d’exploiter notre personnalité. Et j’ai conscience d’être typiquement INFJ en disant cela.