Société

Quitter la robe: l'étonnante épidémie de reconversion des jeunes avocats

Près d'un tiers des avocates et avocats arrêtent d'exercer avant leur dixième année dans le métier, parfois découragés par la précarité en début de carrière.

Des avocats manifestent devant le tribunal de grande instance de Rennes, le 15 février 2018. | Damien Meyer / AFP
Des avocats manifestent devant le tribunal de grande instance de Rennes, le 15 février 2018. | Damien Meyer / AFP

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Derrière les effets de manches et les figures des ténors du barreau, les robes noires cachent une réelle souffrance. «Dans ce milieu, tu n'as pas de vie, pas de reconnaissance, ni de bienveillance», énumère Mylène.

Cette avocate de 29 ans plaide son ultime affaire aux assises. «C'est un peu confus cette semaine. D'un côté, je suis impatiente d'aller à ce procès et de l'autre, je fais un peu le deuil d'arrêter ce métier.»

Manque de rémunération

Après trois ans de barre, elle se barre. Dans quelques jours, elle raccrochera définitivement sa robe et rentrera en Corse, sa terre natale. «C'est une délivrance! Quand j'ai quitté mon cabinet de la Côte d'Azur, il y a dix jours, je me suis déjà sentie moins oppressée. Je n'avais plus mal au dos. C'est comme si on m'avait retiré un boulet», souffle-t-elle. Le barreau était pourtant sa vocation: «Depuis que je suis enfant, je veux plaider, défendre des gens. Mais là, c'est plus possible...»

Bientôt, les robes, c'est elle qui les vendra, dans l'une des boutiques de ses parents. Ils espèrent qu'elle reprendra, d'ici quelques années, la gestion de leurs magasins.

Comme Mylène, ils sont 30% à quitter la profession d'avocat avant dix ans de carrière, selon un rapport sur l'avenir du métier, remis à la Chancellerie en février 2017. Les raisons de cette hémorragie sont multiples.

En premier lieu, les jeunes avocats pointent le manque de rémunération par rapport à leur investissement personnel. «Lors de ma première collaboration, j'arrivais à peine à me sortir un SMIC à la fin du mois, pour douze heures de travail par jour», se souvient Laure*, qui a arrêté sa carrière d'avocate il y a plus de six mois.

En France, le salaire moyen d'un avocat débutant se situe entre 1.500 et 3.800 € de rétrocession d'honoraires –un montant qui change selon les barreaux et auquel il faut retirer les cotisations sociales et les impôts, soit 50% du total. Certains s'agacent: «Après sept ans d'études, gagner le SMIC, ce n'est pas acceptable. Avec un BTS, j'aurais le même salaire.»

Concurrence exacerbée

«Si on accepte un tel salaire, c'est parce qu'il y a beaucoup trop d'avocats en France. Si je refuse une collaboration à cause de la rétrocession d'honoraires, je sais qu'il y a dix avocats qui se présenteront à ma place, explique Mylène. On cède car on a peur de ne jamais retrouver un boulot.»

Le secteur est bouché. Le nombre des avocats explose par rapport aux affaires judiciaires: il a augmenté de 50% en quinze ans. Aujourd'hui, ils sont plus de 65.000 avocats en France, la moitié se partageant le barreau de Paris. La concurrence est particulièrement rude en droit des affaires, pénal ou de la propriété intellectuelle.

Certains cabinets profitent de la situation pour en demander toujours plus. Ils nient toute vie privée et exige une disponibilité à toute épreuve. «Mon ancien patron avait l'habitude de m'informer à 22 heures que je devais le remplacer à une audience le lendemain matin, ou de me donner des dossiers à traiter en urgence juste avant ma pause midi, se désole Laure, ancienne pénaliste. Dès que le téléphone sonnait, j'avais la boule au ventre.»

Cet investissement personnel est considéré comme normal. «Durant les premières années de la vie d’un collaborateur, on est beaucoup sollicité mais peu reconnu. Cela donne l’impression d’être un exécutant, un “gratte papier”», se souvient Pauline Ferney, ancienne avocate reconvertie dans le monde de l'édition.

Le stress accompagne les journées des avocats collaborateurs. Ils ont une grande responsabilité: satisfaire les clients et surtout les associés du cabinet, pour se faire bien voir. À la moindre erreur, ils baissent dans l'estime de ces derniers.

Lors de sa première collaboration, Laure était très appréciée de son cabinet. Jusqu'au jour où elle a eu un différend avec un associé sur l'axe de défense à choisir pour un dossier. S'ensuit une période de dénigrement: «Il me disait: “Je n'ai pas confiance en vous”, “C'est à se demander si vous êtes faite pour être avocate”, ou encore “Vous n'êtes pas à la hauteur”.» Pour Mylène, «les avocats ont perdu toute humanité. Ils veulent t’écraser!»

Inégalités salariales

Ces conditions de vie et de travail, tous les jeunes avocats les connaissent. Mais certains ne les acceptent plus: ils quittent la robe et se reconvertissent dans différents domaines.

«Nous sommes une profession extrêmement difficile. Il y a toujours eu des reconversions, commente Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris. L'Observatoire du Conseil national des barreaux [CNB] constatait en 2007 que 40% des jeunes femmes quittent l'avocature dans les dix premières années d'exercice.»

Le taux de femmes quittant la profession dix ans après la prestation de serment est, en moyenne, de dix points supérieur à celui des hommes. Les raisons sont nombreuses: pression pour ne pas faire d’enfant, manque d’évolution professionnelle, mais surtout inégalité des salaires.

«Au barreau de Paris, les rémunérations des femmes sont en moyenne 51% en dessous de celles des hommes», s’indigne Marie-Aimée Peyron. Dans son rapport de 2007, l'Observatoire du CNB révèle également que ce taux de départ est en augmentation depuis 1994 et qu'il s'opère de plus en plus tôt, après deux à six ans d'activité.

«Nous essayons d'y remédier en incitant les cabinets à encourager le télétravail, explique le bâtonnier de Paris. Nous avons surtout mis en place, depuis le 6 janvier, un référent collaboration pour que les jeunes avocats puissent signaler leurs difficultés d'exercice, voire des cas de maltraitance. Lorsqu'il y a des dérapages, l'ordre des avocats pourra sanctionner les cabinets.»

Attrait du monde de l'entreprise

La plupart des avocats partent travailler en tant que juristes d’entreprise. C'est la trajectoire qu'a choisie Laure. Alors qu'elle cherchait en vain une nouvelle collaboration, elle est tombée sur des offres de recrutement en entreprise. Après moins d'un an comme avocate en Île-de-France, elle a décidé de quitter cette profession libérale: «En moins de trois mois, une entreprise me recrutait comme gestionnaire en sinistre» –une reconversion facile.

Le titre d’avocat, bien que secondaire, est un atout indéniable: il est gage de fiabilité dans l’esprit des recruteurs. Pour favoriser son insertion professionnelle, Laure a commencé, en parallèle, un diplôme universitaire en droit du dommage corporel pour devenir juriste et retrouver un poste plus proche de celui d'avocat. «Mon profil est recherché. J'ai déjà été contactée par trois chasseurs de tête pour des postes de juriste», se réjouit-elle.

Un boulot «moins transcendant», concède-t-elle, mais qui paye bien: «J'ai un salaire deux fois plus important que lorsque j'étais avocate, alors que je travaille deux fois fois moins», sourit-elle. À cela s'ajoute les nombreux avantages du salariat: des horaires de bureau, des congés payés et des RTT, un treizième mois et la prise en charge de la mu- tuelle. Autre avantage non négligeable pour Laure: «Quand je pars du bureau, c'est fini. Je n'ai pas peur d'être appelée à deux heures du matin et que le lendemain on me reproche de ne pas avoir vu le message.»

Depuis son arrivée en octobre, Laure se sent bien mieux dans sa nouvelle équipe. «On est quatre juristes. Dès qu'on pose une question sur un dossier, on n'est pas mal vue comme en cabinet d'avocats et notre manager nous félicite chaque semaine, quand nos objectifs sont atteints.»

Quête de bienveillance

Pauline Ferney partage ce constat. Cette ancienne avocate, reconvertie dans l'édition, n'a exercé qu'à peine plus d'un an au barreau de Paris: «Dès les premiers mois de ma vie de jeune avocate, j’ai été confrontée à un défaut de vocation.»

Elle regrette ne pas avoir eu, à sa sortie de l'école, de mentor pour la guider dans ses premiers dossiers. «J’étais très stressée, j’avais souvent une boule au ventre quand j’arrivais au cabinet. Je ne me sentais bien que lorsque j’allais au palais de justice. Je retrouvais ma liberté.»

Elle cherchait une échappatoire, elle l'a trouvé dans l'édition –un domaine qu'elle connaissait grâce à son père écrivain. En 2010, elle retourne sur les bancs de la faculté à Villetaneuse pour étudier la commercialisation du livre en master.

Très vite, elle obtient son premier CDD chez Sonatine. Désormais éditrice chez Belfond, elle apprécie sa nouvelle vie. «J'adore mon métier! C'est excitant, passionnant et gratifiant... Je suis heureuse de me lever le matin pour défendre nos auteurs. Je reste frappée de la comparaison entre ce ressenti et ce que je vivais avant.»

Seul bémol, elle estime moins bien gagner sa vie que si elle était restée avocate. Aujourd'hui, elle est payée 2.130 euros net sur treize mois, alors que son premier salaire brut d'avocate était de 2.800 euros. «Mais je devais en provisionner la moitié pour payer les charges et les appels de cotisations, dont les montants sont faramineux en debut de carrière», rappelle-t-elle.

Le plaisir de travailler dans ce milieu qu'elle décrit comme «plus bienveillant et plus ouvert» lui suffit néanmoins: «Dès que je fais une présentation orale sur les livres que je défends, j'ai souvent des retours enthousiastes de mes collègues: “Tu m’as donné envie de lire ce texte”. Ces quelques mots comptent beaucoup.»

Si elle est désormais convaincue qu'elle ne redeviendra jamais avocate, elle retrouve dans son nouveau métier ce qui lui plaisait dans l'avocature: la défense de ses clients, aujourd'hui des auteurs. «Ma reconversion a rendu mon parcours singulier. Le fait que je sois une ancienne avocate suscite la curiosité. Je suis contente d’avoir fait ce “détour”.»

*Les prénoms ont été modifiés.

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