Tech & internet

Courir après la pastille «compte vérifié» rime-t-il encore à quelque chose?

Sur Twitter ou Instagram, la politique oscille entre certifier les comptes de tout le monde ou de personne –ce qui n'arrange pas nos affaires.

Photos iStock, montage Stylist
Photos iStock, montage Stylist

Temps de lecture: 6 minutes

  Cet article est publié en partenariat avec l'hebdomadaire Stylist, distribué gratuitement à Paris et dans une dizaine de grandes villes de France. Pour accéder à l'intégralité du numéro en ligne, c'est par ici.

Toute votre vie, vous avez été poursuivie par le check, cet étrange concept sociétal et culturel de vérification constante, qui ne vous rappelle que des mauvais souvenirs. Que ce soit le check de salutation auquel vous n’avez jamais rien compris, au point de vous prendre des vents en tentant à chaque fois un air high five, le check-in de votre dernier vol parce que votre bagage cabine pesait plus de douze kilos et que vous avez dû payer un supplément de 80€ pour le mettre en soute –les joies du low cost– ou le check-out de votre dernière nuit d’hôtel, quand vous avez dû régler la note bien salée de votre fringale nocturne soulagée par le mini-bar.

Niveau histoire-géo, ce n'est pas mieux, puisque la simple évocation du mot vous évoque le Checkpoint Charlie, mignon petit passage entre Berlin-Ouest et Berlin-Est qui servait surtout à l’échange de prisonniers pendant la guerre froide –alors, on est toujours Charlie? Et il ne faut pas non plus oublier l’arrivée des fake news dans votre quotidien, qui vous a transformée en fact-checker de compét’ dès que vous vous apprêtez à partager un lien.

Bref, le check vous donne des montées d’angoisse et continue d’emmerder le monde, surtout depuis que les réseaux sociaux –Instagram, Facebook, Twitter– ont eu la bonne idée de lancer le blue check mark, ce petit badge bleu clair qui permet de certifier un compte et l’identité de la personne qui se cache derrière, ainsi que les infos qu’elle partage.

Même WhatsApp vient de lancer sa nouvelle appli WhatsApp Business, pour que les entreprises communiquent directement avec les clients avec un compte certifié par un check. Mais cette certification ne s’obtient pas en claquant des doigts: la société de messagerie américaine a déclaré qu’elle se réservait le droit ou non de certifier un compte selon ses propres critères. Un monopole de décision assez flou et arbitraire entourant aussi les autres géants sociaux, qui ont par le passé déjà supprimé les badges de certification –avant de les remettre en service.

Si pour vous, le concept de certification sur le web est devenu aussi difficile à comprendre et à capter que le succès de Bigflo et Oli, on vous aide à y voir un peu plus (bleu) clair.

Vérif au pif

Jadis et naguère, pour être sûr de la qualité d’un produit vendu sur catalogue, le consommateur avait droit au macaron «Vu à la télé». Un gage de véracité qui se traduit aujourd’hui par le blue check des influenceurs gracieusement payés par les marques pour qu’ils parlent de leurs produits –pensez à vérifier le #ad en légende sous le post.

L’époque a changé mais la finalité reste la même: nous pousser à la consommation et nous garantir une information valable et vérifiée, dans un flux où le fake –fake profile, fake news, fake fashion– se multiplie aussi vite que les accusations de plagiat concernant le dernier clip «Delicate» de Taylor Swift.

«Au départ, la certification des comptes sur les réseaux sociaux a été créée pour légitimer une parole et garantir à l’utilisateur qu’il interagissait avec la bonne personne, affirme Cyril Attias, fondateur et directeur d'agencedesmediassociaux.com, l’une des premières agences social media en France. Ensuite, le compte vérifié a permis l’arrivée d’options que les comptes classiques n’ont pas, comme des statistiques de compte plus développées sur Twitter ou le fameux swipe up sur Instagram, qui permet de partager un lien dans les stories.»

Voilà pourquoi depuis 2009 sur Twitter, 2013 sur Facebook et fin 2014 sur Instagram, les célébrités, les personnalités politiques, les marques ou les influenceurs ont eu le droit de se faire cocher et pas vous –sans parler du fait que vous avez dû ajouter deux underscores et votre date de naissance en chiffres pour pouvoir créer un nom d’utilisateur qui ressemble vaguement à votre nom IRL. «Une fois certifié, on est mieux référencé et on gagne en nombre de followers, ajoute Cyril Attias. C’est comme un graal qui permet d’obtenir une reconnaissance et un statut d’autorité.»

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, la certification est en train de pourrir de l’intérieur. En novembre dernier, Twitter a annoncé l’arrêt des vérifications d’utilisateurs après avoir certifié –par défaut ou par erreur, on ne saura jamais– le compte de Jason Kessler, l’homme responsable du rassemblement des blancs suprémacistes à Charlottesville l’été dernier, qui avait causé la mort d’une militante antiraciste.

Rien de surprenant, hélas, si on regarde les conditions de validation. Pour Twitter, Facebook et Instagram, il suffisait de faire une demande par formulaire en ligne et donner quelques liens sur la Toile pour prouver son identité et sa légitimité. Une brèche ouverte dans laquelle des comptes douteux et des fake profiles se sont engouffrés pendant des années avant que les réseaux, pris de panique, ne décident de stopper l’hémorragie –notamment grâce à l’aide de Kim Kardashian (oui, encore elle).

Contourne en rond

L’une des personnalités les plus suivies sur la Toile –et donc les plus légitimes, selon la logique des réseaux sociaux– a en effet contribué à remettre de l’ordre dans ce bordel ambiant.

Le 6 mars dernier, la star de télé réalité est montée au créneau pour démentir les rumeurs d’échec de la dernière collection Yeezy partagées par Yeezy Mafia sur Twitter, un compte de fans certifié sur la marque de son mari Kanye West. Choquée et déçue, Kim Kardashian a tweeté: «Comment un compte vérifié peut-il représenter Yeezy avec de fausses informations?»

Touchay! Pour éviter ce genre d’incident diplomatique virtuel, c’est Instagram qui était sorti fissa du certif game dès février 2015, soit deux mois seulement après avoir officiellement annoncé l’arrivée du blue check sur sa plateforme.

Aujourd’hui, les badges bleus distribués ont été maintenus, mais il n’est plus possible d’en demander, faisant du précieux sésame une denrée aussi rare et convoitée que la sneaker Triple S de Balenciaga.

C’est sans doute pour cette raison qu’un marché noir parallèle hallucinant s’est développé pour contourner la restriction partielle ou totale de la certification, au point de transformer le blue check en nouvelle monnaie d’échange digitale qui n’a rien à envier au Bitcoin. E

n septembre dernier, la journaliste américaine Kerry Flynn a révélé à travers une enquête publiée sur le site mashable.com que la fameuse icône bleue pouvait se (re)vendre plusieurs milliers de dollars grâce à l’expertise de passeurs 2.0 nouvelle génération et la complicité d’employés des réseaux sociaux, qui reçoivent des pots-de-vin en échange de leur contribution.

Évidemment, l’article a fait le tour du monde et a eu l’effet d’une bombe dans la Silicon Valley. «Des sources internes m’ont raconté que le sujet continuait, jusqu’à aujourd’hui, d’être une vraie prise de tête aux sièges de Twitter et d’Instagram, nous confie Kerry. En tant que journaliste spécialiste du business des réseaux sociaux, j’avais un carnet d’adresses fiable qui m’avait déjà parlé de ce système frauduleux, mais j’ai quand même passé de longues semaines à chercher des personnes qui voulaient bien témoigner.»

Sans blague. Qui oserait raconter avoir acheté un check bleu à 15.000 dollars, juste pour avoir un statut et satisfaire son besoin d’appartenance? «Avoir un profil certifié ne sert pas qu’à se sentir important, tempère Kerry. Ça peut être aussi l’occasion de monétiser sa notoriété et son influence à travers de futurs contrats avec des marques.»

Very Badge Trip

Acheter sa certif, c’est donc un retour sur investissement garanti. Problème: ça ne devrait pas durer, si on en croit les nouvelles mesures annoncées et prochainement adoptées par les réseaux sociaux.

Ras-le-bol de passer pour un videur incompétent qui aurait laissé entrer une bande de mecs bourrés dans une soirée? Jack Dorsey, PDG de Twitter, vient d’annoncer dans un live diffusé sur Periscope le 9 mars dernier qu’il allait rouvrir les comptes certifiés à tout le monde.

Désormais, de la griffe de luxe mondiale jusqu’au petit utilisateur aux 53 followers du fin fond de la Franche-Comté, tout le monde sera coché. Comment? En demandant par exemple aux inscrits de valider leur profil par vérification de leur numéro de téléphone et de leur pièce d’identité, comme c’est déjà le cas sur Airbnb ou Paypal. Au passage, adieu l’anonymat et bonjour le processus d’inscription aussi long et chiant qu’un contrôle de sécurité à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle.

«La quête de légitimité par la certification est vaine, analyse Laurence Allard, sociologue des usages numériques. Les récentes affaires ont déjà mis en lumière l’inefficacité et la vacuité de ce système. Finalement, les utilisateurs ont été pris au piège de leur propre vanité.»

En y réfléchissant bien, si tout le monde est certifié, logiquement plus personne ne l’est. Alors comment redonner le sentiment d’un semblant de statut et de fierté à une société obsédée par la reconnaissance? «Peut-être que le nombre plus ou moins important de faux profils qui usurpent une identité pourrait devenir un gage de reconnaissance, imagine Laurence Allard. Un peu comme une marque de mode: plus elle se fait copier, plus cela signifie qu’elle est suivie, écoutée et populaire.»

Pour Cyril Attias et Kerry Flynn, le futur de la certification se dirigera sans doute vers un nouveau modèle poussé à l’extrême, où différents symboles de certifications pourraient catégoriser les types de profil –badge bleu pour les marques, jaune pour les influenceurs, rouge pour les médias, vert pour les personnes lambda, etc.

Une situation absurde illustrée dans la nouvelle série Grown-ish, où l’actrice Yara Shahidi jubile quand elle obtient enfin un blue check sur Instagram, avant de finir dégoûtée en apprenant qu’un de ses potes plus influent qu’elle en a déjà deux.

cover
-
/
cover

Liste de lecture