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Regarder une carte de l'Europe suffit à comprendre la politique russe vis-à-vis de l'Ouest

Le plan Marshall admettait les limites de la puissance états-unienne en Europe. Pour être efficaces, les relations diplomatiques avec Moscou doivent renouer avec ce réalisme.

Vladimir Poutine devant une carte de la Russie, le 11 août 2006 à Moscou | Dmitry Astakhov / Itar Tass / AFP
Vladimir Poutine devant une carte de la Russie, le 11 août 2006 à Moscou | Dmitry Astakhov / Itar Tass / AFP

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Dans sa datcha, se tenant face à une carte d’une Union soviétique aux frontières étendues à la faveur de la capitulation allemande en mai 1945, Joseph Staline hochait la tête en signe d’approbation. La zone tampon qu’il avait constituée dans une Europe de l’Est occupée par les Soviétiques devait protéger son empire contre les futures émules de Napoléon ou Hitler. Puis Staline avait sorti sa pipe de sa bouche pour désigner le sud du Caucase, remuant la tête et fronçant les sourcils. «Je n’aime pas notre frontière ici», aurait-il déclaré à ses aides de camp, désignant la zone où les républiques soviétiques de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan faisaient face aux puissances hostiles qu’étaient la Turquie et l’Iran.

En moins de deux ans, les relations entre les États-Unis et l’Union soviétique allaient se détériorer dramatiquement, à mesure que Staline ferait pression sur Ankara et Téhéran pour obtenir des concessions territoriales –ce à quoi le président Harry S. Truman répliquerait en envoyant une flottille patrouiller en Méditerranée.

En février 1947, la Grande-Bretagne, exsangue, faisait savoir au département d’État de son allié qu’elle ne pourrait continuer à défendre le gouvernement grec dans sa guerre civile contre les rebelles communistes soutenus par la Yougoslavie, et demandait à Truman d’allouer des aides économiques et militaires à Athènes et Ankara. Staline, dont le pays dévasté par les nazis avait du mal à se remettre, s’était alors trouvé sur la défensive. Son but était de conserver une zone de sécurité en Europe de l’Est, et d’empêcher les États-Unis de contrôler l’ennemi mortel de la Russie: l’Allemagne.

Crispations autour du plan Marshall

En mars 1947, le nouveau secrétaire d’État George C. Marshall se lança dans six âpres semaines de négociation à Moscou avec son homologue soviétique Viatcheslav Molotov, au sujet du futur de l’Allemagne occupée. Aucun camp n’étant prêt à accepter la possibilité qu’un pays si dangereux et si stratégiquement situé puisse devenir un allié de l’autre, les pourparlers menèrent à une impasse. Staline espérait pourtant toujours que Truman finirait par se laisser convaincre d’accepter l’unification de l’Allemagne selon le plan soviétique, incluant le paiement de réparations immenses et la mise en place d’une structure politique favorable aux communistes, pour se conformer à la promesse faite par son prédécesseur Franklin D. Roosevelt de retirer les troupes états-uniennes de l’Europe en moins de deux ans après la fin de la guerre.

Marshall quitta Moscou convaincu que la coopération avec les Soviétiques était du passé. L’Allemagne, et une grande partie de l’Europe occidentale, se trouvait proche de l’effondrement économique et social, et la pensée attribuée à Lénine selon laquelle le pire annoncerait le meilleur semblait être la réaction de Staline. Le secrétaire d'État décida qu’était venu le temps d’une action unilatérale des États-Unis, pour s’assurer de la présence de gouvernements démocratiques et capitalistes dans les parties de l’Europe se trouvant toujours hors du contrôle de l’Union soviétique.

Staline dénonça le plan [Marshall], dans lequel il vit un complot sournois des États-Unis pour s’acheter une domination politique et militaire en Europe.

Dans un célèbre discours prononcé à Harvard le 5 juin 1947, il présenta les grandes lignes de ce qui allait devenir un immense programme d’aide de quatre ans, mis en œuvre par les États-Unis pour soutenir la reconstruction et l’intégration de l’Europe: le plan Marshall.

Staline dénonça le plan, dans lequel il vit un complot sournois des États-Unis pour s’acheter une domination politique et militaire en Europe. Il craignait de perdre le contrôle non seulement de l’Allemagne, mais également de l’Europe de l’Est.

Avant le lancement du plan Marshall, Staline n’avait jamais été dogmatique quant à la forme que devait prendre le socialisme mis en œuvre par les pays situés en dehors de l’Union soviétique. La Bulgarie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie étaient toutes autorisées à avoir des gouvernements de coalition, sous une forme ou une autre. Sa seule demande avait été la fidélité à Moscou en matière de politique étrangère. Cela était sur le point de changer: avant la fin de l’année 1948, Staline allait s’assurer de complètement contrôler ou écraser les éléments non communistes restant dans les gouvernements d’Europe de l’Est.

Truman avait souhaité que le plan Marshall soit un outil pour réduire les engagements militaires des États-Unis en Europe. Mais le département d’État avait soumis les 13,2 millions de dollars de prêts –l'équivalent de 135 milliards de dollars actuels– à la condition que les États récipiendaires intègrent leurs économies, ce qui conduisit ceux-ci à objecter que leurs plus faibles capacités d’autosuffisance les rendraient plus vulnérables aux agressions et menaces potentielles, qu’elles soient allemandes ou soviétiques. Le président accéda donc aux demandes françaises et britanniques de voir le plan inclure un volet militaire.

L'Otan pour adversaire principal

Le 4 avril 1949, un an et un jour après avoir signé la loi sur le plan Marshall, Truman signait l’accord fondateur de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan). Le mois suivant, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France acceptaient la constitution d’un nouvel État ouest-allemand. Les Soviétiques répondirent en octobre, en créant leur propre État est-allemand. La dialectique des suspicions de chaque camp vis-à-vis de l’autre continua aussi loin que cela fut possible sans susciter la guerre, et les frontières européennes de la Guerre froide allaient rester gelées pour les quatre décennies suivantes.

Quarante ans plus tard, le 9 novembre 1989, des foules est-allemandes extatiques se réunirent face au mur de Berlin pour crier «Tor auf!» («ouvrez la porte!»). Et lorsqu’un garde-frontière inquiet et embrouillé l’a fait, des dizaines de milliers de personnes ont commencé à se jeter à l’Ouest. Dans les jours suivants, des millions d’autres allaient les imiter. À Dresde, six semaines plus tard, une foule a accueilli le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl en criant «Einheit! Einheit! Einheit!» («Unité!»).

L’Otan, avait déclaré [Gorbatchev], était «une organisation conçue dès le début pour être hostile envers l’Union soviétique».

À quelques pas de là se trouvait un officier du KGB nerveux mais déterminé, qui venait de passer des semaines à brûler des montagnes de documents en prévision de potentielles attaques contre son poste par des foules en colère. L’immense volume de cendres produit détruisit le poêle du bâtiment. Des années plus tard, des journalistes russes interviewèrent l’ancien officier à propos de son travail en Allemagne. «Nous nous intéressions à tout ce qui pouvait concerner l’adversaire principal», expliqua Vladimir Poutine. Cet adversaire, l’Otan, allait continuer à obséder les dirigeants russes pendant des années.

Dès 1990, les communistes est-allemands, explosant sous le poids des conflits internes et du dégoût de la population, étaient devenus une force politique en bout de course, et le secrétaire général soviétique Mikhaïl Gorbatchev avait commencé à accepter l’idée de la réunification de l’Allemagne. Ce qu’il s’obstinait à réclamer en revanche, c'était que l’Allemagne unifiée ne puisse pas faire partie de l’Alliance atlantique. L’adhésion de l’Allemagne à l’Otan, expliqua Gorbatchev à des journalistes allemands et soviétiques, était «absolument hors de question».  

Gorbatchev et ses successeurs russes ont toujours maintenu qu’ils s’étaient trompés en laissant l’Alliance s’étendre vers l’est. L’Otan, avait déclaré le leader soviétique, était «une organisation conçue dès le début pour être hostile envers l’Union soviétique». «Toute extension de la zone de l’Otan», avait-il déclaré au secrétaire d’État James Baker, serait donc «inacceptable.» Et pourtant, quand l’Allemagne se réunifia en octobre, il ne put rien faire pour empêcher l’Est du pays de se retirer du pacte de Varsovie et de rejoindre l’Otan.

La troisième voie de Clinton

Après la chute de Gorbatchev et de l’Union soviétique en 1991, le président russe Boris Eltsine continua de mettre la question en avant auprès de son homologue à la tête des États-Unis. Ceux-ci, déclara-t-il au président d’alors Bill Clinton, étaient «en train de semer les graines de la méfiance», en faisant miroiter une adhésion à l’Otan aux anciens États membres du pacte de Varsovie. Pour un dirigeant russe, «accepter que les frontières de l’Otan s’étendent vers celles de la Russie constituerait une trahison envers le peuple russe», déclara-t-il à Clinton, lors d’une rencontre au Kremlin en 1995.

Le ministre de la Défense Pavel Grachev déclara quant à lui aux dirigeants polonais que ses compatriotes voyaient l’Alliance atlantique comme un «monstre dirigé contre la Russie». Le chef des services de renseignement extérieurs Yevgeny Primakov, qui allait ensuite devenir ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre, soutint que l’expansion de l’Otan obligerait la Russie à adopter une posture de défense plus énergique. «Ce n’est pas pour nous une question uniquement psychologique, insista-t-il auprès du diplomate américain Strobe Talbott en 1996. C’est une question sécuritaire.» Le conseil de politique étrangère et de défense du gouvernement russe avertit que l’élargissement de l’Otan ferait «des pays baltes et de l’Ukraine … une zone d’intense rivalité stratégique».

La résistance de la Russie laissa à Clinton deux options sensées. Il pouvait l’ignorer et insister pour étendre l’Otan, en se disant que «c’est ainsi que fait la Russie» et qu’elle harcèlerait et dominerait ses voisins si elle n’était pas contenue par la menace ou par la force militaire. C’était la position républicaine à l’époque, qui avait été énoncée dans le «contrat avec l’Amérique» que le parti avait proposé en 1994. L’autre option était de ne rien faire tant que le comportement de la Russie n’irait pas à l’encontre de ses promesses de respecter la souveraineté de ses voisins. C’était la position de l’ancien ambassadeur auprès de l’Union soviétique George Kennan.

«Nous nous sommes engagés à protéger tout un groupe de paysalors que nous n’avons ni les moyens ni l’intention de le faire sérieusement.»

George Kennan, diplomate et politologue

Mais Clinton, fidèle à lui-même, choisit une troisième voie, consistant à étendre l’Otan sans y investir trop de moyens, considérant que l’alliance ne faisait pas face à une réelle menace. En 1996, Ronald Asmus, qui était sur le point de devenir un personnage influent dans l’administration Clinton, argua que les coûts de l’expansion de l’Otan seraient modestes, car «celle-ci tendait à éviter la confrontation avec la Russie, pas à se préparer à une nouvelle menace russe».  

«Sommes-nous vraiment capables de convaincre les Européens de l’Est que nous les protégeons, en même temps que nous convainquons les russes que l’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la Russie?», s’interrogea le sénateur démocrate Sam Nunn, incrédule, lors d’un discours à des dirigeants de l’armée. Talbott prévint dans une note interne qu’«une Otan étendue qui exclut la Russie ne parviendrait pas à contenir les tendances expansionnistes rétrogrades russes» et, au contraire, «ne ferait que les provoquer».

Richard Holbrooke, alors envoyé spécial de Clinton pour les Balkans, avait balayé de la main cet avertissement. En 1998, il écrivait dans le World Policy Journal que les États-Unis pouvaient «avoir le beurre et l’argent du beurre, […] et dans quelques années, les gens repenseront à ce débat en se demandant à quoi cela rimait. Ils verront bien que rien n’a changé dans les relations entre la Russie et l’Ouest».

Holbrooke n’aurait pas pu plus se tromper. «Nous nous sommes engagés à protéger tout un groupe de pays», déclarait en 1998 George Kennan, alors âgé de 94 ans, au journaliste du New York Times Tom Friedman, «alors que nous n’avons ni les moyens ni l’intention de le faire sérieusement».

Centralité stratégique du «cœur du monde» eurasien

L’avenir allait lui donner raison. Le pari de Clinton allait pousser une Otan mal équipée à se retrouver face à une Russie de plus en plus amère et autoritaire. Quelques jours après l’adhésion à l’Otan de la République tchèque, de la Hongrie et de la Pologne, en mars 1999, l’alliance a débuté une campagne de bombardements de trois mois contre la Serbie –un pays slave et orthodoxe, comme l'est la Russie. Ces attaques contre un pays frère ont scandalisé le grand public russe, notamment parce qu’elles n’étaient pas menées pour défendre un membre de l’Otan, mais pour protéger la population musulmane du Kosovo, qui était alors une province de la Serbie.

Les actions de l’Otan dans l’ex-Yougoslavie, en Bosnie en 1995 comme en Serbie en 1999, répondaient à des objectifs nobles: mettre fin au massacre d’innocents. L’expansion de l’Otan dans les anciens pays membres du pacte de Varsovie, au contraire, garantissait que les Russes ne verraient pas les choses ainsi. Moscou savait que ses anciens vassaux, en rejoignant l’alliance, s’étaient à présent engagés à soutenir les politiques de l’Ouest, même face aux intérêts russes. Plus l’Otan s’étendait vers l’est, plus elle serait menaçante.

Cela a semblé particulièrement clair lorsque des membres de l’Otan ont commencé à mener des opérations hostiles à la Russie, qu’ils n’auraient jamais faites hors de l’alliance. En 2015, par exemple, la Turquie a abattu un avion de chasse russe qui avait fait irruption dans son espace aérien depuis la Syrie, où il bombardait des opposants au régime de Bachar el-Assad.

«Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle le cœur du monde; qui contrôle le cœur du monde contrôle l’île-monde; qui contrôle l’île-monde contrôle le monde.»

Halford Mackinder, père fondateur de la géopolitique

«L’espace aérien turc est l’espace aérien de l’Otan», avait ostensiblement déclaré le ministre des Affaires étrangères turc à la Russie, après l’attaque. La Russie avait bien noté. «La Turquie n’a pas agi uniquement pour son propre compte, mais a impliqué toute l’alliance nord-atlantique, avait déclaré le Premier ministre Dmitri Medvedev, dans un entretien avec le magazine Time. C’est extrêmement irresponsable.»

En tentant d’assurer les Russes que l’Otan n’était pas une menace, l’administration Clinton avait considéré que des intérêts russes légitimes, dans une ère poursuivant la glasnost et la perestroïka, ne rentreraient pas en conflit avec les intérêts de l’Otan. Mais cette vue présumait que la Guerre froide avait été menée sur une base idéologique plutôt que géographique.

Halford Mackinder, un des pères de la géopolitique, aurait ri d’une telle méprise. Mackinder, qui mourut en 1947, l’année du lancement de la doctrine Truman et du plan Marshall, avait attiré l’attention des responsables politiques sur la centralité stratégique du «cœur du monde» eurasien, dominé par la Russie. «Qui contrôle l’Europe de l’Est, écrivait-il en 1919, contrôle le cœur du monde; qui contrôle le cœur du monde contrôle l’île-monde; qui contrôle l’île-monde contrôle le monde». Ce sont les idées de Mackinder –plutôt que celles de Marx– qui expliquent le mieux la Guerre froide.

La Russie, un pays impossible à défendre

L’éternelle peur de l’invasion qui orientait alors la politique étrangère russe continue de le faire aujourd’hui. «La base de la vision névrosée des affaires étrangères du Kremlin, c’est le sens de l’insécurité traditionnel et instinctif de la Russie», avait écrit Kennan dans son célèbre télégramme de 1946. Vaste, très inégalement peuplée et faisant face à de grands défis de transport, la Russie avait une tendance naturelle à se fissurer.

En prenant du recul, la Russie était «un pays qui n’avait jamais connu un voisin amical». Sa caractéristique principale était l’impossibilité de le défendre. En l'absence de chaînes de montagnes ou de mers pour en défendre les frontières ouest, la Russie avait subi pendant des siècles des invasions répétées. Le paysage et l’histoire avaient encouragé l’émergence d’un pouvoir très centralisé et autocratique, obsédé par sa sécurité interne et externe. Les communistes n’avaient été qu’une des incarnations de ce pouvoir, spécifique à l’époque où elle avait émergé.

Les frontières occidentales du pays ont toujours été particulièrement vulnérables. La masse terrestre européenne qui s’étend à l’ouest des frontières de la Russie constitue une grande péninsule entourée au nord par la mer Baltique et la mer du Nord, à l’ouest par l’océan Atlantique et au sud par la mer Noire. La Russie, quant à elle, ne dispose que de rares accès à la mer. L’océan Arctique est très éloigné de ses centres de peuplement, et les rares ports du pays sont largement inutilisables en hiver. Les eaux turques au sud, comme les eaux scandinaves au nord, peuvent facilement être bloquées. Pendant la Guerre froide, les bases aériennes norvégiennes, britanniques et islandaises compliquaient également l’accès de la Russie aux mers ouvertes.

En raison de ses options défensives restreintes, la doctrine militaire russe s’est historiquement construite sur l’offensive.

Mais ces problèmes ne sont pas apparus au XXe siècle. Dans la dernière partie du XIXe siècle, la Russie avait été «contenue» par la France et la Grande-Bretagne, tant dans les Balkans qu’au Moyen-Orient, en Inde et en Chine –bien avant que Kennan ne fasse du «containment» [«politique d'endiguement», en français, ndlr] un terme familier.

En raison de ses options défensives restreintes, la doctrine militaire russe s’est historiquement construite sur l’offensive. La Russie a tenté de dominer ses voisins, de façon à empêcher d’autres puissances d’utiliser ses frontières contre elle. Alors que l’Ouest considère la peur russe de l’invasion infondée, l’histoire a démontré aux dirigeants russes que les intentions des puissances étrangères sont d’ordinaire dissimulées ou changeantes. Chaque époque amène sa nouvelle menace existentielle: il y aura toujours face à la Russie un nouveau Napoléon ou un nouvel Hitler.

Après la Seconde Guerre mondiale, la menace, du point de vue du Kremlin, était l’encerclement capitaliste mené par Washington et son pantin ouest-allemand. L’incorporation de l’Ukraine, du Belarus (1922) et des pays baltes (1940) dans l’Union soviétique, ainsi que la création d’États tampons plus loin vers l’est, renforçaient la sécurité de la Russie aux dépends de l’Ouest.

En 1949, le partage du contrôle sur l’Allemagne avait créé un équilibre stable, qui a survécu quatre décennies. Mais une fois que Moscou a perdu le contrôle de Berlin en 1989, la marge défensive de la Russie s’est effondrée, l’obligeant à se retirer dans des frontières plus loin vers l’est qu’elles ne l’avaient été depuis le XVIIIe siècle.

Renforcement de la zone tampon

Dans son discours sur l’État de la nation de 2005, le président russe Vladimir Poutine, l’ancien officier du KGB qui avait été sur la ligne de front des opérations clandestines de Moscou contre l’Otan dans les années 1980, avait décrit l’effondrement de l’Union soviétique comme la «plus grande catastrophe géopolitique» du XXe siècle. Une grande partie de ses mandats de président a été consacrée à restaurer certains éléments de l’espace économique et de la zone de sécurité frontalière de l’Union soviétique pour faire face à l’expansion de l’Otan et de l’Union européenne, ainsi qu’à empêcher les anciennes parties de l’empire soviétique de menacer les intérêts de la Russie d’aujourd’hui.

Tandis que les conflits militaires en Moldavie, en Géorgie et en Ukraine ont été attribués aux tentatives agressives du Kremlin de remettre en place des éléments de l’empire soviétique, il faut noter que de toutes les régions sécessionnistes, la Russie n’a annexé que la Crimée, qui héberge la flotte de la mer Noire russe. La raison n’en est pas seulement morale: l’annexion de territoires pro-russes aurait renforcé les forces pro-occidentales dans les autres parties de chacun de ces pays et menacerait le but principal de la Russie, qui reste de maintenir les dits pays en dehors de portée des institutions occidentales. La présence de conflits gelés dans ces trois pays les empêche de devenir membres de l’Otan. L’alliance a toujours rejeté les candidats à l’adhésion faisant face à des conflits frontaliers non-résolus, des conflits territoriaux internes, ou ayant des capacités militaires insuffisantes pour s’assurer une défense nationale crédible.

Dans les cas de la Géorgie et de l’Ukraine, le moment des interventions militaires russes a coïncidé avec leur accès à des étapes concrètes vers l’adhésion à l’Otan. Les territoires séparatistes combinés, dans les faits sous contrôle russe, forment à présent un arc protecteur de grande valeur le long de la frontière ouest et sud-ouest de la Russie. Tout comme Staline avait renforcé la zone tampon de l’Union soviétique pour répondre au plan Marshall, auquel il soupçonnait Washington d’adjoindre la force militaire, Poutine a renforcé la zone tampon de la Russie en réponse à l’expansion de l’Otan.

La Russie est [...] trop vaste et puissante pour s’intégrer aux institutions occidentales sans les changer fondamentalement, et trop vulnérable aux intrusions de l'Ouest pour accepter sa mise à l’écart.

Une conversation entre Poutine et l’ancien dirigeant israélien Shimon Peres, peu avant la mort de ce dernier en 2016, synthétise le mieux les idées du président russe. Peres s’était souvenu lui avoir demandé «Pourquoi les Américains ont-ils besoin de l’Otan?», ce à quoi Poutine avait répondu: «Quelle armée veulent-ils combattre? Croyaient-ils que je ne savais pas que la Crimée est russe et que Kroutchev l’avait offerte à l’Ukraine en cadeau? Je ne m’en préoccupais pas, jusqu’à ce qu’ils décident avoir besoin des Ukrainiens dans l’Otan. Pour quoi faire? Je ne les ai pas touchés».

Ce ne sont pas les mots d’un idéologue, ou le miroir d’un dirigeant russe plus impitoyable que les autres. Après tout, Gorbatchev –que l’on ne peut accuser d’être un fan de Poutine– a lui aussi soutenu l’annexion de la Crimée, tout comme les actions militaires russes en Géorgie. Il a également écrit dans ses Mémoires que l’Ouest avait été «aveugle aux sentiments que l’expansion de l’Otan suscitait» en Russie.  

Les dirigeants occidentaux n’ont pas besoin de sympathiser avec la Russie, mais s’ils souhaitent mettre en œuvre une politique étrangère efficace, ils ont besoin de la comprendre. Le communisme a beau avoir disparu d’Europe, la géographie de la région n’a guère changé. La Russie est, comme toujours, trop vaste et puissante pour s’intégrer aux institutions occidentales sans les changer fondamentalement, et trop vulnérable aux intrusions de l'Ouest pour accepter sa mise à l’écart.

On se souvient du plan Marshall, qui avait cimenté la Guerre froide, comme de l'un des grands succès historiques de la politique étrangère des États-Unis, non parce qu’il était visionnaire, mais parce qu’il avait fonctionné. Et il avait fonctionné parce que les États-Unis avaient accepté la réalité d’une sphère d’influence russe qu’ils ne pouvaient pénétrer sans sacrifier leur propre crédibilité et le soutien des peuples.

Les grands moments de l’exercice de l’État sont fondés sur le réalisme autant que sur l’idéalisme. C’est une leçon que les États-Unis devraient méditer à nouveau.

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