Politique

Il y a quarante ans, on assassinait le numéro deux du Front national

Retour sur la vie, ou plutôt les vies (et la mort trouble) de ce personnage oublié qui a tant compté dans l'extrême droite française.

Jean-Marie Le Pen assiste aux obsèques de François Duprat, le 22 mars 1978 en l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris. | AFP
Jean-Marie Le Pen assiste aux obsèques de François Duprat, le 22 mars 1978 en l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris. | AFP

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La veille du récent congrès du Front national, Jean-Marie Le Pen a publié un communiqué pour confirmer qu'il rendrait hommage ce 18 mars 2018 à François Duprat (1940-1978), numéro deux du FN assassiné il y a quarante ans jour pour jour. C'est, bien sûr, un message politique.

Au congrès de Tours, en 2011, au moment où il passait la présidence à sa fille, il avait déjà rappelé cette figure, héros fondateur du renouveau de l'extrême droite pour les uns, démon originel pour les autres. Duprat avait été un stratège et un théoricien des extrêmes droites: responsable de la propagande du mouvement Occident, cerveau du mouvement Ordre nouveau, il est celui qui a proposé et imposé la stratégie de création du Front national.

Numéro deux du FN, il est aussi celui qui a théorisé le passage d'une propagande anti-communiste à une nouvelle ligne, basée sur la dénonciation du coût social de l'immigration en période de chômage. Quarante ans après sa mort, survenue dans sa voiture après l'explosion d'une bombe, Duprat est devenu un signe, un mot de passe. Son assassinat jamais élucidé a provoqué d'autant plus de fantasmes et théories que sa vie fut particulière.

Un manipulateur manipulé

La vie de Duprat est particulièrement délicate à résumer en quelques mots. Avec Joseph Beauregard nous lui avons consacré un webdocumentaire et un ouvrage en 2011-2012 et, surtout, des années de nos vies.

Parce que l'homme menait de nombreuses vies parallèles, mais aussi parce que, ogre ironique, il aimait à se jouer des autres. Quand il parlait de sa vie, il mentait. Durant la guerre d'Algérie, alors qu'il est poursuivi devant la Cour de sûreté de l’État pour sa participation au maintien de l'organisation dissoute Jeune Nation, il réinvente tant sa famille qu'il s'ajoute une sœur. Aux journalistes et aux militants de son milieu, il raconte avoir été trotskyste avant que de devenir néofasciste –une étiquette qu'il assumait, même si c'est lui qui a popularisé en France l'expression de «nationalisme-révolutionnaire».

En fait, il a viré à l'extrême droite radicale dès ses 14 ans. Le trotskysme avait séduit son frère, mais cela n'a jamais empêché Duprat de suffisamment bien connaître le milieu pour en vendre ses analyses aux Renseignements généraux. Service qu'il fréquente tant que j'ai pu reconnaître la matrice de ses ouvrages sur l'histoire des extrêmes droites dans divers anciens rapports des RG pour lesquels j'ai obtenu des dérogations ces deux dernières années.

François Duprat a aussi toujours dissimulé le fait que son père, Joseph, avait été membre des services de renseignements de la Résistance. Joseph Duprat était un républicain de gauche, lié aux frères Daniel et Claude Doustin, deux hommes du contre-espionnage français. Daniel Doustin a même dirigé la Direction de la  surveillance du territoire (DST) de 1961 à 1964, et, en même temps, organisé un service de renseignement non-officiel, le Bureau de Liaison (BDL), ancêtre de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste. L'officier de police judiciaire qui a arrêté Duprat dans le cadre des poursuites pour le maintien de l'organisation dissoute Jeune Nation et qui en a fait son informateur est d'ailleurs un cadre supérieur du BDL. Ce policier traverse les affaires retentissantes des décennies durant, de celle de l'Observatoire à celle sur l'assassinat du ministre Jean de Broglie.

Contre-espionnage et internationale fasciste

Après l'attentat qui a tué Duprat, la presse s'était largement fait l'écho de l'hypothèse qu'il fut un informateur de la Direction de la  surveillance du territoire, et que ce soit cela qui lui ait coûté la vie. Les journalistes s'appuyaient sur un tract réalisé par des ennemis de Duprat au sein de l'extrême droite. Après vérification, que nous menèrent, toutes les informations qui figuraient dans le document étaient fausses.

Malgré cela, le démontage des informations de ce tract ne liquide nullement la question des liens aux services de renseignement, puisqu'il semble bien qu'effectivement Duprat ait pu donner des informations à la DST sur ses relations internationales. Cette question a également été évoquée pour le Mossad, les services israéliens ayant besoin à l'époque de contacts chez les antisémites pour leur traque des anciens nazis. Or Duprat, était au cœur de nombreux réseaux internationaux des extrêmes droites, et pouvait donc fournir des informations sur des radicaux de divers pays.

Considérant que le fascisme était une idéologie qui ne se limitait pas à une époque ou à l'Europe, il avait aussi eu des contacts avec la Ligue arabe, le régime du Nigéria ou en Syrie. Admirateur du pouvoir syrien, alors souvent présenté dans la presse française comme proche de l'extrême gauche, c'est lui qui a fait comprendre aux nationalistes français qu'un tel type de régime pouvait être un modèle et un allié. Un raisonnement qui s'est imposé et est devenu très visible ces dernières années.

Antisémite et négationniste

La tombe de Duprat est devenue un lieu de pélerinage tant pour le FN que pour les radicaux. Les trente-cinq députés obtenus par le FN en 1986, en grande part des notables issus de la droite, y furent emmenés par Jean-Marie Le Pen, afin qu'ils comprennent bien qu'ils étaient dorénavant solidaires de l'histoire des extrêmes droites.

Marine Le Pen, elle, ne l'évoque jamais. Il est vrai que la mémoire de Duprat est très liée à la question de son antisémitisme obsessionnel.

Duprat arguait que le «sionisme» était une réalité mondiale de destruction des peuples et des nations. Pour lui, la France était tout aussi occupée que la Palestine par ces «sionistes». Négationniste, il affirmait que cette domination juive avait été permise par l'invention de l'extermination des juifs d'Europe. D'ailleurs, c'est la question d'un hommage sur sa tombe qui a provoqué une crise passagère dans le mouvement d'Alain Soral, «Égalité et Réconciliation». Précisons que si, pour les extrêmes droites, dans leurs propos publics (en «off» c'est tout autre chose souvent), c'est souvent le Mossad qui a été désigné comme étant l'assassin, tous les éléments disponibles sur l'attentat indiquent qu'il serait le fruit de milieux français spécifiques.

L'oublier?

À dire vrai, il n'y a aujourd'hui pas grand monde pour se soucier de cette mémoire, au-delà de l'hommage rendu par Jean-Marie Le Pen dimanche dernier. Il y a bien eu une émission d'une web-radio d'extrême droite, mais quasiment toutes les informations données y sont fausses. Christian Bouchet, figure du nationalisme-révolutionnaire, a tenu le 18 mars au soir une conférence dédiée au sujet. En tant qu'éditeur, il vient de publier le premier recueil de textes politiques écrits par Duprat, fournissant ainsi enfin un accès direct à la prose du théoricien assassiné, et en y ajoutant quelques pages d'hommages et témoignages de mise en perspective. Carl Lang, ancien numéro deux du FN, entré au parti en 1978 suite à l'assassinat de Duprat et poussé dehors par Marine Le Pen, a demandé une réouverture de l'enquête:

 

 

Du côté des médias généralistes, on ne peut guère citer pour l'instant qu'une récente émission de France Inter. Est-ce contrariant? Cela pose en creux un souci démocratique. L'attentat contre Duprat se situe lors d'une période de violences politiques inexpliquées. Parmi celles-ci, la mort de l'ancien ministre Robert Boulin et celle du militant anticolonialiste Henri Curiel ont récemment donné lieu à une réouverture des enquêtes judiciaires. Faut-il s'en contenter?

Enquêter sur l'assassinat d'un fasciste antisémite ne permet certes pas de se parer des atours de la défense de la «belle cause». Mais, en démocratie, l'assassinat d'un homme ne peut faire l'objet d'une attention qui soit fonction de son positionnement idéologique. Les pouvoirs publics ne sauraient certes réouvrir toutes les enquêtes. Cependant, sans qu'il y ait nécessité à rechercher une vérité judiciaire, il devrait être rationnel d'ouvrir les débats et les archives pour permettre une meilleure connaissance de cette phase terroriste. Garder le couvercle au-dessus des cadavres, n'est-ce pas «l'ancien monde»? Établir, par exemple, une commission de recherches et analyses chargée de mettre au clair ce qui a dysfonctionné durant ce moment serait le signe d'une certaine maturité de la démocratie française.

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