Culture

Les polars que vous allez aimer lire viennent d'Afrique

Pour la première fois cette année, le salon du livre de Paris ouvre un espace dédié au roman noir. Et en la matière, il est temps de quitter les pays scandinaves pour d'autres latitudes.

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Temps de lecture: 5 minutes

C’était en 1937. Avec Mort sur le Nil, Agatha Christie délocalisait l’intrigue de la campagne anglaise vers l’Égypte. Mais depuis la naissance du genre policier, sous la plume de l’Américain Edgar Allan Poe avec Double assassinat dans la rue Morgue (1841), la toile de fond des polars oscille souvent entre une île suédoise isolée et les quartiers obscurs de New York. Les intrigues africaines sont, elles, plus rares. 

Rares, mais loin d’être inexistantes.

«C’est dangereux de parler du polar africain car il existe plusieurs polars africains selon qu’ils soient francophones, anglophones, lusophones… Il existe aujourd’hui très peu d’études pour définir le lectorat local mais il existe bel et bien, sans parler des lecteurs issus de la diaspora ou du lectorat occidental qui recherche de l’exotisme. Dans ce cas, on peut parler d’une vraie émergence», explique la spécialiste des romans policiers, Karen Ferreira-Meyers, de l’université du Swaziland. 

L’Afrique, un polar à ciel ouvert

Sensibles à cette tendance, les éditeurs occidentaux consacrent une place nouvelle à ces auteurs. La maison d’édition Plon, qui a lancé la collection Sang neuf en 2017, compte parmi sa poignée d’auteurs –une dizaine– l’emblématique Janis Otsiemi. Surnommé le James Elroy gabonais, il a déjà sévi avec une demi-douzaine de romans. Lors du lancement de son dernier, Tu ne perds rien pour attendre, il comparait l’Afrique à un «polar à ciel ouvert»:

«Je suis venu au polar par effraction. En 2000, j’ai publié un roman assez poétique. Mais mes amis ne se sont pas reconnus et m’ont demandé d’écrire un texte dans lequel je pouvais raconter les galères qu’on vit dans les quartiers. Pour moi le polar est une manière de parler du monde derrière la carte postale, celui qu’on ne voit pas.»

Chez Otsiemi, Libreville est plus qu’un décor. Comme le New York de Paul Auster, ou le Marseille de Jean-Claude Izzo, la ville devient un personnage à part entière. Lydie Moudileno, professeure de littérature française et littérature comparée à l’université de Pennsylvanie, questionne l’identité africaine dans les polars. La chercheuse explique dans son essai Le droit d’exister: Trafic et nausée postcoloniale que «le décor post-colonie est idéal pour le polar»:

«D’emblée, on voit qu’il existe certaines similarités entre l’univers de la post-colonie et l’univers du polar. Entre autres: le règne de la violence, de l’arbitraire, de la corruption généralisée, et la prolifération de réseaux de pouvoir. Jean-Patrick Manchette [écrivain français, auteur de romans policiers et critique littéraire, ndlr] parlait de l’univers du polar comme d’un “chaos sans vertu”. À bien des égards, on pourra dire la même chose de l’univers de la post-colonie.»

«Taxé de divertissement bourgeois par l’intelligentsia africaine»

 

En prenant l’exemple du roman Les Trafiqueurs, de l’ivoirien de Lucio Mad, publié chez Gallimard en 1995, Lydie Moudileno parle d’une «littérature par le bas» qui s’attache à représenter «des univers en marges du monde occidental». Sous la plume des auteurs africains, le roman policier vient ausculter des pans souvent opaques de la société: des crimes liés aux croyances comme dans Sorcellerie à bout portant d’Achille Ngoye; le trafic de drogue comme chez Abasse Ndione; mais aussi des problématiques socio-économiques liées à la réalité d’une Afrique dans une époque postcoloniale: corruption, violence policière, racisme, immigration comme dans la série policière du marocain Driss Chraïbi

Sylvère Mbondobari, maître de conférences à l’université de la Sarre, explique dans son étude Le peuple dans le roman policier francophone: Discours et interdiscours, que le polar africain se conçoit «comme une variante possible d’un canevas prédéterminé par la tradition occidentale». Cette conclusion fait écho aux propos de la doctorante en littérature, Fanny Brasleret, qui estime que le polar a longtemps été perçu négativement sur le continent africain:

«Considérée comme une sous-littérature dans les pays francophones comme dans l’Hexagone, cette catégorie romanesque était de surcroît taxée de divertissement bourgeois par l’intelligentsia africaine.» 

Réinventer la langue, repenser les codes

Sur l’ensemble du continent, le polar a connu une nouvelle dynamique en parallèle des mouvements d’émancipation (décolonisation et fin de la ségrégation). Karen Ferreira-Meyers observe que ce phénomène est très marquant en Afrique du Sud.

 «Depuis la fin de l’Apartheid, en 1991, il y a eu un véritablement boom du polar. Depuis ce changement politique, on trouve en librairie un nouveau roman policier tous les mois. La fin de l’Apartheid a tellement changé l’environnement politique qu’on a pu se concentrer sur autre chose. Auparavant, la police était si présente que personne n’en parlait, c’était un vrai tabou.»

Mais l’émergence d’un genre policier africain questionne le travail sur la langue.

«La plupart des romans policiers sont écrits dans la langue coloniale. Un polar écrit en kiswahili suscite d’autres réactions, on sent auprès du lecteur un véritable plaisir de lire un roman ancré dans le quotidien. Chez les francophones ou anglophones, il y a un travail sur la langue mais qui est moins poussé que dans les romans classiques», note la chercheuse.

Depuis le mouvement littéraire de la négritude, les auteurs francophones ne cessent de s’interroger sur l’écriture en langue française, de se l’approprier et la remodeler. Avec le roman policier aux racines si euro-américaines, le même phénomène d’appropriation émerge avec la jeune génération. 

Génération hybride

L’auteur ghanéen Nii Ayikwei Parkes publiait son premier roman Notre quelque part en 2014 (éditions Zulma). Dans un village, une jeune femme découvre une scène mystérieuse qui entraîne l’arrivée de la police criminelle. L’histoire est contée par deux voix, un ancien du village et un jeune médecin légiste de retour à Accra après ses études en Angleterre.

De passage au festival Atlantide de Nantes en février dernier, cet écrivain anglophone né en 1974, mais aussi parfaitement francophone et amateur du spoken word, la littérature déclamée, expliquait:

«Les gens de ma génération, on est des hybrides. On a deux cultures, celle de notre pays, celle du pays où l’on a étudié, on a un lien avec le village et un lien avec la ville. On parle un mélange de langues, on saute de l’une à l’autre en permanence. C’est comme ça dans toutes les villes en Afrique!»  

Dialecte du village, langage urbain, proverbes, jargon médico-légal, c’est tout un microcosme linguistique qui chahute les codes de l’anglais classique et s’adapte à une réalité actuelle. Tout comme le genre policier très stéréotypé et codifié. L’auteur nigérian Leye Adenle a publié en 2016 son premier roman, Lagos Lady (aux éditions Métaillé): un journaliste britannique fraîchement débarqué dans la métropole nigériane découvre le corps d’une prostituée aux seins coupés.

«Les policiers, c’est souvent comme à la James Bond. C’est toujours un homme qui sauve des gens, et il y a une jolie jeune fille qui fait des trucs avec lui, on ne sait pas trop bien quoi, raille Leye Adenle. Dans Lagos Lady, on retrouve ce code récurrent de l’homme blanc qui entame un voyage; l’homme qui arrive dans une ville… Mais l’histoire n’est pas à propos de lui! Le héros, c’est la femme Amaka. C’est elle qui agit, c’est elle qui sauve des vies. » 

En évoquant la corruption et les violences faites aux femmes, Leye Adenle casse autant les poncifs d’une Afrique barbare que les règles du polar. Hybride et multiculturelle, la nouvelle génération d’auteurs de polar africain incarne cette «zone de contact» qu’évoque Eloïse Brezault, enseignante à l’université de New York, dans la Revue de littérature comparée, en déployant un polar où «les codes du discours occidental sont maîtrisés, analysés et digérés de manière subversive pour mettre en lumière l’hybridité et l’intertextualité». L’enquêtrice botswanaise Precious Ramotswe prend des airs de Miss Marple –troquant le Earl Grey pour du rooibos– dans un monde parfois empreint d’une noirceur à la Joseph Conrad. Leye Adenle se nourrit de l’héritage de Quentin Tarantino... Le Gabonais Janis Otsiemi s’affirme lui-même influencé par Jean-Claude Izzo ou James Elroy. Ce mélange des genres a séduit son éditeur, comme le raconte Marc Fernandez, en charge de la collection Sang Neuf chez Plon:

«En France, on a une tradition du roman engagé plutôt de gauche. Ça se retrouve chez Janis Otsiemi car il pointe du doigt ce qui ne va pas –la corruption, les inégalités; il n’hésite pas à taper sur Ali Bongo, ce qu’il ne pourrait pas faire dans la presse. Mais en même temps, on n’est plus au 36 quai des Orfèvres. Il nous trimballe dans Libreville. Janis Otsiemi revient à l’origine du genre mais à la sauce gabonaise. Il renouvelle le polar à sa manière.» Comme le fait tout un continent.

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