Monde

Des imams turcs contre «le pseudo-djihad de ces chiens de l’enfer de l’État islamique»

L'intervention turque à Afrin en Syrie repose la question des relations entre djihadistes salafistes et pouvoir turc. Enquête.

Un imam devant le drapeau turc |Aris Messinis / AFP
Un imam devant le drapeau turc |Aris Messinis / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

En Turquie, les plateaux de télévision font la part belle aux théologiens. Certains imams y produisent même leur propre show. Un jour de juillet 2014, calotte vissée sur la tête et barbe broussailleuse, Ahmet Cübbeli, de l’influente confrérie des Naqshbandi, tente de  décourager les Turcs de rejoindre les rangs de Daech. C’est un théologien austère et strict. Il représente un courant très traditionnaliste:

«Si vous voulez pousser un musulman à prier cinq fois par jour, déclare-t-il, si vous pouvez le sauver de l’alcool, des jeux et de la fornication, ou si vous pouvez convertir un non-musulman c’est très bien, vous devez agir dans ce sens et prier pour le bien des gens. Mais éloignez-vous de ce mouvement [Daech], ne croyez pas qu’il s’agisse du djihad!»

Le pouvoir se tait, les imams font leur show à la télé

Quoiqu'elles l'aient classé comme groupe terroriste en septembre 2013, les autorités turques n'ont pas vu en Daech une menace réelle pour la Turquie. D’autant qu’elles partageaient avec ce groupe deux ennemis communs: Bachar el-Assad et les kurdes autonomistes du PKK-PYD. D’où le soutien tacite, voire actif, d’Ankara vis-à-vis des djihadistes salafistes, laissant l’organisation État islamique (EI) contrôler des réseaux de passeurs, transformer certaines zones du sud-est de la Turquie en base arrière logistique et multiplier les cellules dans tout le pays.

Si le pouvoir politique a largement laissé faire, jusqu’à mi-2015, voire début 2016, il en a été tout autrement des imams et théologiens turcs. Ces derniers se sont souvenus des guerres d’Afghanistan (années 1980) puis de Bosnie (années 1990). Elles avaient attiré de nombreux combattants turcs. L’histoire risquait de se répéter, se sont-ils dit. Mais cette fois au profit de l’organisation État islamique, de l’autre côté de la frontière.  

Résultat: disputes, arguments, contre-arguments se sont multipliés dans l’univers de la mosquée. Dans un certain désordre d’abord, avant que l’organe chargé de formuler les fatwas au sein de la Diyanet (Présidence des affaires religieuses, rattachée au premier ministre) tente de reprendre les choses en main et donne la ligne officielle en 2015.

«Certes, cela amusait certains religieux turcs de voir que l’islam remportait des victoires dans la zone syro-irakienne. Cependant une grande majorité des théologiens, et en particulier ceux des confréries, considèrent le wahhabisme [de Daech] comme hérétique. Ainsi Daech est d’abord un problème théologique pour les imams turcs, pas un problème géopolitique», résume le spécialiste de l’islam turc, chercheur français au CNRS, Thierry Zarcone.     

Nostalgiques du califat

Quand les djihadistes salafistes détruisent le mur de sable qui marque la frontière des accords de Sykes-Picot, conclus par Paris et Londres en 1916 sur les anciennes terres ottomanes entre la Syrie et l’Irak, ils font mouche. Ce que le chroniqueur islamiste turc Abdurrahman Dilipak confirme auprès de la journaliste française que je suis: «Comme Daech, je n’accepte pas les accords de Sykes-Picot, qui ont été imposés à l’empire ottoman par les Français et les Anglais.»  

Divergence en revanche lorsqu’en juin 2014, l’organisation État islamique conquiert Mossoul et proclame le califat. Ce geste résonne dans la mémoire collective endeuillée des Turcs car c’est le Parlement turc qui a mis fin au califat en 1924 après qu’a été déclarée la république de Turquie sur ce qu’il restait de l’empire ottoman. Or «Notre communauté musulmane est attachée au califat», souligne Abdurrahman Dilipak. Et le fait qu’Abou Bakr al-Baghdadi s’auto-proclame calife ne plaît pas à grand nombre de musulmans turcs conservateurs.

Ou radicaux, tels ceux réunis à Istanbul en mars 2016,  par la branche locale d’Hizb ut-Tahrir, une organisation islamiste, pour commémorer le 92e anniversaire de l’abolition du califat et rêver son retour sur les bords du Bosphore.

Plus récemment, début 2018, Yasin Aktay, porte-parole et responsable du département des Droits de l’Homme du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-nationaliste au pouvoir) rappelait que la Turquie était à la tête de la «Oumma» musulmane et représentait le califat

Majoritaire, cette colère rentrée de se voir «usurper» le califat –avec de surplus à sa tête un Irakien– a sans doute éloigné de nombreux Turcs radicaux de l’EI.

«L’islam turc, aussi bien dans l’Empire que dans la République, n’a jamais postulé le djihadisme violent ou l’extrémisme»

Sami Kiliç, journaliste franco-turc

Mais pas tous. Ainsi d’Halis Bayancuk, alias Abu Hanzala, fervent soutien de Daech, qui a longtemps pu circuler et professer sans être inquiété tandis que de 700 à 1.000 Turcs rejoignaient l’EI en Syrie entre 2013 et 2015 (3.000 au total en 2017, selon certaines estimations). D’ailleurs, l’organisation djihadiste crée des unités turques –animées par  des imams et des formateurs du pays –ainsi que des unités kurdes où l’on trouve des Turcs d’origine kurde.    

Dire que les musulmans turcs soutiennent Daech: un non-sens

Pour autant, selon le journaliste franco-turc Sami Kiliç dont le blog d’opposition décrypte les coulisses de l’actualité de son pays d’origine: 

«Dire que les musulmans turcs soutiennent Daesh, est un non-sens absolu. L’islam turc, aussi bien dans l’Empire que dans la République, n’a jamais postulé le djihadisme violent ou l’extrémisme. Sans doute une nette influence de l’école dite hanafite, où le raisonnement est un pilier du rite. De plus, la tradition de l'État fort chez les Turcs a écrasé toute forme d'hétérodoxie.»

Dans son bureau d’Istanbul, Bekir Karlığa, un théologien renommé, juge aussi que «nos imam hatip [collèges et lycées d’enseignement général destinés à former les imams mais ouverts à tous] et nos facultés de théologies sont des soupapes de sécurité vis-à-vis de Daech, à la différence des medressés.» Sur les rayons de la bibliothèque de ce savant qui conseille le Premier ministre turc, des livres prônent le «dialogue des civilisations», concept que le président Erdogan met pourtant régulièrement à mal...

Le chercheur Thierry Zarcone confirme quant à lui que «la pratique de l’islam en Turquie est effectivement contraire à celle de Daech. Depuis quinze ans, le gouvernement turc s’est lancé dans un important programme de rénovation des tombes et des couvents («tekke») de soufis. Or, pour l'EI, les mausolées n’ont aucune importance et sont détruits car les membres de Daech condamnent la vénération des saints. Voici une différence importante», explique l’auteur de La Turquie moderne et l’islam.

Des imams turcs accrochés aux hadiths, et d’autres pas

Le fond du problème est donc ailleurs: il concerne les hadiths, ces propos supposés prononcés par le prophète et devenus principes de gouvernance. Brandis par Daech, qui les applique littéralement, certains de ces hadiths font polémique. Les théologiens turcs traditionnalistes ne les utilisent pas mais refusent de les évincer du corpus.     

Plus indépendant, moins communautariste, Mustafa İslamoğlu représente un islam intellectuel et réformateur. Lui dénonce ces savants islamiques turcs qui se taisent face à Daech parce qu’ils croient à la même «religion inventée» et se nourrissent des mêmes sources. Il enjoint les traditionnalistes de se débarrasser de ces hadiths et épingle leur pusillanimité.

Dans un autre genre, Ihsan Eliaçik, un théologien anti-capitaliste, conteste aussi les hadiths qui nourrissent Daech, et qui auraient, juge-t-il, encore trop d’importance dans l’islam turc. Mais Eliaçik est surtout l’un des plus virulents contempteurs de l’EI car il soutient le projet politique de confédéralisme démocratique, des Kurdes pro-Öcalan (PKK-PYD) qui se battent contre l’État islamique en Syrie. Résultat: «L’EI a inscrit mon nom sur la liste des personnes à abattre», raconte-t-il assis dans son bureau de Fatih à Istanbul, sous les portraits de Che Guevara, Charlie Chaplin, Karl Marx ou Proudhon, voisinant avec ceux de Malcom X, du bosniaque Izetbegovic et du Sheikh Bedreddin, un théologien du XVe siècle qui s’est révolté contre le Sultan.

«Quand vous verrez des drapeaux noirs, ne bougez pas de votre place, ne déplacez pas vos mains ni vos pieds. Après apparaitra une communauté d’immatures, à qui on n’accorde aucune importance.»

Hadith cité par Ahmet Cübbeli

Enfin, exilé aux États-Unis, l’imam Fethullah Gülen [accusé d’avoir fomenté la tentative de coup d’état militaire de juillet 2016] a publié une tribune dans Le Monde en décembre 2015. «Il y appelait les musulmans à “procéder à un examen critique de notre compréhension de la foi”. Pour un traditionnaliste, c’était assez osé. C’est dire le malaise créé par Daech», relève Sami Kiliç, qui a travaillé à Zaman France, un journal proche des idées de Fethullah Gülen.  

«Quand vous verrez des drapeaux noirs, ne bougez pas»

Car pour ceux de ces théologiens et imams qui ne veulent pas rejeter les hadiths en bloc, dénoncer Daech ne va pas de soi. Ahmet Cübbeli, l’imam de la télévision à la calotte et barbe broussailleuse, se trouve dans ce cas. Il a heureusement repéré un hadith qui s’inscrit dans le sens d’une condamnation des djihadistes salafistes et s’empresse de le citer pour prouver aux téléspectateurs tentés par Daech qu’ils font fausse route:

«Quand vous verrez des drapeaux noirs, ne bougez pas de votre place, ne déplacez pas vos mains ni vos pieds. Après apparaitra une communauté d’immatures, à qui on n’accorde aucune importance. Leurs cœurs sont comme des morceaux de métal. […] Ils appellent à la vérité, mais ne sont pas eux-mêmes des gens de vérité. […] Leurs cheveux sont longs et lâchés comme ceux des femmes...», déclare Ahmet Cübbeli sur Haberturk en juillet 2014 en reprenant mot pour mot le hadith.

Mais c’est sans doute l’intervention d’Hayrettin Karaman, lequel a l’oreille du président Erdogan, qui est la plus significative. Considéré comme une sommité dans le domaine du droit musulman, celui-ci assure dès août 2014 «que les conceptions et les pratiques des groupes Daech, Boko Haram et Al-Qaïda n’ont rien à voir avec l’islam. Ce n’est pas l’islam qui a enfanté ces groupes, leur lignée n’est pas légitime, ils sont issus d’autres pères sans liens de mariage.»

L'intervention d'Hayrettin Karaman indique que les plus hautes autorités de l’État veulent mettre de l’ordre dans ces disputes religieuses autour de Daech. La laïcité turque, ce n’est pas la séparation de la mosquée et de l’État, c’est le contrôle de la mosquée par l’État. Le sermon du vendredi n’est-il pas rédigé par l’un des services du Premier ministre, avant d’être envoyé dans toutes les mosquées du pays?

La religion d’État entre en scène

Ainsi, sur ordre du gouvernement, en août 2015, le Conseil supérieur des affaires religieuses publie un rapport démontant en détails les fondements théologiques de Daech, décrit comme l’un de ces «mouvements qui […] sont des reflets du nihilisme qui se diffuse dans le monde.» 

Les autorités religieuses appellent la Oumma à se «concentrer sur les raisons internes de ce phénomène» et de ne pas seulement invoquer «un complot des forces extérieures». Elles décrivent l’islam turc comme supérieur à l’islam européen lequel «n’a pas de tradition capable de résister à la corruption interne ni de théologie capable d’affronter les manipulations.» Enfin, elles rappellent que si le Coran contient des «déclarations dures contre les non-musulmans», celles-ci doivent être remises dans le contexte de «l’époque du prophète.»

Ce document de base, très intéressant,  est envoyé aux 80.000 mosquées du pays et aux 2.000 mosquées turques de l’étranger (dont environ 400 en France), à charge pour les imams d’en reprendre les éléments dans leurs sermons.

Appels aux meurtres

En avril 2017, la version turque de la revue de Daech, Rumiyah, tire à boulets rouges sur les théologiens turcs, ces «charlatans qui vomissent leur propre impiété sur les plateaux de télévision au nom de la lutte contre l’État islamique».

Pis, l’État islamique lance un appel au meurtre: «Tuez ces leaders de la mécréance! Il vous est aisé de les tuer. Utilisez la sunna du prophète, l’assassinat. […] La plupart […] n’ont pas de garde du corps et leur adresse est connue. Vous n’avez même pas besoin d’une arme pour les tuer, un simple couteau suffit à couper leur langue et à les tuer.»

Mais à l’opposé, certains théologiens turcs anti-Daech sont tout aussi zélés. Ainsi l’imam Ahmet Mahmut Ünlü, connu pour ses prêches télévisés et sa dédiabolisation du sexe, recommande de liquider les membres de l’État islamique, ces «chiens de l’enfer», ces «barbares non musulmans» qui font un «pseudo-djihad».

Le grand contraste, surtout dans les premières années de l’existence de l’État islamique, entre le laisser-faire du gouvernement turc et la mobilisation rapide et bruyante des imams turcs est frappant mais il s'explique: l'État islamique est perçu comme un problème théologique bien plus que géopolitique. Un positionnement que l’on peut retrouver chez certains religieux musulmans français.

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture