Société / Culture

Quand l'Etat français réinvente le «what the fuck»

Une Commission se réunit tous les deux mois pour «traduire» les mots du Net. Et c'est beau comme un accident de chemin de fer.

Temps de lecture: 6 minutes

Il était content, il avait fait du bon travail et réussi à mettre au point deux projets de circulaires à envoyer à l'Union Française des Adoucisseurs de pente, concernant les rondelettes à camemberts.

(in Vercoquin et le plancton, éd folio, p.95)

Dans Vercoquin et le plancton, Boris Vian se foutait allègrement de son travail d'ingénieur à l'Association Française de Normalisation — qu'il avait renommée Consortium National de l'Unification. Si le roman date de 1946, le travail que décrit Vian est toujours d'actualité. Aussi incroyable que cela puisse paraître, de nos jours, il existe encore des commissions diverses et variées, chargées d'ambitieuses missions pour la France.

Parmi elles, découvrons aujourd'hui la Commission Générale de Terminologie et de Néologie (un nom qui ne s'invente pas) dont le président est Marc Fumaroli (et un des membres n'est autre que le président de l'Association Française de Normalisation, comme quoi tout se rejoint). En résumé, chaque ministère est doté d'une commission spécialisée de terminologie et de néologie qui, avec l'aide de spécialistes donc, s'emploie à trouver des équivalents français à tous ces mots étrangers qui tentent de pénétrer sournoisement notre belle langue. Ensuite, les propositions des différentes commissions sont publiées au journal officiel par arrêté ministériel. A partir de là, ils deviennent les mots à employer obligatoirement dans les administrations françaises et les services publics. La Commission Générale chapeaute l'ensemble du processus.

Dans chaque ministère, il existe donc un haut fonctionnaire de terminologie chargé «d'assurer le suivi du travail». Une bien noble tâche.

La volonté de l'Etat, via l'administration, de légiférer sur le langage peut avoir un vague goût d'ORTF et avec des intitulés qui fleurent bon la bureaucratie, on pourrait presque croire que ces commissions ont été créées en des temps lointains — si ce n'est soviétiques. Pourtant, elles sont nées en application du décret du 3 juillet 1996 relatif à l'enrichissement de la langue française, décret pris dans le cadre de la loi Toubon pour limiter le recul de notre langue nationale.

Sachant qu'il n'existe pas moins de 19 commissions spécialisées (voire hautement pointues comme la Commission Spécialisée de Terminologie et Néologie de l'Ingénierie Nucléaire) limitons notre étude au vocabulaire lié au web. C'est le domaine de la CSTIC (vous aurez tout de suite compris que c'est l'acronyme de Commission Spécialisée de Terminologie et de Néologie de l'Informatique et des Composants électroniques).

Allez jeter un coup d'œil à son site internet, pour des spécialistes de l'informatique c'est un peu inquiétant quant à leurs dites compétences en la matière. La CSTIC travaille en étroite collaboration avec l'Académie française, la DIGITIP et la DGLFLF ce qui donne dans les comptes-rendus de séance (ici celle du 18 octobre 2002), des phrases qui sonnent comme des hommages à Kafka ou Queneau: «le Président adressera un courrier à la DGLFLF pour préciser que la CSTIC souhaite retirer le terme “bavardage en ligne”. » (A l'époque, ils s'étaient rendu compte que «tchate» serait peut-être mieux que «bavardage en ligne» mais finalement, ils ont opté après plusieurs réunions pour «dialogue en ligne».)

Il faut environ un an pour que la commission traite un mot. Ses 36 membres se réunissent tous les deux mois environ et étudient 4 termes par réunion. Le dernier fruit de leurs efforts a été publié au JO le 27 décembre dernier.

Voici donc un petit dictionnaire des termes justes que les fonctionnaires se doivent d'employer dans leurs rapports et autres courriers administratifs.

Blog = bloc-notes. Comme dans «t'as l'adresse du ciel bloc-notes de Cindy?»

NB: Grande différence entre le blog et le bloc-note, si le premier est tenu par un blogueur, le second semble se générer seul. En effet, la commission n'a pas prévu pour le moment d'équivalent au terme blogueur. Un détail certes puisqu'on pourrait dire «un auteur de bloc-note» sauf que ça ne voudra jamais dire la même chose qu'un blogueur. C'est le problème de ce genre de traduction quand elles arrivent trop longtemps après la bataille. Si les termes purement techniques sont remplaçables, ce n'est pas le cas de lexies qui renvoient à autre chose qu'une simple réalité physique.

Bug = bogue. Comme dans: «Foutredieu, mon ordinateur individuel a une nouvelle fois bogué

Cookie = témoin de connexion. Comme dans «tu reprendras bien un peu de témoins de connexion

Hacker = fouineur. Comme dans «la police a procédé à une perquisition chez de dangereux fouineurs. Les ordinateurs de ces fouineurs on été saisis.»

Hot line = numéro d'urgence [sic]. Comme dans «Je vais craquer, Internet marche toujours pas, je vais faire une crise de nerfs. J'ai envie de me fracasser la tête contre le mur... Appelle le numéro d'urgence pour qu'ils envoient une ambulance.»

Joystick = manche à balai. Comme dans «Chéri, où est-ce que t'as mis ton manche à balai

Off line = autonome. Comme dans... dans «Je travaille off-line.» «Je travaille autonome»? Ah non. Ca ne fonctionne pas. Là encore, le travail de traduction est riche d'enseignement. Travailler off-line, c'est travailler sur un logiciel qui n'a pas besoin d'être connecté sur internet. Une option qu'on trouve par exemple sur gmail. Or alors que « off-line » est un terme neutre, une simple variante de on-line, «autonome» est un mot connoté positivement, dont l'opposé «dépendant» (ou hétéronome) a une charge négative. Ce qu'induisent alors, bien malgré eux certes, les chantres de la langue française, c'est l'idée inconsciente qu'il vaut mieux travailler de façon autonome, donc sans connexion internet.

PC = ordinateur individuel (en se contentant de traduire le sens premier de Personal Computer). Comme dans : «Foutredieu, mon ordinateur individuel a une nouvelle fois bogué.»

Phishing = filoutage. Comme dans l'alerte anti-virus «ATTENTION, le site auquel vous tentez d'accéder est suspecté de pratiquer du filoutage

Une pop-up = fenêtre intruse. Comme dans: «Rhâââ... Catin de fenêtre intruse de merde!!»

Proxy = serveur mandataire. Comme dans... heu... dans rien du tout en fait.

Smartphone = ordiphone. Comme dans «t'as eu quoi pour Noël? Un ordiphone. Ah bon? C'est quoi, une variante de l'ordinathan?» C'est le gros problème du mot ordiphone, il rappelle trop les faux ordinateurs pour enfants.

spamming = arrosage. Si vous êtes fonctionnaires dans un ministère vous direz donc «j'ai été arrosé ». Et logiquement, un spammeur est un arroseur. Mais attention au piège, un spam n'est pas un ... ah bah non, il n'y avait pas de mot possible. Du coup, on appellera ça plutôt un pourriel (même si le mot n'a pas été officiellement référencé par les commissions). Comme dans: «voulez-vous cesser de m'arroser de pourriels?» Sauf que cette nécessité de faire appel à un mot d'une famille différente prouve l'absurdité de cette traduction. Par définition, le problème dans le spamming c'est le mail qui pollue votre boîte. D'ailleurs qui dit «spamming»? On ne parle généralement que des spams. Or, les Français ont choisi un équivalent qui décrit la pratique (dont finalement les gens se contrefoutent) et pas l'objet.

Tag = balise. Comme dans «observez ce nuage de balises.» Mais plusieurs questions se posent alors auxquelles la Commission Générale de Terminologie et de Néologie n'a pas encore répondu. Est-ce que hashtag devra être remplacé par hashbalise? Et surtout, devra-t-on dire «T'as vu sur Facebook? J'ai été balisé sur une photo»?

Toner = encre en poudre.

Webcam = cybercaméra. Sur msn, un prédateur sexuel écrira donc: «tu peu enlvé t pull & mé ta cybercaméra

Et le meilleur pour la fin: world wide web se traduit par toile d'araignée mondiale. D'ailleurs, plus généralement, «web» doit être remplacé par «toile». Comme dans «je fais de la glisse sur l'inter-toile».

Tous ces mots, et bien d'autres merveilles, sont consultables sur le site France terme, lancé par Christine Albanel en mars 2008.

Ne soyons pas complètement injuste, certains termes lancés par les Commissions Spécialisées de Terminologie et Néologie ont été très bien adoptés par les Français. Ainsi de «puce», «cédérom» ou «logiciel». Mais en ce qui concerne le net et ses usages, le décalage entre le mot employé par la majorité des internautes et la traduction proposée est patent. Un décalage qui, dans certains cas, frise la nullité: un blog ce n'est pas un bloc-notes, travailler off-line ce n'est pas travailler de façon autonome. Dans ces deux exemples, le problème c'est d'avoir mal recyclé des mots déjà existants (autonome, bloc-notes) pour désigner des phénomènes inédits. Si «autonome» ne fait qu'embrouiller un peu plus la notion de «off line», «bloc-notes» franchit un pas dans l'absurdité. Le bloc-notes sert à prendre des notes, il n'a pas de dimension publique, il ne demande aucune interaction avec une audience. Et s'il existe sur un ordinateur, c'est par exemple un éditeur de textes simplifié sous Windows.

Dans son discours de présentation du site France terme, Christine Albanel avait cité Camus: «Mal nommer les choses, c'est participer au malheur du monde.» Une emphase qu'on pourrait retourner contre elle. A moins de préférer la moquerie ô combien prophétique de Vian:

C'est ainsi que, au Consortium, nous avons été amenés à créer des commissions spéciales de terminologie qui s'occupent, dans chaque domaine, de résoudre tous ces problèmes, qui sont très intéressants, n'est-ce pas et que, en somme, dans chaque cas particulier, nous nous efforçons de résoudre en nous entourant, bien entendu, de toutes les garanties possibles, de manière à ce que, en somme, on ne nous raconte pas de boniments. C'est pourquoi, à mon avis, il vaudrait mieux employer un autre terme que celui de surprise-party. [...] Nous avons par exemple, dans un domaine aussi différent de celui-ci que peut l'être celui des chemins de fer, cherché un équivalent au mot anglais «wagon». Nous avons réuni une Commission technique et après un an de recherches, ce qui est peu si l'on considère que les tirages de documents, les réunions et l'enquête publique à laquelle nous soumettons nos projets de Nothons abrègent notablement la durée effective des travaux, en somme, nous avons abouti à l'unification du terme «voiture». Et bien ! n'est-ce pas, le problème est analogue ici, et nous pourrions, je crois, le résoudre de la même façon.»

(ibid p111)

N.B. : Pour que le bon français ne soit pas réservé aux fonctionnaires, ont été mis au point des logiciels qui servent de correcteurs terminologiques. Ainsi pour ceux qui utilisent Openoffice, ils peuvent télécharger cette extension qui leur proposera d'écrire «courriel» dès qu'ils auront tapé «mail». Joie.

Titiou Lecoq

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