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Pourquoi les conservateurs américains sont-ils tant obsédés par les armes à feu?

La question du port d'armes n'a pas toujours été un des fondements de l'idéologie conservatrice. Un peu de psychologie pour comprendre comment elle s'y est immiscée.

Stand du Gun Show de Miami, le 16 février 2018. | Michele Eve Sandberg / AFP
Stand du Gun Show de Miami, le 16 février 2018. | Michele Eve Sandberg / AFP

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Pourquoi la défense des armes à feu est-elle devenue une marque de fabrique du Parti républicain? Jusqu'au milieu des années 1980, des icônes républicaines comme Ronald Reagan étaient favorables à des législations contraignantes en matière d'armes à feu, comme la Loi Brady, et l'interdiction des fusils d'assaut. Dans les années 1980, le contrôle des armes à feu n'avait cessé de gagner les faveurs de l'électorat conservateur. Et la défense de «droits» au port et à la possession d'armes ne fera son apparition dans le programme républicain qu'en 1988. De même, il faudra attendre la toute fin des années 1970 pour que la National Rifle Association (NRA) s'oppose farouchement à toute réglementation en matière d'armes à feu.

En 2008, durant sa campagne des primaires démocrates contre Hillary Clinton, on se souvient comment Barack Obama avait pu analyser, sur un plan psychologique, le glissement d'un électorat traditionnellement acquis à l'idéologie démocrate vers certaines positions républicaines. Les emplois industriels, faisait-il remarquer, avaient disparu des petites villes de Pennsylvanie et du Midwest; Républicains comme Démocrates n'avaient pas su répondre aux angoisses de ces communautés. Rien de surprenant, alors, à ce que ces individus gagnent en amertume et «s'accrochent à leur religion et à leurs armes», avait déclaré Obama.

L'explication d'Obama était, à première vue, plausible (et aura été depuis largement exploitée pour expliquer l'attrait de Donald Trump), mais les faits ne permettent pas d'en attester. Premièrement, la progression de cet attachement aux armes que déplorait Obama n'est jamais réellement survenue. Depuis le milieu des années 1970, le pourcentage de foyers en possession d'une arme à feu n'a cessé de diminuer. D'autre part, le soutien aux «droits» aux armes est plus exacerbé chez les Américains riches que chez les pauvres, ces mêmes individus sur lesquels l'amertume devrait pourtant s'abattre.

Quoi qu'il en soit, les événements ne précèdent pas leurs causes. Difficile de trouver la moindre manifestation d'une «Grande Amertume» avant ces deux dernières décennies, soit bien après l'apogée du déclin des emplois agricoles et manufacturiers et bien après l'évolution du parti républicain vers une opposition à la réglementation du port d'armes.

Ordre, contrôle et stabilité

 

Une explication psychologique plus fonctionnelle part de recherches montrant des différences cohérentes entre conservateurs et progressistes en matière de traits de personnalité, d'attitudes et de postures morales. En résumé, par rapporté aux progressistes, les conservateurs ont davantage tendance à accepter voire à valoriser une autorité perçue comme légitime. Les conservateurs ont aussi des dispositions plus fortes au moralisme et au conventionnalisme. En outre, ils ont davantage besoin d'ordre, de contrôle et de stabilité et sont plus rétifs au changement.

Les conservateurs accordent moins d'importance à l'égalité que les progressistes. Leur empathie est moins développée et la nature humaine leur semble plutôt intrinsèquement mauvaise. Comparés aux progressistes, leur sens moral se focalise moins sur l'équité et la bienveillance, et davantage sur la loyauté, le respect dû à l'autorité ainsi que sur la pureté morale et sexuelle. Les conservateurs manifestent aussi une plus grande propension à la pensée dichotomique et chérissent davantage la certitude et la cohérence cognitive. («Je ne fais pas dans la nuance», avait ainsi déclaré George W. Bush à Joe Biden).

Ces différences n'ont évidemment rien d'universel et il n'y a non plus rien d'intrinsèquement bon ou mauvais dans les caractéristiques les plus typiques de l'un ou de l'autre camp. Reste les conservateurs penchent plutôt d'un côté et les progressistes de l'autre.

Les conservateurs ont davantage besoin d'ordre social et estiment que l'agressivité est inhérente à la nature humaine, ils sont plus favorables à l'approche punitive de la criminalité.

Et certaines de ces différences semblent s'exprimer directement dans la divergence de croyances relatives au débat sur les armes à feu. Par exemple, parce que les conservateurs ont davantage besoin d'ordre social et estiment que l'agressivité est inhérente à la nature humaine, ils sont plus favorables à l'approche punitive de la criminalité –en soutenant par exemple des peines de prison plus longues voire la peine de mort. De même, parce qu'ils accordent moins de valeur à l'empathie et à l'égalité et parce qu'ils sont plus résistants au changement, ils sont moins réceptifs aux arguments faisant des inégalités et de la pauvreté un terreau de la criminalité et de la violence armée.

Reste que la connexion entre personnalité, croyances politiques et croyances relatives au contrôle des armes à feu n'est pas totalement évidente. Si les conservateurs respectent davantage l'autorité et les règles que les progressistes et qu'ils ont un besoin plus fort d'ordre, pourquoi ne revendiquent-ils pas plutôt un plus grand contrôle des armes à feu, plutôt que des droits aux armes à feu?

Le facteur anxiété face au risque éxagéré

 

Une exploration plus complexe de la relation entre caractéristiques de la personnalité et croyances politiques part d'une observation: que tous les êtres humains, conservateurs comme progressistes, ressentent de l'anxiété. Et conservateurs comme progressistes ont des tas de raisons d'être anxieux –ils ont des soucis financiers, des conflits dans leurs relations interpersonnelles, craignent pour leur santé et ont peur de la mort.

La criminalité violente, le terrorisme ou les fusillades dans les écoles sont, bien évidemment, des sujets légitimes de préoccupation. La criminalité et le terrorisme sont des sources réelles de danger et les crimes commis par certains «immigrés illégaux» ne sont pas des fictions. Sauf que les gens ont tendance à largement exagérer la fréquence de la criminalité et du terrorisme, comme les coûts et les dangers que représentent les immigrés. Une exagération née de plusieurs facteurs. Premièrement, nous accordons tous beaucoup d'importance aux événements particulièrement saillants (et qu'il a-t-il de plus frappant qu'un homme qui fauche volontairement des écoliers au volant d'une voiture?). Ensuite, nous avons tendance à exagérer la fréquence d’événements dangereux. Enfin, les médias ont un intérêt au sensationnalisme et les réseaux sociaux sont des amplificateurs de panique.

Si nous exagérons tous le risque, les conservateurs sont particulièrement sensibles aux risques exagérés. Déjà parce qu'aux yeux des conservateurs, le monde est plus dangereux que pour les progressistes, ce qui fait que les conservateurs sont particulièrement vulnérables à de telles distorsions de la réalité. Ils ont aussi tendance à réprimer leurs propres impulsions sexuelles et agressives et à davantage s'identifier aux agresseurs. Ces élans interdits peuvent être projetés sur autrui, ce qui justifie la décision de voir les tiers comme des sources de danger et légitime des réponses agressives.

Contrairement à une opinion répandue, les maladies mentales n'ont pas grand chose à voir avec la violence armée aux États-Unis

La peur d'un danger personnel peut faire écho à d'autres sources d'angoisse. Les conservateurs sont surreprésentés dans les zones rurales et les petites villes. Ce sont ces endroits qui ont été le plus touchés par le déclin des emplois industriels et agricoles au cours des récentes décennies, parallèlement à une insécurité économique grandissante et un effacement des repères communautaires traditionnels. Le mécontentement né de l'impression de ne plus être au centre de la société et de la culture américaines et un sentiment de déclassement généralisé amplifient l'anxiété.

Que le sentiment relève ou non d'une menace réelle, une anxiété intense est intolérable et incite les gens qui la ressentent à user de diverses stratégies pour l'atténuer et se rassurer. La réaction la plus saine à des angoisses fondées sur des menaces réelles consiste à s'en prendre aux sources du malaise. Comme l'écrit dans son livre Private Guns, Public Health David Hemenway, directeur du centre de recherches pour la prévention et le contrôle des blessures du CDC, «Aux États-Unis, tout un corpus de données empiriques indique que la multiplication des armes à feu dans une communauté entraîne une augmentation des homicides». Contrairement à une opinion répandue, les maladies mentales n'ont pas grand chose à voir avec la violence armée aux États-Unis. À l'inverse, énormément de données montrent que le contrôle des armes à feu –un contrôle sérieux et durable, qui ne se limite pas à l'interdiction des foires aux armes ou des bump stocks, ces dispositifs permettant de tirer plusieurs centaines de cartouches à la minute– permet une diminution rapide et efficace de la violence armée.

Croyances consolatrices

Sauf que les conservateurs ont du mal à accepter ces arguments. L’interaction entre des caractéristiques psychologiques propres aux conservateurs et des tendances cognitives universelles font que les conservateurs, plus que les autres, se méfient des experts et des études scientifiques. Alors ils se tournent vers d'autres moyens d'apaiser leur anxiété. Certains projettent leur propre colère sur les autres, imaginant que les gens de couleur, les immigrants et les féministes sont la cause de leurs tourments intérieurs. Une colère qui les fait se sentir plus importants et plus puissants.

D'autres, comme l'ont observé le psychologue social John Jost (NYU) et ses collègues, adoptent des croyances consolatrices. Ces croyances doivent répondre à plusieurs critères: le plus important, c'est qu'elles soient cohérentes avec la structure de personnalité de l'individu en question. Une structure qui, au départ, a été modelée par sa génétique, son éducation et ses expériences.

Mais je l'ai déjà montré, les schémas de personnalité ne sont pas distribués de manière aléatoire dans la population. Les schémas caractéristiques des conservateurs et des progressistes divergent. Comme les croyances que les deux groupes vont considérer comme consolatrices.

Deuxièmement, les croyances qu'un individu utilise pour apaiser ses sentiments négatifs doivent être cohérentes avec l'ensemble de son système de croyances et de valeurs –qui lui sont nécessaires pour conserver une bonne image de lui-même et un sens stable de son identité. Le but est d'éviter la «dissonance cognitive», selon la célèbre formule du psychologue Leon Festinger. Et ces croyances individuelles doivent aussi, idéalement, permettre de préserver ses relations avec ses pairs, sa famille et sa communauté. Comme l'explique le psychologue Dan Kahan (Yale), «Former des croyances contraires à celles prévalant dans son groupe risque de nous aliéner d'individus dont nous dépendons matériellement et affectivement».

Enfin, une autre source de croyances est à chercher dans l'identification avec une personnalité politique charismatique, comme Ronald Reagan ou Donald Trump, qui se targue de terrasser le dragon au nom de ses électeurs. Ou elles peuvent refléter les croyances d'une organisation ou d'un mouvement spécifique, par exemple celles de la Moral Majority et du Tea Party. Qui fournissent à la fois un langage et un récit cohérent pour ces croyances.

Le partage d'expressions de colère réduit l'anxiété et la honte, valide des pulsions et des sentiments autrement inacceptables et fournit une validation sociale de ses croyances. Mais c'est alors que le besoin de cohérence cognitive prend le dessus: une fois que vous vous êtes identifié à des figures ou des mouvements, leurs problèmes deviennent vos problèmes, indépendamment de leur attrait spécifique. Dans tous les cas, croire farouchement à telle ou telle question –par exemple les «droits» au port et à la possession d'armes à feu– peut aider à apaiser l'anxiété découlant directement ou indirectement d'un sentiment de danger.

Un autre élément du mouvement conservateur aura amorcé ce virage vers les droits aux armes à feu. Historiquement, la première ligne de défense contre le danger est l’État. Mais la montée de l'individualisme des dernières décennies, la paralysie croissante du gouvernement national et les campagnes conservatrices acharnées visant à susciter la méfiance envers le gouvernement –trop gros, trop bureaucratique et trop incompétent– en font un allié incertain. D'un point de vue individuel, une réponse à la fois saine et réalistement superficielle consiste à prendre soi-même les choses en main: s'armer pour se protéger et protéger sa famille.

Et lorsque que ce même gouvernement en qui vous ne pouvez plus avoir confiance pour votre propre protection semble vouloir vous retirer le droit de vous protéger, il devient une source supplémentaire d'anxiété pseudo-réaliste. La colère et la défense du «droit aux armes à feu» sont un moyen sûr d'apaisement personnel et s'intègrent ainsi rapidement au reste de l'idéologie conservatrice.

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