Égalités / Parents & enfants

L’évocateur «double nom» des femmes mariées, entre féminisme et patriarcat

Les femmes mariées conservent leur nom de naissance, c’est la loi. Reste qu’elles peuvent aussi adopter un nom d’usage: celui de leur époux, par substitution, ou bien un tout nouveau nom, accolant ainsi les deux noms de famille, le leur ainsi que le patronyme de leur mari. Une double identité qui en dit long sur notre société.

<a href="https://pixabay.com/fr/bo%C3%AEtes-aux-lettres-publier-france-1687783/">Eux.. Madame Dupont-Dupond... non Dupond-Dupont... c'est où?</a> | cnaujalis via Pixabay <a href="https://pixabay.com/fr/users/cnaujalis-1221716/">License by</a>
Eux.. Madame Dupont-Dupond... non Dupond-Dupont... c'est où? | cnaujalis via Pixabay License by

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En France, «la pratique du nom du mari est massive», écrivait Marie-France Valetas en 2001. En effet, en 1995, 91% des femmes mariées portaient le nom de leur époux, contre 7% seulement qui adoptaient un nom de famille composé du patronyme de leur mari et du leur. Pour autant, lorsqu’on demandait aux individus mariés quel nom il était préférable pour une femme d’utiliser, les proportions n’étaient pas les mêmes: certes, la majorité (49%) se prononçaient en faveur du nom de l’homme mais 40% plébiscitaient le nom des deux époux. La traduction d’une «nette volonté de changement», analysait la chercheuse. «Une personne mariée sur deux considère que l’adoption du nom de l’époux n’est pas souhaitable. L’usage du nom double emporte alors les faveurs», précisait-elle.

Vingt-trois ans plus tard, on ne sait pas ce qu’il en est en pratique. Tout simplement parce qu’il n’existe pas de chiffres plus récents. «C’est vraiment un manque», déplore le sociologue Wilfried Rault, chargé de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined). On peut toutefois supposer, à la lumière de récentes transformations socio-démographiques, que cet usage du double nom a crû.

Et relever, même sans statistiques à jour, que l’emploi de ce nom composé révèle les relents bien intégrés du patriarcat patronymique –déjà visibles ne serait-ce qu’en observant l’étymologie de ces deux termes.

Les femmes n'ont jamais été obligées de changer de nom

Car «il existe une croyance fausse que, dès lors que les femmes se marient, elles sont contraintes de changer de nom», appuie Wilfried Rault. La règle de droit est pourtant simple. L’article premier de la loi du 6 fructidor an II (c’est-à-dire du 23 août 1794), toujours en vigueur à ce jour, établit ainsi qu’«aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance».

D’où vient alors cette idée saugrenue selon laquelle Madame X se nommera Madame Y si elle épouse Monsieur Y? C’est parce qu’il est possible de faire usage du nom de son conjoint, «pratique coutumière souvent perçue à tort comme incluse dans le régime matrimonial», pointe le sociologue de l’Ined dans un article paru en 2017. Une autre possibilité existe cependant: celle de porter un double nom, formé des deux patronymes des époux. Un arrêté de 1974 précise ainsi que «chacun des époux peut utiliser dans la vie courante, s’il le désire, le nom de son conjoint, en l’ajoutant à son propre nom ou même, pour la femme, en le substituant au sien.»

Forcément, dans une société où, pendant longtemps, les hommes ne pouvaient substituer le nom de famille de la personne qu’ils épousaient au leur (cette possibilité n’existe que depuis un décret de 2002, et il a même fallu attendre 2012 pour qu’un homme parvienne, après un parcours du combattant, à porter le nom de sa femme) et où ils étaient aussi les seuls à pouvoir en faire don à leurs enfants[1], la suprématie du patronyme de l’homme a infusé les esprits. Tout laissait à penser que la femme ne pouvait que renoncer par le mariage à son «nom de jeune fille», ne serait-ce que pour pouvoir porter, au quotidien, le même nom que sa progéniture. En outre, exposait également Marie-France Valetas dans un article de 1992, «l’adoption du nom marital permet enfin d’accéder sans conteste au titre de “madame”, c’est-à-dire pour les filles –encore de nos jours– à la reconnaissance sociale de leur maturité».

Enjeu identitaire

Sauf que nous sommes en 2018 et que la situation a quelque peu changé. Déjà, 222.664 mariages ont été célébrés en 2015, contre 516.882 en 1946. Le taux de nuptialité ne cessant de diminuer, le mariage n’est donc plus le rite qui permet à la jeune fille d’être reconnue comme une femme adulte. La terminologie traduit aussi cette évolution. Le 21 février 2012, une circulaire a enjoint les administrations à éviter le vocable «mademoiselle» (ainsi que l’impropre formule «nom de jeune fille»).

D’autre part, l’âge moyen au premier mariage recule. En France, en 2016, les femmes se mariaient en moyenne à 31,2 ans, contre 26,8 ans en 1994. Or, «cette question de prendre ou non le nom d’usage de son mari intervient dans une trajectoire de vie à un moment plus tardif, alors que les femmes ont éprouvé, sous leur nom de naissance, une identité sociale et professionnelle très marquée, explicite Wilfried Rault. C’est un autre enjeu que de changer de nom. Et cela est amené à modifier assez nettement les usages».

Cela irait dans le sens des observations de Marie-France Valetas, qui, en 1992, notait ainsi une forte différenciation des attitudes à l’égard du nom suivant les catégories sociales des enquêtées: «La volonté de changements radicaux plus forte chez les femmes l’est tout particulièrement chez les cadres.» Les femmes des CSP+ étaient entre autres plus favorables que les autres à la conservation du nom de naissance après le mariage. Et cela changeait peu suivant leur statut marital, ce qui «peut en partie résulter d’études plus longues et d’un mariage plus tardif. Les femmes de ce groupe sont probablement conduites à s’identifier plus longtemps que les autres sous leur nom de naissance et à en ressentir plus durement l’abandon dans le mariage», détaillait la chercheuse.

Poids des symboles

Mais pourquoi alors faire le choix du nom double plutôt que de simplement conserver son nom de naissance? Après tout, cela induit des démarches supplémentaires: faire une demande de papiers d’identité, accompagnée d’un acte de naissance, et remplir en ligne un formulaire informant différents organismes, comme l’Assurance maladie ou la Caf, de l’utilisation du nom d’usage. Les mêmes que pour la mention «Zézette épouse X», à ceci près que c’est moins dans les normes.

Or les normes pèsent fortement sur le nom des femmes. Marie-France Valetas supposait ainsi dans son article de 1992 que, «du fait du développement de la vie maritale, le mariage [pouvait] revêtir un aspect symbolique plus intense» et qu’ainsi «la femme qui n’adopterait pas le nom marital risquerait alors de se montrer, aux yeux de certains, moins engagée vis-à-vis de son époux». En effet, résumait-elle, cela peut sembler «une option sur une éventuelle rupture, voire une anticipation du divorce», comme si cela revenait à «signifier à l’entourage familial et à l’entourage social que le mariage conclu pourra, plus commodément, être rompu». Le double nom a ainsi le mérite de couper la poire en deux: conserver son nom de naissance dans l’usage et y adjoindre celui de son époux.

Appellation des enfants

Sans compter que cette volonté de nouvelle dénomination traduit aussi, et surtout, une inscription nominative de la mère dans la filiation. «Un peu plus souvent que l’abandon de leur nom dans le mariage, [les femmes] regrettent l’absence de ce dernier dans l’appellation de leurs enfants», insistait la chercheuse en 1992. Or, depuis une loi de 2002, entrée en application en 2005, les enfants peuvent porter, suivant le choix de leurs parents, «soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux». Voilà qui change la donne!

Le nom de la femme n’apparaît donc plus dans la loi comme de moindre valeur[2]. Surtout, le nom d’usage de la femme mariée peut coïncider avec celui de ses enfants. C’en est fini de l’alternative «nom du mari pour être officiellement inscrite dans la même famille que ses enfants tout en reniant son identité de naissance» vs «nom de naissance pour ne pas bafouer son identité tout en étant exclue de la cellule familiale nouvellement constituée.»

«L’existence même de la loi de 2002 crée un élément qui facilite théoriquement le choix d’accoler le nom de son conjoint à son nom de naissance», ponctue Wilfried Rault. Théoriquement, parce que, si 10,2% des enfants nés en 2014 ont le double nom, les pourcentages se trouvent modifiés suivant la situation maritale des parents: 4,5% des enfants nés dans le cadre du mariage portent un nom composé et 95,2% le nom du père uniquement, contre respectivement 14,4% et 74,5% des enfants hors mariage. Preuve que les usages traditionnels ne sont pas toujours remis en question.

Ordre inégalitaire

Si le sociologue, à propos du double nom donné aux enfants, évoque une «revendication égalitaire», à la fois d’égalité des sexes (pas de prééminence masculine dans la transmission du nom) et d’égalité des filiations (pas de suprématie de la lignée paternelle), il rappelle que cette transmission maintient une asymétrie: «Dans quatre cas sur cinq, c’est l’ordre père-mère qui prévaut. On peut dès lors se demander si, derrière un affichage plus égalitaire, l’inégalité ne revient pas.»

Pour justifier cette primauté donnée au nom du père, «les enquêtés font soit allusion aux sonorités, mais il est pour le moins curieux que celles-ci soient plus profitable à l’ordre père-mère, soit ils disent qu’ils ont déjà fait quelque chose d’un peu transgressif de l’ordre patriarcal en optant pour le double nom et n’entendent pas aller plus loin», poursuit Wilfried Rault. L’ordre des noms n’est ainsi presque jamais tiré au sort.

En l’absence de statistiques récentes sur le sujet, impossible de savoir avec certitude s’il en va de même pour le nom d’usage qu’adoptent les femmes mariées. Mais l’on peut supposer, si le but est d’avoir le même nom que leur(s) enfant(s), que le nom du mari seul reste majoritaire et, si le nom d’usage est double, que le nom de l’homme arrive là encore en premier. Lequel va par ailleurs très rarement adopter lui aussi le double nom –«dans les faits, les hommes ne semblent modifier que rarement leur nom d’usage pour y accoler le nom de leur conjointe», écrit ainsi le chercheur à l’Ined. Signe que l’égalité est «inachevée», pointe Wilfried Rault et que, bien qu’étant un marqueur plus féministe que l’usage du seul nom du conjoint, le double nom des femmes mariées reste encore frappé de relents patriarcaux.

1 — Certes, depuis une loi de 1985, le nom de la mère pouvait apparaître à titre d’usage. Mais, jusqu’en 2005, seuls les enfants dits naturels (dont les parents n’étaient pas mariés) non reconnus par leur père ou dont la reconnaissance paternelle était intervenue après celle de la mère, pouvait porter le nom de leur mère et ensuite le transmettre à leur propre descendance. Retourner à l'article

 

2 — Reste que, jusqu’en 2013, «en l’absence de déclaration conjointe à l’officier de l’état civil mentionnant le nom de l’enfant, celui-ci prend le nom du père». Le nom de la femme passait donc encore clairement en seconde position. Avec l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2013, cet article a été modifié comme suit: «En l’absence de déclaration conjointe à l’officier de l’état civil mentionnant le choix du nom de l’enfant, celui-ci prend le nom de celui de ses parents à l’égard duquel sa filiation est établie en premier lieu et le nom de son père si sa filiation est établie simultanément à l’égard de l’un et de l’autre.» Retourner à l'article

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