France

Levons le tabou d'un «retour à l'ORTF» pour mieux réformer l'audiovisuel public

[Tribune] Françoise Nyssen était ce 7 mars l'invitée de Nicolas Demorand sur France Inter. Interrogée sur la future réforme de l'audiovisuel public, la ministre de la Culture s'est contentée de répéter: «il faut réfléchir». Effectivement, mais encore faudrait-il le faire dans le bon sens.

François Nyssen et Emmanuel Macron, le 20 février 2018 aux Mureaux (Yvelines) | Ludovic Marin / Pool / AFP
François Nyssen et Emmanuel Macron, le 20 février 2018 aux Mureaux (Yvelines) | Ludovic Marin / Pool / AFP

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Pour le dire pendant qu’il est encore temps d’espérer un sursaut, une correction de trajectoire: la réforme de l’audiovisuel public est mal partie. Ceci pour trois raisons. Trois erreurs d’appréciation.

La première tient au fait que cette réforme n’est pour l’heure pas ou mal incarnée. La seconde, c’est le faux débat sur une vraie solution où se laisse enfermer le gouvernement. La troisième, c’est le manque d’audace prospective, la chétive ambition qui préside à l’élaboration du projet. Le tout nimbé d’une méconnaissance de l’histoire audiovisuelle.

Verbes fondateurs

Toutes les grandes réformes qui ont par le passé remodelé ce secteur offrent d’éclairantes caractéristiques communes. Toutes ont été à la fois minutieusement préparées, fortement incarnées et en rupture claire et nette avec la précédente. «Disruptives» avant l’heure, pour parler 2018. À chacune d’elle, surtout, a correspondu un discours, un drapeau, une mission, un verbe fondateur. 

La «création» de l’ORTF, initiée par le général de Gaulle et son ministre Alain Peyrefitte en 1964, est restée comme la genèse d’un audiovisuel public rassemblé, sous un étroit contrôle de l’Information.

Dix ans après, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac conduisaient au pas de charge «l’éclatement » de l’ORTF (1974).

Un septennat plus tard, François Mitterrand et Georges Fillioud venaient prôner la «libération» des ondes (1982).

Enfin, poussant l’air libéral du temps à son extrémité, Jacques Chirac et François Léotard, lors de la première cohabitation (1986), décrétaient que l’heure de «privatiser» à tout crin avait sonné. 

Dans chacun des cas, la clef du succès de ces réformes –pour le meilleur ou le pire de ce que chacun pouvait alors souhaiter– a reposé sur un binôme volontariste et au besoin sans état d’âme, constitué d’un chef de l’État résolu à agir et mettant à contribution l’efficacité d’un ministre délégué à la mise en œuvre du projet.

Ces réformateurs ont toujours su construire des projets élargis, des dispositifs complets, articulés autour d’un axe sémantique fort qui ancrerait la réforme dans l’histoire : créer, éclater, libérer, privatiser. 

Ces deux paramètres essentiels font défaut à la démarche du nouveau pouvoir. 

Une réforme désincarnée

En l’absence de projet préalable étayé d’un discours convaincant, Emmanuel Macron semble seul à vouloir une réforme d’ampleur. De son côté, le ministère de la Culture ne paraît pas en mesure de concevoir le changement radical attendu par l’Élysée.

Françoise Nyssen fait du surplace, quand elle ne donne pas en spectacle l’obligation de naviguer à vue. Une faible connaissance du secteur –montrée avec force lors de son entretien avec Nicolas Demorand sur France Inter, ce 7 mars– et l’amateurisme distinguable de ses conseillers la freinent.

Depuis trois mois, ce n’est pas la sérénité et l’imagination réformatrice qui sont au pouvoir, mais la cacophonie.

Un jour, il s’agit d’unir chaînes et radios en vue d’un schéma type «BBC à la française». Le lendemain, de simplement coiffer l’audiovisuel public d’un «président unique». Un autre jour, de «rapprocher» les entités. Un troisième de favoriser des «synergies». Un quatrième –marche arrière toute!– de ne surtout pas aller vers une «BBC à la française»...

Autant de fuites vers la presse ou de déclarations à chaque fois assorties d’un mantra ministériel qui, se voulant rassurant, ne fait que souligner à quel point la rue de Valois maîtrise peu le dossier qui lui incombe: «Rien n’est encore décidé, récite à chaque fois la ministre, toutes les pistes de réflexion sont ouvertes». Traduction: «Nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’il conviendrait de faire».  

Outre qu’elles procèdent d’une difficulté à trancher, ces hésitations trahissent une peur bleue d’être suspectée de sympathie pour le fantôme de l’ORTF. Faute d’oser admettre le réel intérêt et les perspectives qu’offrirait un socle commun à toutes les antennes et entreprises publiques, Françoise Nyssen se perd dans des approximations qui ne font que rallumer les braises d’une ancestrale animosité anti-ORTF.

Alors que le mauvais état général de France Télévisions, sa structure dépassée, sa gouvernance erratique, ses coûts exorbitants, ses missions oubliées et ses performances contrastées exigeraient une refonte globale, une volonté futuriste, le ministère patine et tergiverse en récitant des clichés qui faisaient déjà ennuyeusement colloque en... 1989! 

Quand l’urgence est à dessiner une novatrice plateforme de programmes et d’informations, la France audiovisuelle de 2018 en est à macérer dans son plus vieux jus polémique, son plus faux débat de prédilection: la menace d’un supposé effroyable «retour de l’ORTF»! Effets dévastateurs garantis, succès contre-productif assuré.

Faux débat autour d’une vraie solution

Pas un quotidien qui, se croyant à la pointe de la modernité critique en matière de médias, ne s’alarme d’une prochaine «mainmise» de l’État sur l’information. Pas une radio qui ne s’insurge, par anticipation, de la dictature d’Emmanuel Macron pour le «contrôle» des programmes. Pas un hebdo qui ne se sente obligé d’alerter la nation sur une prochaine «atteinte» à la démocratie, le mortel danger auquel on voudrait exposer «l’indépendance» des rédactions. 

On ne sait ce qui l’emporte, chez nombre de politiques autant que chez bien des éditorialistes, d’une myopie sur le monde contemporain des médias, d’une abyssale mauvaise foi ou d’une allergie à la vérité des faits.

Il faut être atteint d’un de ces maux pour soutenir, à l’heure d’internet, des réseaux sociaux et de l’existence de milliers de nouveaux médias –sans parler des millions de nouveaux «journalistes» équipés d’un smartphone–, qu’il serait désormais loisible à quelque gouvernement que ce soit, en France, de «contrôler» l’information d’une chaîne. 

Exciper de ce qui fut un travers de l’ORTF –dans un monde qui était alors en noir et blanc, avec à peine deux chaînes de télévision!– pour en déduire qu’il serait hautement périlleux de s’en inspirer relève, en 2018, du non-sens et de la désorientation spatio-temporelle volontaire.

Encore audible à la fin du siècle dernier, à peine recevable à l’orée des années 2000, cette hantise du «spectre» de l’ORTF est tout simplement ridicule à l’ère de Facebook et Twitter. C’est ne pas voir que la donne est totalement inversée. Qu’à la pénurie de médias a succédé l’hyper concurrence d’un univers surmédiatisé et surinformé. Que nous sommes dans monde où tout se sait ou finit par se savoir. Que, sauf à vouloir populariser dans l’heure qui suit l’étendue de leur mégalomanie ou de leur déficience mentale, il est peu probable que des ministres ou dirigeants d’entreprises s’essaient à dicter le conducteur du 20h de France 2. 

C’est précisément parce que le risque de «mainmise» n’existe plus –celui des fake news, autrement plus dangereux, a pris le relais– et parce que la surabondance de médias menace la pérennité d’un service public de l’audiovisuel que nous devrions réexaminer, sans tabou, le cas de l’ORTF. Non à l’aune de ses journaux biaisés, mais à celle de ce qui fut, en son temps, un étonnant foyer de découvertes, de créations, d’innovations et de diffusion d’œuvres culturelles.

Il est de bon ton d’en sourire; c’est injuste. Cette télévision a eu ses pionniers, ses défricheurs, ses inventeurs, son esprit d’aventure, son goût de transmettre au plus grand nombre –tout ce qui manque aujourd’hui cruellement à la télévision publique, mais qui anime encore et réussit pleinement aux antennes de… Radio France.

Savoureux paradoxe, au passage: en 2018, la culture, le dynamisme, la plus-value créative, le souci du service public sont infiniment plus répandus sur France Inter et France Culture que sur France 2 ou France 3 –raison pour laquelle il faudrait encourager à plus que de banales «synergies» entre ces antennes. C’est l’esprit et la démarche de France Inter ou de France Culture qui seront à même de tirer France Télévisions vers le haut et non l’inverse, qui ne ferait qu’entraîner ces radios vers le bas.

Manque d’audace prospective

Le plus triste de l’affaire, ce n’est pas tant le discrédit qui guette madame Nyssen. Succédant à une lignée de ministres de la Culture qui sur le dossier «audiovisuel public» se sont souvent montrés impuissants ou sans curiosité pour le domaine, elle est, d’une certaine manière, dans son rôle. 

Le regrettable de cette situation, c’est l’immense perte de temps, le gaspillage des énergies. En dépit des frissons paranoïaques où se complaisent ses détracteurs, le schéma initial de l’ORTF, sa philosophie première et ses ambitions originelles sont, restent et finiront sans doute –sous un autre nom– par s’imposer comme étant l’unique moyen de sauvegarder et de renforcer le précieux bien commun qu’est un service public de l’audiovisuel. Plus que d’une «réforme», c’est d’une complète refondation que l’audiovisuel public français a besoin. Le principe unificateur et l’architecture de l’ex ORTF pourraient aujourd’hui servir non de modèle à benoîtement recopier, mais de modèle dont s’inspirer pour le dépasser. 

De ce point de vue, et toutes proportions gardées, le modèle «ORTF» est un peu à l’audiovisuel contemporain ce que fut l’Antiquité pour la Renaissance: un continent à redécouvrir. Le lieu et l’époque où s’élaborèrent savoir, culture, et «humanités» audiovisuelles ont été oubliées, perdues, disloquées dans un marché des images et des sons où dominent médiocrité de contenus et mercantilisme moyenâgeux. 

Pour une refonte globale

À partir de là, oui, il importe d’unir au sein d’une même structure les compétences dispersées dans l’inextricable et ruineux puzzle où doublonnent et se concurrencent radios, télévisions et sites internet afférents.

Oui, c’est à l’État actionnaire d’exercer pouvoir et responsabilité de nommer la présidence de l’ensemble.

Oui encore, le choix des dirigeants de chaînes devrait appartenir à des conseils d’administration entièrement renouvelés, non à l’anachronisme d’un CSA qu’il serait tout aussi nécessaire de supprimer, afin de lui substituer un authentique organisme «de régulation» tourné vers le futur.

Ce rassemblement n’aura de sens que s’il concerne la totalité des entreprises et organismes opérant dans le périmètre du service public. Il ne peut s’agir seulement de juxtaposer les antennes de Radio France et les écrans de France Télévisions. C’est aussi l’audiovisuel extérieur (France Médias Monde) et l’immense patrimoine des archives de l’INA qu’il faut inclure à la réflexion.

De même, aucune réforme ayant pour vocation de promouvoir culture et exigence de qualité ne peut demain s’imaginer sans que soit posée la question du rattachement ou de l’intégration d’Arte France au nouvel ensemble. 

Quand bien même réussirait-on à opérer ces changements, cela ne suffira pas à faire renaître un audiovisuel public performant, créatif, exemplaire. C’est toute la chaîne, la filière de «production» de programmes, les modalités d’attribution de commandes, tous les dispositifs d’aides et subventions qu’il serait nécessaire –et à coup sûr instructif– d’auditer et réexaminer.  

Exigence de clarification

Pénalisante, l’incapacité du ministère de la Culture à proposer un projet visionnaire et un discours cohérent, risque d’être une entrave lorsqu’il s’agira, auprès des médias comme devant les parlementaires, de soutenir la philosophie et la technicité d’un texte de loi sur le sujet.

Ce décalage, ce non-parallélisme, cette évidente asymétrie des volontés réformatrices entre l’Élysée et la rue de Valois seraient sans gravité dans un monde parfait, celui où l’on se contenterait patiemment d’attendre que les projets et horloges du pouvoir se synchronisent. Mais ce monde-là n’existe pas. 

Sans intervention rapide du Président qui a positivement initié le souhait de réformer, sans l’exposé par Emmanuel Macron d’un projet clair et novateur et sans l’affirmation élyséenne d’une volonté forte, cette réforme ira droit vers le fiasco que lui préparent faux débats et objectifs timorés d’aujourd’hui.

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