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#MeToo: à force de «mais», on n'avance pas

Depuis des semaines, dès que j’allume la radio, la télé ou l’internet, j’entends les mêmes phrases répétées à l’infini: «#MeToo c’est très bien... MAIS».

<a href="https://unsplash.com/photos/jG1z5o7NCq4">Lost.</a> | Mario Purisic via Unsplash <a href="https://unsplash.com/@mariopurisic">License by</a>
Lost. | Mario Purisic via Unsplash License by

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MAIS il faut faire attention. MAIS ça va trop loin. MAIS les réseaux sociaux ne doivent pas être un tribunal populaire. MAIS il faut laisser la justice faire son travail. MAIS il y a des femmes qui mentent. MAIS il y a des femmes qui se victimisent. MAIS il y a des hommes qui sont persécutés. MAIS la séduction. 

Arrivée au point «séduction», en général, je sucre mon café avec un comprimé de valium, en me demandant si je vis sur la même planète que les personnalités qui se répandent dans les médias, toutes pétries d’inquiétudes face aux hordes féministes qui terrorisent le pays.

Sur ma planète à moi, ça ne va pas trop loin: ça ne va nulle part

Il ne se passe rien. Je cherche des exemples d’hommes dont la vie professionnelle et personnelle aurait été ébranlée par des accusations, mensongères ou pas. Je n’en vois aucun. Quel homme a été cloué au pilori du féminisme vengeur?

Prenons les cas les plus connus sur lesquels on prétend que les féministes enragées, comme moi, s’acharnent: la promo du dernier film de Woody Allen s’est bien passée, Roman Polanski devrait être un personnage du prochain film de Tarantino, Bertrand Cantat est en tournée (le 29 mai prochain il sera à l’Olympia et c’est déjà complet), Gérald Darmanin est toujours ministre de la République, Nicolas Hulot n'a pas perdu un point dans les sondages de popularité et reste le politique le plus apprécié des Français, le journaliste de LCP, Frédéric Haziza, qui était accusé d’agression sexuelle, a réintégré son poste et son accusatrice a démissionné, la cagnotte «Free Tariq Ramadan» a dépassé les 100.000 euros en quelques jours.

Dans les médias, je ne peux citer qu’un cas où il s’est passé quelque chose. Patrice Bertin, célèbre voix de France Inter, mis en cause par plusieurs journalistes pour harcèlement et tentative de viol, est parti en retraite anticipée en novembre dernier. Je ne vais pas me prononcer sur ces cas, au demeurant forts différents les uns des autres. J’aimerais simplement qu’on se rende compte du décalage entre un discours général du «ça va trop loin» et le réel.

Vous savez où est Harvey Weinstein?

Quand on nous dit que ça va trop loin, on se fout tout bonnement de notre gueule. Vous savez où est Harvey Weinstein? En Arizona, où il se fait des hôtels et des restaurants de luxe. On pense qu’il est aussi allé se dorer les poils du cul dans un centre qui traite les problèmes d’addiction, The Meadows (les prairies), où a également séjourné Kevin Spacey. Ça se trouve ils se sont fait des apéros sympas au bord de la piscine.
 

Photo officielle tirée du site de la clinique The Meadows.  

Je crois que j’ai rarement assisté à un tel décalage entre un discours et le réel. Ça me rappelle la campagne électorale de Jacques Chirac en 2002, la manière dont il avait martelé sans cesse le mot «insécurité», qui était une nouveauté lexicale, et même «sentiment d’insécurité», réussissant à créer une impression de danger qui, peu de temps avant, était inexistante.

Mais les détracteurs du mouvement #MeToo n’ont pas seulement décorrélé l’impression générale de la situation concrète. Ils ont enterré le mouvement grâce à un magnifique tour de passe-passe qui a consisté à déplacer des questions sociétales sur le terrain judiciaire en évoquant la présomption d’innocence, et sur le terrain moral en évoquant le puritanisme. Chapeau bas.

Ce faisant, ils ont réussi à faire oublier le plus important. Si des centaines de milliers de femmes ont parlé, ce n’était pas pour faire condamner par le tribunal d’internet des centaines de milliers d’hommes. D'abord, ce ne sont pas les pires histoires qui ont été racontées. Ensuite, l’écrasante majorité n’a pas donné de nom. Il s'agissait de montrer la réalité massive des agressions sexuelles, que ce problème concernait tout le monde et méritait une prise de conscience collective. Ce qui comptait, ce n’était pas les noms mais le nombre.

On a dit quoi?

On a parlé de cette sensation étrange que nos corps ne nous appartiennent pas vraiment, que n’importe qui s’autorise à les toucher, à les commenter, à les juger 

Comment peut-on s'approprier son propre corps quand on nous répète que ce qui est constitutif de lui, comme la cellulite ou les règles, est dégoûtant? Il a fallu attendre 2016 pour populariser un peu la véritable forme du clitoris. On nous dit encore des trucs comme «il faut souffrir pour être belle» –et est-ce que ça, ça ne parasite pas aussi complètement notre rapport au corps? Et le consentement, combien de fois je n'ai pas été pleinement consentante? Est-ce qu'on ne peut l'être qu'à moitié? On parle de tout ça, on s'interroge, on se questionne. Et en face, on nous répond quoi? «Elles veulent changer la fin du Carmen de Bizet.» À un tel niveau d’incompréhension, j’ai du mal à croire à un simple malentendu.

Ce dont #MeToo témoignait, c’est qu’être une femme en 2018 ce n’est pas être l’égale d’un homme

Et cette inégalité fondamentale est protéiforme.

C’est être perçue comme un objet sexuel, c’est être discréditée, ne pas avoir la même liberté de déplacement dans l’espace public, ne pas être prise au sérieux au travail, être moins écoutée, moins payée, se taper les tâches ménagères, c’est appartenir encore et toujours à la sphère privée et être au service des autres parce que nous sommes là pour rendre leur vie plus douce. Et c’est, quand on tente de sortir de ces cases, se trimballer le sentiment d’être une imposture vivante, de perpétuellement devoir quelque chose à quelqu’un, de n’être pas à la hauteur, soumise au jugement permanent de la société.

Être une femme, c’est ne pas s’appartenir pleinement. Face à tout ça, un homme qui réécrit la fin de Carmen, je m’en contrecarre le cul.

On s'épuise... et parfois je me demande si ce n'est pas un peu fait exprès 

Mais polémiquer dessus, je reconnais que c'était une excellente diversion. À chaque «fake news» sur «les féministes», il faut que l'on perde du temps et de l'énergie à rétablir les choses, à expliquer que non, il n'y a pas une internationale vaginale qui exigerait de brûler toutes les copies de Blow-up ou que désormais les parents doivent s'échanger des exemplaires de la Belle au bois dormant sous le manteau sous risque d'être arrêtés par une milice féministe. Alors, on est là, on reste calmes, on répète que les oeuvres questionnent la société, et qu'à l'inverse, on a le droit de les questionner, de les analyser, de les décortiquer. Que critiquer, ce n'est pas censurer.   

Et on s'épuise à ça. Et parfois, je me demande... si ce n'est pas un tout petit peu fait exprès. 
 
Un peu comme le botté en touche des «il faut laisser la justice faire son travail». C'est pratique ça, la justice doit faire son travail. Mais un mouvement, ce ne sont pas des cas particuliers alignés les uns derrière les autres. Ce mouvement dit quelque chose de notre société, et ce n’est pas la justice qui va changer la société. La justice s'occupe du cas particulier, le reste, l'addition de ces cas, c'est notre problème à tous. À nous de regarder la somme en face. 

Tous ces arguments qui suivent le «MAIS » sont une vaste mascarade.

Arrêtez de vous cacher derrière l'institution judiciaire ou la peur de la censure pour ne surtout pas réfléchir à tous les comportements au quotidien qui ne vont pas, à toutes les inégalités qu'on accepte et qu'on nourrit, à tous les stéréotypes qui font passer pour acceptable ce qui ne devrait pas l'être. 

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq. Pour vous abonner c'est ici. Pour la lire en entier:

 
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