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Après les décisions gouvernementales en faveur de la redynamisation des centres-villes annoncées en décembre 2017, la grande distribution pensait en avoir fini pour un moment avec la tentation du politique de limiter les créations et les extensions de surfaces commerciales. Las! Voilà maintenant que le Sénat s’en mêle, et il n’exclut pas de suggérer au gouvernement des mesures contraignantes. La chambre haute n’a certes pas le pouvoir de l’Assemblée nationale et son président appartient aux Républicains, mais tout de même…
En ces temps politiques où le clivage droite-gauche est soumis à rude épreuve et où les relations entre Emmanuel Macron et Gérard Larcher sont qualifiées de «fluides», les représentants de la grande distribution restent sur leurs gardes –des fois que les politiques cherchent à s’immiscer un peu plus dans leurs affaires. Ils se sont donc résignés à aller plaider leur cause au palais du Luxembourg pour dissuader le groupe de travail dirigé par les sénateurs Rémy Pointereau (LR) et Martial Bourquin (PS) de limiter les ouvertures de grandes surfaces.
Leur message? Toute volonté d’encadrer un peu plus leur secteur est impossible –compte tenu de la réglementation européenne– et serait dangereux face à la montée en puissance d’Amazon. En apparence, deux arguments massue. À une réserve près: ni l’un, ni l’autre ne résiste à l’analyse.
Méchante Europe
Ah, l’Europe… Combien de mensonges n’a-t-on formulé en son nom? Combien de mesures impopulaires ou difficiles ne lui a-t-on prêté? Depuis 2008 et l’adoption de la loi de modernisation de l’économie, la France applique la directive européenne des services, la fameuse «directive Bolkestein».
Sa transposition dans le droit français interdit aux politiques d’invoquer un «suréquipement commercial» pour refuser l’ouverture ou l’extension d’une grande surface. Autrement dit, les élus locaux n’ont plus le droit de refuser l'installation d'hypermarchés au motif qu’il y en aurait déjà trop.
Beaucoup de Français l’ignorent. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, il s’agit bien d’un choix de la France. La preuve: l’Allemagne, elle, a toujours refusé d’appliquer cette directive. Et cela lui réussit: 67% des Allemands font leurs achats en centre-ville quand 62% des Français, eux, les font en périphérie.
Comment les Allemands ont-ils réussi à conserver cet acquis? En fait, ils ont trouvé une parade juridique –dont la France a refusé d’user alors qu’elle en avait connaissance– en opposant au principe de liberté d’implantation commerciale un autre principe fondamental de l’Union européenne: l’accessibilité des commerces pour tous.
Considérant que les centres urbains sont les mieux à même de garantir ce principe, l’Allemagne a ainsi réaffirmé sa volonté «de garantir les fonctions essentielles d’approvisionnement dans les centres-villes et de privilégier les sites centralisés pour les implantations de commerce atteignant une certaine taille ou ayant des impacts particuliers sur le développement des centres».
À lui seul, l’exemple allemand montre que l’Europe ne constitue pas ce facteur empêchant que la grande distribution se plaît tant à citer pour expliquer qu’une limitation des implantations commerciales serait «anti-communautaire». Une fois pour toutes, l’argument n’est pas seulement spécieux: il est faux.
Amazon, l’épouvantail
Autre argument de la grande distribution: réguler les nouvelles implantations commerciales avantagerait Amazon. Le nom sonne comme un épouvantail. Sauf que dans le cas présent, l’épouvantail a de quoi faire sourire.
S’il y a bien un secteur sur lequel Amazon et plus largement le e-commerce occupe une position ultra-marginale, c’est l’alimentaire. Selon une enquête récente, seuls 5% des achats alimentaires se font sur internet, sachant qu’il s’agit pour l’essentiel des plateformes créées et gérées par la grande distribution (Auchan, Leclerc, Magasins U, etc.). Compte tenu des contraintes liées à la spécificité des produits frais et aux capacités de livraison, même Monoprix ne livre que dans une minorité de villes-centres.
En comparaison de la distribution alimentaire, Amazon fait figure de nain. Pour une raison simple: c’est une chose de livrer des appareils photos, des livres ou des bagages, c’en est une autre d’apporter à domicile des yaourts, de la viande ou des surgelés.
L’année dernière, suite à l’acquisition de la chaîne de supermarchés bio Whole Foods, le géant américain a d'ailleurs décidé d’arrêter Amazon Fresh, sa filiale alimentaire, dans plusieurs villes des États-Unis. Quant à l’Europe, les débuts du géant sont très timides et limités à quelques capitales (Londres, Berlin).
Autant dire que la grande distribution peut dormir tranquille sur son cœur de métier, l’alimentaire, même si certains groupes –comme Casino–, ont pris une longueur d’avance sur d’autres –notamment Carrefour. Dans tous les cas, on voit mal comment Amazon pourrait profiter d’une limitation des ouvertures d’hypermarchés.
Hyperpuissance
On l’aura compris: la grande distribution ne veut pas qu’on l’empêche de s’étendre dans le paysage français. Pour convaincre les élus, elle n’hésite pas à marteler ses éléments de langage, quitte à prendre des libertés avec la vérité.
Après tout, c’est de bonne guerre. Comment reprocher à des entreprises de vouloir se développer, y compris si ce développement se fait au détriment des villes et des paysages? À bien y réfléchir, il n’y a rien d’étonnant à ce que des acteurs privés tentent de conserver le maximum de liberté. Là où, en revanche, on peut s’interroger, c’est sur la capacité des politiques à résister à la puissance de la grande distribution. Ce n’était déjà pas facile hier; est-ce encore possible aujourd’hui?
Après avoir libéralisé les implantations de grandes surfaces, la France affiche au compteur 2.000 hypermarchés et 10.000 supermarchés, soit 500 hypermarchés et 5.000 supermarchés de plus qu’en 2008. Le gouvernement Fillon voulait stimuler la concurrence en augmentant le nombre de magasins. Celui-ci a bel et bien crû, mais on ne peut pas dire que la concurrence y ait forcément gagné.
Les agriculteurs et les PME sont pieds et poings liés au bon vouloir des centrales d’achat, dont le nombre s’est encore réduit. Édouard Leclerc est devenu leader du marché tandis que Carrefour, longtemps n°1, a sombré dans une crise qui l’oblige aujourd’hui à entamer un plan de restructuration. En centre-ville, les commerces laissent de plus en plus place à des locaux vides.
Avec les États généraux de l’alimentation, le gouvernement tente aujourd’hui de favoriser un rééquilibrage des forces en faveur des fournisseurs, sans que personne ne sache s’il réussira. De son côté, Nicolas Hulot évoque «une nouvelle source de financement» pour lutter contre l'artificialisation des terres, sans que l’on comprenne s’il s’agit d’abord de trouver de l’argent ou de limiter la bétonisation.
Pendant que le monde politique s’agite, la caravane passe. Les rapports alarmistes se succèdent et restent sans suite. Tout comme l'appel au moratoire sur le développement des zones commerciales de périphérie émanant d’une association, Centres-villes en mouvement, qui représente des centaines de communes. Rien n’y fait: pas question de mettre un coup d’arrêt aux ouvertures d’hypermarchés. Et pourtant, ce ne sont pas les cinq milliards d’euros récemment débloqués par le gouvernement qui sauveront des villes qui se détricotent si le commerce de périphérie, lui, continue de se développer.
Le Sénat, porte-parole des territoires, peut-il convaincre Emmanuel Macron de mettre un coup d’arrêt à une guerre des hypers qui fait beaucoup de mal à l’agriculture, aux commerces indépendants, aux PME ou encore aux villes moyennes? Il vaudrait mieux.