Sciences / Parents & enfants

Comment les sciences de l'évolution éclairent l'affaire de l'héritage de Johnny

Une lecture de la guerre des clans Laura / David et Jade / Joy / Læticia à la lumière de la théorie des conflits parents-progéniture.

David Hallyday, Laura Smet, Læticia Hallyday, Jade and Joy aux funérailles de Johnny Hallyday à Paris, le 9 décembre 2017 | Ludovic Marin / Pool / AFP
David Hallyday, Laura Smet, Læticia Hallyday, Jade and Joy aux funérailles de Johnny Hallyday à Paris, le 9 décembre 2017 | Ludovic Marin / Pool / AFP

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Le 12 février, Laura Smet révélait que son père a modifié son testament en 2014 et lègue «l'ensemble de son patrimoine et l'ensemble de ses droits d'artiste» à sa dernière épouse Læticia Hallyday –des dispositions que contestent l'actrice et son demi-frère, David Hallyday, aujourd'hui lancés dans une procédure judiciaire pour faire valoir ce qu'ils estiment être leurs droits. Fin décembre, quelques jours après le décès de la rock star, un de ses anciens avocats annonçait déjà que la succession Hallyday avait toutes les chances d'être particulièrement complexe. Selon Maître Renaud Belnet, le dossier n'était effectivement «pas simple»«une famille recomposée, des héritiers aux statuts fiscaux différents, des biens parsemés partout, un droit international et une fiscalité internationale…». Johnny Hallyday laissait derrière lui quatre enfants: David, né de son union avec Sylvie Vartan, Laura, fille de Nathalie Baye et enfin Jade et Joy, adoptées avec Læticia, son épouse depuis 1996.

Dans une lettre à son père, Laura Smet fera part de sa douleur d'avoir été exclue de son héritage, après l'avoir été des derniers instants de sa vie. Comme on peut le lire dans Paris Match, «l’argent n’est que la surface d’une blessure bien plus profonde». On ne pourrait mieux dire: que vous soyez puissant ou misérable, les querelles et les dissensions susceptibles d'émerger lors de bisbilles de succession révèlent des mécanismes inhérents à notre humaine nature et aux compromis, parfois difficiles, auxquels nous obligent nos gènes égoïstes.  Et le champ de bataille que devient la succession de Johnny Hallyday est un cruel rappel à la réalité: souvent, la vie de famille, ce n'est pas la vie en rose.

En psychologie, une abondante littérature nous démontre que loin d'être un aspect périphérique des structures familiales, le conflit est au contraire un aspect aussi capital que constitutif des relations de parenté et de filiation.

Nous savons par exemple que les conflits entre parents et enfants ont tendance à s'accentuer durant la puberté de ces derniers, pour s’atténuer ensuite. Que des questions des plus prosaïques –comme la participation aux tâches ménagères– suffisent à les déclencher. Que les conflits ne sont pas les mêmes selon le sexe de l'enfant –les garçons ont tendance à générer des conflits de par leur comportement individuel (ils sont trop agressifs, ne se lavent pas) tandis que chez les filles, ce sont plutôt des phénomènes sociaux (leurs amitiés et amours) qui sont sources de conflits avec leurs parents et apparentés.

Nous savons aussi que les conflits sont en moyenne plus fréquents et plus violents au sein des familles recomposées et qu'ils ont un impact direct sur la santé mentale des enfants –davantage de conflits dans l'enfance, c'est davantage de problèmes comportementaux à l'âge adulte.

La règle génétique de l’altruisme

En 1974, alors âgé de 31 ans, le biologiste Robert Trivers concevait la théorie du conflit parents-progéniture, devenue depuis l'un des outils les plus puissants pour comprendre les logiques proprement écologiques à l’œuvre dans les relations familiales. Une découverte qui, entre autres, vaudra à Trivers le prix Crafoord en 2007 –le Nobel pour toutes les disciplines non éligibles au prix Nobel, doté d'un demi-million de dollars.

Pour comprendre la théorie du conflit parents-progéniture, il est nécessaire de remonter de quelques années l'histoire des sciences de l'évolution –jusqu'en 1964 et la mathématisation de l'altruisme par William Donald Hamilton (pour sa part Prix Crafoord en 1993).

Peu connu en France, William Hamilton (né en 1936 et mort en 2000 des suites de la malaria qu'il avait contractée au Congo, lors de ses recherches sur les origines du virus du sida) est pourtant l’un des auteurs les plus cités dans la littérature évolutionnaire. Cette célébrité lui vient d’un article publié en 1964 dans le Journal of Theoretical Biology et intitulé «The General Evolution of Social Behavior». Hamilton y apportait une solution élégamment simple à un problème qui tourneboulait la tête des biologistes depuis plus d'un siècle: l'altruisme. Pourquoi des individus sont-ils capables de donner de leur personne pour d'autres, quitte à se sacrifier? 

Dans chaque espèce, les individus privilégient les comportements de coopération avec leurs parents génétiques les plus proches; en se dévouant ainsi, ils favorisent la propagation de leurs propres gènes.

Son explication réside dans l’aptitude darwinienne globale des gènes (inclusive fitness), à la base de la notion de sélection de parentèle (kin selection): dans chaque espèce, les individus privilégient les comportements de coopération avec leurs parents génétiques les plus proches; en se dévouant ainsi, ils favorisent la propagation de leurs propres gènes. Cette hypothèse avait déjà été suggérée en 1932 par le grand généticien J.B.S. Haldane, mais celui-ci ne l’avait ni formalisée, ni démontrée.

Pour appuyer ses recherches, Hamilton s’est d’abord intéressé au modèle classique de la coopération animale, les sociétés d’hyménoptères (abeilles, fourmis, guêpes). Ces insectes présentent une particularité génétique: issus d’ovocytes non fécondés, les mâles sont haploïdes (il ne portent que la moitié des chromosomes de l’espèce) alors que les femelles sont diploïdes (fécondation sexuelle classique et jeu complet de chromosomes). Les femelles partagent donc un lot du père et de la mère, alors que les mâles n’ont qu’un lot de la mère; il en résulte que les sœurs sont plus apparentées entre elles que les frères. On observe un comportement plus altruiste chez les femelles entre elles que chez les femelles envers les mâles.

En généralisant à partir de ce cas particulier, la règle génétique de l’altruisme, connue aujourd'hui sous le nom de «loi de Hamilton», est formalisée mathématiquement par l’équation suivante: 

rB > C

B indique les bénéfices (benefits) du comportement altruiste, C (cost) leur coût et r la corrélation génétique (relatedness) entre l'acteur du comportement et son bénéficiaire.

En somme, si un acte altruiste est coûteux pour l’individu mais bénéfique pour ses gènes, il pourra être sélectionné par l’évolution et les gènes impliqués dans l’altruisme se répartiront en plus grande fréquence dans la génération suivante.

Il convient de noter que la corrélation génétique n'a pas à être nécessairement très importante pour que l’altruisme soit sélectionné: il suffit que les individus possèdent des gènes en commun et le caractère adaptatif dépend alors du coût de l’altruisme. Si ce coût est très faible (acte ayant peu de chance d’entraîner la mort, la blessure, une perte importante de ressources), une parenté très lointaine suffit. Ce qu'Edward Osborne Wilson, autre grand nom de la biologie évolutive, résumait en ces termes: «À un frère, on pourra donner sa vie, mais à un cousin du troisième degré, on ne donnera qu'un conseil».

La théorie du conflit parents-progéniture

C'est sur cette base que Trivers concevra sa théorie du conflit parents-progéniture. Parce qu'un parent –et avant tout une mère– n'est capable d'investir qu'une certaine quantité de ressources dans sa progéniture, comment va-t-il les distribuer? Ces ressources peuvent être de la nourriture, du temps, de la protection –globalement, tout ce qui impose au parent un coût net en réduisant leur futur succès reproducteur (fitness), par exemple à cause de la dépense énergétique, de l'épuisement des nutriments, du risque de blessure, etc.

Trivers explique que si la corrélation génétique entre la mère et chacun de ses descendants est exactement identique (r=0,5), toutes choses égales par ailleurs, la mère devrait donc répartir équitablement son investissement parental entre chacun de ses enfants et chaque enfant recevra la même quantité de ressources.

Sauf que la logique est assez différente du point de vue d'un enfant donné: si la corrélation génétique entre frères et sœurs est identique (r=0,5), chaque enfant est parfaitement corrélé à lui-même (r=1). Il s'ensuit que chaque enfant est sélectionné pour exiger pour lui-même une plus grande part (soit une part disproportionnée) de l'investissement parental que celle que ses parents ont été sélectionnés pour lui donner. D'où un terrain propice aux conflits parent-parent, parent-enfant et enfant-enfant au sujet de la répartition de l'investissement parental.

Le conflit parent-progéniture réside fondamentalement dans la différence entre l'investissement parental optimal du point de vue du parent et l'investissement parental optimal du point de vue de la progéniture.

En résumé, le conflit parent-progéniture réside fondamentalement dans la différence entre l'investissement parental optimal du point de vue du parent et l'investissement parental optimal du point de vue de la progéniture.

Le modèle de Trivers prédit que la sélection naturelle maintiendra une tension conflictuelle au sein des familles quant à l'allocation de l'investissement parental. Et cette théorie peut être facilement étendue au-delà de l'investissement parental direct. Comme le fait remarquer Trivers, tout comportement entraînant un coût pour le parent et un avantage pour une progéniture (par exemple, les décisions de la progéniture concernant l'accouplement et la reproduction, si elles affectent la fitness du parent) peut devenir un champ de bataille. Pour comprendre nos comportements sociaux, la théorie du conflit parent-progéniture est donc essentielle et ses implications profondes.   

Compétition inter et intra-portée 

À première vue, dans l'affaire de l'héritage Hallyday, nous sommes face à un conflit enfant-enfant typique (avec d'un côté le pôle Laura et David et de l'autre Jade et Joy Hallyday, représentées par leur mère, Læticia), qui relève à la fois de la compétition inter-portée –lorsque des enfants d'âges différents se tirent la bourre, notamment pour éviter que leurs parents se reproduisent à nouveau et diminuent la quantité d'investissement qu'ils pourront leur accorder– et intra-portée –quand les enfants ont un âge similaire et s'opposent pour les mêmes ressources.

De fait, dans l'espèce humaine, où les familles sont souvent constituées d'enfants d'âges différents, les aînés disputent l'investissement de leurs parents avec leurs futurs cadets (compétition inter-portée). Mais comme la monogamie véritable est quasiment inexistante dans les sociétés humaines, l'interdépendance entre les mères et les pères est très variable.

En outre, au sein d'une même famille, les aînés vont se disputer les ressources de leurs parents avec leurs cadets (compétition intra-portée) et parce que la période d'immaturité des petits d'humains est très longue, les conflits intra-portée vont souvent concerner des ressources différentes: par exemple, si un enfant de 4 ans n'a pas directement besoin du lait que sa mère donne à son frère de 3 mois, il a tout de même besoin du temps qu'elle consacre à allaiter –un temps qu'elle ne lui dévouera pas en matière de protection, d'attention, de préparation de sa nourriture, etc. 

[...] On observe dans les environnements les plus prospères que les parents peuvent offrir un investissement «compensatoire» à leurs enfants les plus fragiles [...]

Ces réalités sont modulées par l'environnement. Dans des contextes difficiles, les parents vont préférer investir dans les enfants ayant le plus de chances de survie –les plus gros, les plus grands, les plus combatifs–, quitte à sacrifier les plus chétifs. À l'inverse, on observe dans les environnements les plus prospères que les parents peuvent offrir un investissement «compensatoire» à leurs enfants les plus fragiles, notamment parce que ces enfants ont tendance à crier et à pleurer davantage pour attirer l'attention de leurs parents et les soins qui vont avec.

Dans le cas de la succession Hallyday, un dernier facteur est à prendre en compte: la grande différence d'âge entre David et Laura d'un côté et Joy et Jade de l'autre, traduisant les différentes époques et modes de vie de leur père au moment de les concevoir.

Dans ce sens, que Johhny Hallyday ait choisi de léguer l'intégralité de son héritage à ses deux plus jeunes filles n'a rien de surprenant, tant la chose est cohérente avec la théorie de l'investissement terminal, conçue à partir des travaux de Ronald Aymer Fisher et de George C. Williams.

Selon cette théorie, lorsque les ressources reproductives d'un organisme sont basses –pour parler crûment, quand la mort est proche–, en dévouer pour une future progéniture risque de se transformer en gâchis et mieux vaut consacrer le reste de son énergie à sa progéniture déjà née.

Joy et Jade étant reproductivement plus prometteuses que Laura et David –conçus à des époques où Johnny était lui-même reproductivement plus frais–, on peut concevoir que l'inconscient évolutif de Johnny ait contribué à la modification de ses dispositions testamentaires en 2014.

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