Monde / Économie

Comment Poutine a verrouillé l'économie russe (et pourquoi il ne veut pas qu'elle redémarre)

L'économie russe aurait bien besoin d'être réformée de fond en comble. Malheureusement, le premier adversaire d'une telle réforme, c'est le président lui-même.

Poutine en juin 2016 | Alexander Zemlianichenko / POOL / AFP
Poutine en juin 2016 | Alexander Zemlianichenko / POOL / AFP

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«Il existe deux cas d’école et faciles à comparer, deux expériences historiques –l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest d’un côté, la Corée du Nord et la Corée du Sud de l’autre. Tout le monde peut en tirer les conclusions qui s’imposent.» Ainsi discourait Vladimir Poutine devant la Douma en 2012. En tant qu’ancien agent du KGB en Allemagne de l’Est communiste, Poutine savait fort bien de quoi il parlait. Le communisme, disait-il était une «futilité historique».

«Le communisme et le pouvoir des Soviets n’ont pas fait de la Russie un pays prospère.» Son principal héritage, ajoutait-il, avait été de «condamner notre pays à se traîner derrière les autres pays plus avancés économiquement. Nous étions dans une impasse, bien loin du reste de la civilisation mondiale».

Et pourtant, en 2018, la Russie est toujours à la traîne des autres nations économiquement avancées, et le président russe ne fait rien pour que ça change. Poutine a récemment dépassé le record d’années au pouvoir de Leonid Brejnev –le record détenu par Staline attendra encore un peu. Mais les records en matière d’économie de Vladimir Poutine, des records de stagnation et d’immobilisme, ressemblent aussi de plus en plus à ceux de Brejnev.

Des réformes économiques peu probables

Les quatre dernières années ont tout de même démontré que l’économie russe peut supporter des chocs brutaux, dont l’effondrement des prix du pétrole en 2014 et les sanctions occidentales contre les banques et compagnies énergétiques russes. En 2017, l’économie russe a connu une croissance de 1,5%, bien inférieure à celle des États-Unis et de l’Eurozone. On s’attend à d’autres mauvais chiffres en 2018, en raison de la poursuite des sanctions et du prix bas du pétrole, mais aussi en raison d’un manque chronique d’investissement. La Russie est un pays bien plus pauvre que ses rivaux occidentaux, et son taux de croissance devrait donc être très supérieur au leur. Mais l’an dernier, la Russie a fait partie des pays avec le taux de croissance le moins élevé d’Europe centrale et orientale, loin derrière certains de ses voisins, comme la Pologne ou la Roumanie. Et ne nous lançons même pas dans des comparaisons avec les pays d’Asie. «Attendez que l’élection soit passée», promettent certains Russes qui prédisent que Poutine mettra en œuvre des réformes économiques brutales mais nécessaires lorsqu’il sera réélu. Cela semble pourtant bien peu probable.

Certes, économistes, politiciens et dirigeants d’entreprises russes se démènent pour tenter de revitaliser l’économie russe. Deux écoles de pensée s’affrontent. L’ancien ministre des Finances Alexeï Koudrine, qui travaille avec Poutine depuis les années 1990, a tout un éventail de propositions pour libéraliser l’économie russe et investir en Russie. Koudrine affirme ainsi que le climat économique russe –dans lequel des compagnies privées sont régulièrement expropriées par le gouvernement et où les entrepreneurs sont totalement découragés par les excès de bureaucratie– éloigne les investisseurs dont la Russie a besoin pour augmenter son taux de croissance. Au lieu de dépenser de l’argent dans le domaine de la défense et de la sécurité, qui ont été très largement financés ces dernières années, Koudrine propose d’axer les dépenses sur la santé et l’éducation, afin que les Russes vivent plus vieux et de leur donner les moyens d’être mieux formés et donc mieux payés.

Alexeï Koudrine | OLGA MALTSEVA / AFP

Si Koudrine et ses amis pensent que la Russie peut attirer des investisseurs en rendant son économie plus attractive au secteur privé, d’autres pensent que le gouvernement russe devrait s’impliquer davantage. Boris Titov, homme politique russe, a demandé au gouvernement de réduire drastiquement les taux d’intérêts, pour que les entreprises puissent emprunter plus facilement. Il souhaite également que le gouvernement subventionne les prêts aux entreprises et investisse directement dans l’industrie. Les appels de Titov à un investissement d’État sont soutenus par de nombreux industriels qui espèrent profiter de crédits à taux préférentiels.

Si les propositions de Titov étaient acceptées, l’inflation grimperait en flèche et le rouble s’effondrerait. Les idées de Koudrine de restauration de la confiance et d’investissement dans la santé et l’éducation semblent plus avisées. Mais le problème, c’est qu’aucune de ces deux propositions ne sera adoptée, tout simplement parce qu’elles entrent en contradiction avec le principe central de ce que l’on pourrait appeler les «Poutinomics»: ces politiques économiques qui ont permis à Poutine de se maintenir au pouvoir depuis près de vingt ans.

Le pouvoir des Poutinomics

Poutine a en effet adopté une stratégie économique à trois volets qui lui permet d’avoir le pouvoir bien en main.

Le premier volet consiste à maintenir la stabilité macroéconomique à tout prix, avec un déficit budgétaire réduit, une dette faible et une inflation réduite, fut-ce au détriment de la croissance. Le second consiste à s’assurer que le système de sécurité sociale fonctionne afin de s’attirer le soutien de groupes puissants –dont principalement les retraités– plutôt que d’investir dans des industries d’avenir. Le troisième c’est de ne tolérer la présence d’acteurs privés que dans les secteurs «non stratégiques», en laissant l’État à la tête des sphères–comme l’énergie ou les médias– où les affaires et la politique se croisent.

Le Kremlin a bien conscience que le maintien de ses politiques actuelles fera de la Russie un État stable, mais stagnant, qui sous-investit, tant dans l’éducation de sa population que dans les secteurs industriels, tout en gaspillant ses revenus en finançant des entreprises étatiques dont l’inefficacité et le degré de corruption sont connus de tous. La croissance économique ne dépassera pas les 2% par an. Du point de vue de Poutine, la stagnation économique est tolérable. Il dispose des outils dont il a besoin pour se maintenir au pouvoir. De grands changements de politique économique pourraient lui aliéner de très nombreux soutiens et réduire le contrôle du Kremlin sur la politique russe.

Les propositions de Titov, celles d’un investissement du gouvernement ou de la banque centrale dans les entreprises ne séduiront pas davantage le Kremlin. Poutine a bâti sa réputation sur la stabilité qu’il offre à la Russie –pas seulement sur le plan politique mais aussi macroéconomique. Il a remboursé une partie de la dette extérieure de la Russie, limité le déficit budgétaire gouvernemental et maintenu une inflation à un niveau très bas. Le plan de Titov, qui consiste à augmenter les dépenses gouvernementales dans le domaine de l’industrie, en faisant marcher la planche à billet ou en s’endettant, mettrait en péril cette belle stabilité.

Peut-être qu’en mettant en œuvre les propositions de Titov, la Russie pourrait voir doubler son taux de croissance, comme il l’affirme. Mais il est également possible que de telles mesures provoquent une inflation massive ou un effondrement de la monnaie. Si les réformes post-électorales de Poutine entraînaient un tel résultat, les Russe lui en tiendraient rigueur, et à lui seul. Pourquoi prendre un tel risque quand le statu quo est viable?

Préserver l'électorat... au détriment de l'économie

Pour les responsables politiques du Kremlin, les propositions de Koudrine qui visent à augmenter les dépenses de santé et d'éducation, à réduire les budgets des services de sécurité et à améliorer le climat des affaires ne sont pas moins problématiques. En termes économiques, bien sûr, elles tiennent bien davantage la route que celles de Titov, qui veut faire marcher la planche à billet. Les Russes apprécieraient sans doute des dépenses plus élevées dans le domaine des aides sociales, surtout après plusieurs années d'austérité. Et qui pourrait objectivement s’opposer à un assainissement du climat économique?

Eh bien... Poutine et ses alliés, pour commencer. Il suffit de regarder les groupes politiques russes qui soutiennent le plus fortement le président. Le soutien des classes moyennes urbaines est tiède. Mais Poutine reste très populaire au sein des services de sécurité, du complexe militaro-industriel et des entreprises publiques, qui contrôlent aujourd'hui environ les deux tiers de l'économie russe.

La proposition de Koudrine visant à réorienter les dépenses de l'armée et des services de sécurité vers les secteurs de la santé et de l'éducation nuirait donc à une composante centrale des supporters de Poutine. Maintenir des dépenses militaires élevées n'est pas uniquement important pour le financement des guerres étrangères de l'armée russe. Ce maintien permet également de faire vivre les ouvriers de l'industrie de l’armement: de très nombreuses usines russes ne pourraient que mettre la clé sous la porte si le Kremlin cesse de leur acheter du matériel militaire à des prix plus que généraux. Et même si la Russie décidait de mettre un terme à ses guerres en Syrie et en Ukraine, la réduction des budgets militaires risquerait de provoquer des licenciements –et des troubles sociaux– dans les villes qui dépendent des dépenses du ministère de la défense. Pour des raisons de basse politique, il est donc peu probable que la Russie réduise considérablement son budget de sécurité.

En partant du principe que le budget militaire ne puisse être réduit, une amélioration du climat économique ne serait-elle pas un pas une bonne chose pour le Kremlin? À peine. Une réduction du pouvoir des monopoles ou une interdiction aux entreprises d'État d'exproprier des concurrents du secteur privé menacerait gravement le modèle économique de nombreuses grandes entreprises russes, bases essentielles du soutien de l'élite dirigeante russe. Réduire la corruption et améliorer l'efficacité peut sembler facile –mais de telles mesures frapperaient certains des plus puissants bailleurs de fonds de Poutine.

Lorsque Poutine dévoilera son programme électoral dans les prochains jours, il ne faut donc pas s’attendre à beaucoup de changements. Le président russe est susceptible de promettre quelques mesurettes à court terme avant l'élection. Mais une fois cette dernière passée, si la Russie connaît des changements économiques douloureux, ils prendront plus certainement la forme d'augmentations fiscales pour les particuliers et les entreprises, et pas de réformes qui stimuleraient la croissance économique. Les partisans de Poutine défendront leur territoire, rendant impossible toute modification des entreprises d'État corrompues ou de l’appareil de sécurité du pays. L'économie russe continuera d’être à la traîne d'autres marchés émergents. Et la Russie de Poutine ressemblera de plus en plus à ces fameuses «expériences historiques» que Poutine décrivait à la Douma en 2012 –et donneront une nouvelle fois la preuve qu'une économie autarcique qui tolère l'inefficacité généralisée est condamnée, comme Poutine le disait, à rester à la traîne des autres nations économiquement avancées.

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