France

Mennel-Zemmour: on ne peut se contenter d'opposer une «anti-France» maurrassienne et une nouvelle France préservée de cet héritage

[Tribune] Pour l'écrivain et journaliste Marc Weitzmann, les liens entre ces France qu'on oppose sont plus complexes qu'on ne le pense.

Mennel Ibtissem | Capture TF1 - Eric Zemmour | Bertrand Guay / AFP
Mennel Ibtissem | Capture TF1 - Eric Zemmour | Bertrand Guay / AFP

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Le 10 janvier dernier, deux jours après la décision de la jeune chanteuse Mennel Ibtissem de se retirer de « The Voice», Claude Askolovitch publiait dans ici même un long article sur le sujet.

Il y mettait en parallèle l’apparition puis la disparition de la comète Mennel entre le 1er et le 8 février, et la publication coïncidente, à la même période, de deux articles d’Éric Zemmour dans Le Figaro, consacrés, pour l’un, à la réhabilitation du théoricien d’extrême droite antisémite Charles Maurras et, pour l’autre, à un éloge du gouvernement polonais qui venait de faire passer une loi punissant d’une peine de prison toute référence à la Shoah.

À la reconnaissance sociale et médiatique dont jouit un Zemmour –un journaliste «ignoble, pourtant logé au coeur du système, entouré de lucre et de paresse puisqu’il se lit et s’écoute, puisque RTL et Le Figaro le conservent»– s’opposait ainsi l’éviction de la chanteuse, «cette enfant» dont «les yeux et la voix démentent le puritanisme», et qui, «le soir unique de sa gloire» chanta «en arabe et en anglais mêlés l’action de grâce d’un barde juif» (la chanson «Hallelujah» de Léonard Cohen).

Askolovitch en concluait à l’air du temps qui sépare deux France, mais privilégie la pire: celle, maurrassienne, qui veut «nous rendre à la mort». En face, l’autre France, celle de «l’utopie métissée du temps des potes quand on se pensait fort de nos cultures mélangées», qui fut incarnée le temps d’un soir par Mennel avant que son passé numérique, résultat d’erreurs de jeunesse, ne la condamne au lynchage et à l’hystérie. Intitulé «Zemmour, Mennel et l’anti-France», ce papier, fort long, a fait le buzz tout le week-end sur les réseaux sociaux. Il a été cité par Clémentine Autain sur BFM, par d’autres également, au point de fournir au camp progressiste le squelette narratif de toute cette séquence: d’un côté l’extrême droite raciste et maurrassienne, de l’autre, la France multiculturelle héritée des potes.  

En vérité, ce papier pose tant de problèmes –à commencer par la référence à ce mensonge politique collectif que fut SOS Racisme dans les années 80, sans lequel les banlieues n’en seraient sans doute pas là aujourd’hui– qu’un seul article ne suffirait pas à les lister tous. 

«On entre avec Mennel dans un monde où chacun porte en soi des narrations alternatives et contradictoires»

Je vais me concentrer sur le point qui me semble le plus essentiel, parce qu’il induit tout le monde en erreur, celui qui consisterait à identifier deux camps aisément repérables entre une France héritière de Maurras et une autre issue de l’immigration qui serait préservée de cet héritage. Avant cela, cependant, deux mots sont nécessaires sur Mennel et sa désormais symbolique prestation.

Tout d’abord, et contrairement à ce qui s’est écrit un peu partout, la jeune chanteuse n’a pas chanté «en anglais et en arabe mêlés» la chanson de Cohen, en tous cas pas exactement. En novembre 2016, lors de la mort de Léonard Cohen, le site Huffington Post Maghreb voulant rendre hommage au chanteur dénombra cinq versions arabes de cette chanson. Dans tous les cas, les éléments bibliques et érotiques du texte original y avaient été gommés au bénéfice de références à Dieu. La version la plus pieuse, de ce point de vue, était proposée par le chanteur émirati Muhammad Al Hussayn, qui l’a entièrement réécrite pour en faire un «nasheed», c’est-à-dire un chant religieux. Hallelluja sous sa plume est donc devenu Ya Ilahi, une chanson ayant pour thème non plus le roi David et l’amour charnel, mais le péché, le repentir et la soumission à Dieu. C’est cette version qu’a choisi de chanter Mennel. Plus rien à voir, avec ce mélange de métaphysique et de révolution sexuelle qui fait une bonne part de la poésie de Léonard Cohen: nous ne sommes plus dans les années 1960, mais bien en 2018.  

Cette précision ne dit cependant rien des intentions sincères ou duplices de Mennel. Sur sa page officielle, à côté d’un clip sur la Palestine produit par une association proche des Frères musulmans, on trouve en effet, comme le rappelle Askolovitch, des interprétations de chansons de la franco-israélienne Tal, de Beyoncé, de Bob Dylan et Lennon. La même ambiguïté se retrouve dans le choix de Mennel d’intégrer, lors de sa prestation à «The Voice», l’équipe de Mika, certes le seul des quatre jurés originaire du Moyen-Orient, mais aussi un homosexuel assumé qui a publiquement pris parti en faveur du mariage pour tous. Rien de tout ceci ne cadre avec le passé numérique de Mennel tel qu’on peut le connaitre et qui lui a coûté sa participation à l’émission. Il semble donc que l’on entre avec Mennel dans un monde où chacun porte en soi des narrations alternatives et contradictoires de ce qu’il est. Maintenant qu’elle est évincée, ce qui n’aurait jamais dû se produire, on ne saura jamais quelle version d’elle-même son maintien dans l’émission, voire son éventuelle victoire, lui aurait peut-être permis de choisir. À ce niveau d’ambivalence, on ne peut pas exclure l’hypothèse que sa décision de se retirer l’ait aussi en quelques sorte soulagée –en lui évitant d’avoir à trancher.

Askolovitch reconnait cette multiplicité de versions conflictuelles. Mais –nous sommes bien là en plein dans l’héritage bon enfant des «potes» et de SOS– il n’y voit que richesse et non déchirement, joie du voyage intérieur, et non guerre intérieure:

«Quand elle s’avance sur TF1, écrit-il, Mennel ne revendique rien que la joie de chanter. Elle n’annonce rien de politique et ne réclame que la joie. Ce n’est pas elle qui se réclame guerrière d’un islam politique, ce qu’elle n’est pas. Elle hésite entre Zazie et Mika, pas entre la France et le Coran.»

Cette façon de poser le problème est cruciale parce qu’elle empêche par avance de saisir la complexité de ce qui se passe.

«La question est de savoir ce que signifiait pour elle être française à l’époque où elle accusait le gouvernement de terrorisme»

Askolovitch, il n’est pas le seul dans ce cas, part du principe que les islamistes conséquents font en quelque sorte sécession. Au nom de l’islam, ils refuseraient leur participation à ce qui est français et occidental. Mais comme un simple coup d’oeil sur les tweets de Mennel permet de le comprendre, «choisir entre la France et le Coran» n’a jamais été pour elle un problème: elle s’est toujours sentie française, a toujours aimé son pays, même durant sa période militante, entre les printemps 2016 et 2017, lorsqu’elle était sans aucun doute possible sous l’influence de Tariq Ramadan et des théories complotistes. C’est d’ailleurs ce qui rend si ambigu ses communiqués aujourd’hui. En vérité, la question n’est pas de savoir si Mennel se veut ou non guerrière d’un islam politique; la question est de savoir ce que signifiait pour elle être française à l’époque où elle accusait le gouvernement de terrorisme, c’est-à-dire il y a de cela un à deux ans seulement.

On trouve un élément de réponse dans un tweet posté par elle au courant de l’été 2016, en pleine polémique sur le burkini. Il s’agit d’un lien sur une conférence d’une demi-heure donnée par l’un des phares de l’UOIF, Hassan Iquioussen, le «prêcheur des cités», proche de Tariq Ramadan. Or, que dit Iquioussen, dans ce contexte du burkini, sur cette question du choix entre la France et le Coran? Loin de faire l’apologie du burkini, comme on pourrait s’y attendre, Iquioussen condamne au contraire toute la polémique comme un leurre ridicule. C’est «une tempête dans un verre», un piège dont le but est «d’entretenir un climat d’islamophobie, [de] créer une scission dans la société, de faire croire à nos concitoyens non musulmans que nous sommes le problème de la France. 

«L’objectif, ajoute-t-il, est de pousser [chacun] à avoir peur et à détester l’autre.» Face à cela, citoyens musulmans comme non musulmans —la France et le Coran— doivent au contraire s’unir contre «ces gens» qui «allument la mèche de la guerre», soufflent «la stratégie du chaos». Cette peur est véhiculée par «une partie des médias» à la solde «d’un système sans foi ni loi visant à transformer les humains en animal». Leur but, en utilisant la peur, est de faire en sorte que tout un chacun abandonne ce qui lui tient vraiment à coeur, c’est-à-dire toute dignité et tout élan existentiel au profit de la seule consommation. Devenus des «moutons», les citoyens de ce pays divisé, en proie à l’islamophobie et obsédés par la sécurité, seront détournés des vrais problèmes, ils accepteront sans rechigner des réformes ultra libérales encore impensables voici quarante ans. Telle est la nature de «l’état terrroriste» ultra libéral.

Iquioussen, contrairement aux salafistes, par exemple, ne cherche donc nullement la division d’avec la société française mais, bien au contraire, l’union de tous les citoyens contre cette minorité de gens qui cherchent à semer la zizanie dans notre société, et ailleurs, car il s’agit là d’une «manipulation à l’échelle planétaire». Il suffit d’étudier l’histoire, ajoute-t-il en effet, pour voir que le monde a toujours été aux livré à cette minorité internationale faite «d’individus assoiffés de pouvoir et de matière qui ne cesseront comme dit le Coran jusqu’à la fin des temps de semer la désolation sur terre». Dans cette conférence, Iquioussen ne nomme pas cette minorité de démons éternels contre lesquels, dit-il, «le christianisme a résisté pendant deux mille ans» avant de perdre «plus ou moins la bataille, laissant l’islam seul rempart».

Dans un autre de ses prêches prononcé en 2004 et révélé par l’Humanité de l’époque, il se référait cette fois clairement à «ces tops de la trahison et de la félonie» qui «complotent contre l’islam et les musulmans» c’est-à-dire «les juifs». Ce sont eux qui contrôlent l’État, comme la planète d’ailleurs, et c’est contre eux que les vrais Français, musulmans et non musulmans, doivent s’unir. Un prêche pour lequel il a présenté ses excuses avant, des années plus tard, en 2013, de déclarer «très intéressantes» les idées d’Alain Soral, ce pape antisémite d’extrême droite.

«La “fachosphère” n’est pas unanime sur Mennel: une part d’entre elle la conspue, mais une autre la soutient»

Ce thème d’une France divisée et qui doit s’unir face aux intérêts étrangers et manipulateurs des juifs est exactement celui de Charles Maurras. Il constitue l’arrière-plan des tweets «complotistes» de Mennel en 2014 mais aussi de son «amour pour la France» à l’époque. C’est ce qui explique que, contrairement à ce qui s’écrit depuis le début de cette histoire –contrairement à l’argument central d’Askolovitch– la «fachosphère», comme on l’appelle, n’est pas unanime sur Mennel. Une part d’entre elle la conspue effectivement, mais une autre la soutient, à commencer par Alain Soral lui-même. Les choses sont donc complexes. Ces divisions reflètent les tensions inhérentes à l’extrême droite déchirée depuis le 11 septembre 2001 entre une tendance nationaliste «classique», et une autre, proche de la nouvelle droite, anti-américaine et anti-impérialiste, pour qui l’islam représente une alternative à la domination «globaliste». Cette dernière tendance est en tout point conforme aux idées des Frères musulmans.

En l’absence, encore une fois, du maintien de Mennel dans l’émission qui seul –peut-être–aurait permis à Mennel de clarifier les choses, au moins pour elle-même, il est impossible de conjecturer aujourd’hui sur son état d’esprit. Quelles sont les tensions qui l’habitent? Dans quelles mesures ces tensions sont-elles conjurées ou, au contraire, mises à profit par ceux qui l’entourent, et l’aident à rédiger ses communiqués? L’ombre du milieu idéologique qui fut le sien n’est-il pas perceptible dans le silence de ses communiqués quant aux menaces de morts proférées par ses fans sur Twitter à l’encontre de ceux qui l’ont critiquée? Dans leur ambiguïté même, ces questions disent quelque chose du moment «post-attentats» qui est le nôtre. La peur a toujours des tentations régressives. Très présentes dans l’article d’Askolovitch, elles consistent à voir dans cette affaire Mennel une occasion de revenir en arrière, à un monde plus simple. On peut remarquer cependant, qu’elle est soutenue, sur le site du Monde, par Abdel Rahmène Azzouzi –un ex élu local d’Angers, admirateur de Tariq Ramadan et qui, en 2014, déclarait dans un meeting: «Si une personne qui s'oppose aux bombardements d'enfants est qualifiée d'antisémite, alors oui, je suis antisémite et je l’assume.»  On peut remarquer aussi, que si Mennel ne cherche pas à tempérer la haine de ses fans sur Twitter contre ceux qui la critiquent, l’avocat qu’elle s’est choisi, maître Hosni Maati, un proche des Indigènes de la République, menace désormais ces mêmes critiques de poursuites judiciaires.

L’opposition entre une extrême droite maurrassienne et raciste d’un côté, et, de l’autre, une jeune femme issue de l’immigration telle Vénus sortant des eaux n’a pas de sens. Maurras est de retour, certes; mais son fantôme hante plus d’une maison.

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