Culture / Société

«The Crown» et l'infidélité du prince Philip: la part de fiction, la vérité historique

La saison deux de la série Netflix «The Crown» évoque les soupçons d'infidélité pesant sur le prince Philip, l'époux d'Elizabeth II, dans les années 1960. Si certains éléments dramatiques ont été ajoutés, l'intrigue se base sur des faits bien réels.

Elizabeth II (Claire Foy) et le prince Philip (Matt Smith) dans «The Crown» | Capture via Netflix
Elizabeth II (Claire Foy) et le prince Philip (Matt Smith) dans «The Crown» | Capture via Netflix

Temps de lecture: 7 minutes

Attention: cet article dévoile des éléments-clés de l'intrigue de la deuxième saison de la série The Crown.

Outre les acteurs troublant de ressemblance, les décors et costumes impeccables, The Crown passionne grâce à son éclairage de l’histoire à la lumière des sentiments d’Elizabeth II. Des sentiments inventés par les créateurs de la série, mais qui s’appuient parfois sur des faits réels.

Ainsi, la deuxième saison étudie largement les rumeurs d’infidélité du prince Philip, qui, à l’heure d’un tournant pour la monarchie, pouvaient ébranler le pouvoir. Si la série invente beaucoup, elle omet aussi nombre de détails. 

L’ostéopathe et la call-girl

En avril 1963, le gouvernement britannique est dans la tourmente. Après avoir nié les faits, le secrétaire d’état à la Guerre John Profumo avoue une relation avec Christine Keeler, une mannequin en devenir âgée de 19 ans. Profumo est marié et de vingt-sept ans l’aîné de sa maîtresse, mais là n’est pas le nœud du problème. Parmi ses nombreux amants, Keeler compterait un certain Eugene Ivanov, attaché militaire et espion soviétique. Downing Street craint alors que des secrets d’États puissent être révélés sur l’oreiller. Fragilisé, le premier ministre conservateur Harold McMillan démissionne six mois plus tard. 

Ce contexte historique amène, dans l’épisode final de la saison deux de The Crown, la reine Elizabeth à se réfugier en Écosse, au château de Balmoral. Durant sa retraite, la reine fictive jouée par Claire Foy jardine, trie des photos et réfléchit beaucoup, avant que son mari ne la rejoigne.

Le prince essaie de comprendre ce qui taraude sa femme, qui accepte de l’éclairer. Furieuse, mais froide, elle prononce un nom: «Stephen Ward». Philip fixe son épouse, frotte ses doigts les uns contre les autres et fait mine de ne pas comprendre. Le téléspectateur sait qu’il s’agit là d’un mensonge. Le dernier d’une longue liste. 

En avril 1962, Philip souffre de la nuque. On lui conseille de consulter un ostéopathe «chaudement recommandé» du nom de Stephen Ward. Durant l’auscultation, Ward explique au prince que les douleurs ne sont pas seulement dues à des problèmes physiques. Elles peuvent être la conséquence «d’une tension émotionnelle, de conflits irrésolus».

Au milieu d’un échange ponctué de regards et de sourires entendus, Ward invite Philip à une soirée qu’il donne le week-end même. Songeur, le prince observe des portraits photos de jeunes femmes posés sur le buffet du cabinet et demande l’identité d’une d’entre elle. L’ostéopathe répond: «Oh, Christine. Elle sera là ce week-end.» Christine Keeler, donc.

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Mondain, Ward connaissait bien le gratin de l’époque, rencontré dans ses soirées décadentes ou dans celles organisées par ses semblables. C’est par exemple lors d’une de ses pool-parties que Keeler, avec qu’il entretient aussi des rapports, nage nue dans une piscine et rencontre le ministre Profumo. Dans ses mémoires, Ward assurait que Philip participa à au moins une des ses soirées, où il fut vu en compagnie d’une «fille très attirante» nommée Mitzi Taylor, un mannequin canadien.

Dans son ouvrage Young Prince Philip, His Turbulent Early Life, l’auteur Philip Eade révèle que les relations entre le prince et Ward débouchèrent sur de «folles spéculations». On raconte en 1963 que Philip aurait été celui que la presse nommait «l’homme au masque», qui servait les convives de Ward uniquement vêtu d’un tablier en dentelle.

Dans The Crown, la sœur de la reine, Margaret, montre à Elizabeth une une du Daily Mirror titrée «Who is The Mystery Man?», en référence à un homme de dos ressemblant étrangement à Philip –ou du moins à Matt Smith, l’acteur campant le prince dans The Crown.

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À la sortie de l’épisode final de la saison deux, l’historien Christopher Wilson déclare au Daily Mail que la série «a franchi une ligne et sort de la réalité pour plonger dans la fiction». Les rumeurs concernant la place de Philip dans l’affaire Profumo ont pourtant duré des décennies.

Dans l’épisode, Stephen Ward suggère l’idée de dessiner un portrait de son client royal. Dans la réalité, deux jours après la démission de Profumo, l’ostéopathe est arrêté pour plusieurs chefs d’accusation autour de l’immoralité de son style de vie. Il est dépeint par la presse comme un prédateur sexuel. Reconnu coupable de vivre de la prostitution de Keeler et d’une autre call-girl, Ward n’est défendu par aucun de ses amis hauts placés.

Le 3 août 1963, il se suicide en avalant une forte dose de barbituriques. Entre temps, un portrait du prince a bien été retrouvé –ce qui prouve que les deux hommes se connaissaient, mais rien d’autre.

L’affaire Profumo est de loin le point le plus chaud dans la longue histoire des rumeurs entourant Philip. Mais certainement pas la première. 

Le Thursday Club et le Royal Yacht

Depuis les années 1950, la presse à scandale cherche à prendre Philip la main dans le sac, mais n’y parvient jamais. Les pistes sont pourtant nombreuses et mènent souvent à un certain Baron Nahum. Photographe mondain, Baron est celui qui présente Margaret, la sœur d’Elizabeth, à son mari, le photographe Antony Armstrong-Jones.

Dans le monde réel, Baron rencontre Philip en 1947 via son oncle, Dickie Mountbatten. Il est chargé de documenter le mariage royal et devient l’un des photographes officiel de la Couronne. Dans la série comme dans la réalité, Philip insiste pour que Baron soit le photographe du couronnement d’Elizabeth II, en 1953. La Reine Mère lui préfère le plus traditionnel Cecil Beaton.

Dans The Crown, Philip et son secrétaire personnel Mike Parker sont décrits comme les fondateurs du Thursday Club, un club de messieurs qui aiment se gausser sur leurs exploits auprès de la gent féminine. Le genre d’endroit qui agite encore la presse britannique en 2018, avec la récente affaire du Presidents Club.

Le véritable fondateur du Thursday Club –qui se réunit une fois par semaine au deuxième étage de Wheeler, un restaurant de poisson sur Old Compton Street– est en réalité Baron Nahum. Dans son livre, Eade rapporte que la presse de l’époque compare certaines réunions du club de Soho à des «enterrements de vie de garçon, où l’on rit à gorge déployée».

Parmi les autres membres, on compte le fameux Stephen Ward, mais aussi les rédacteurs en chef du Daily Mail, du Daily Express, des acteurs et le joueur d’harmonica Larry Adler, décrit par Eade comme «un name-dropper», qui déversa plus tard «un ruisseau d’histoires lubriques autour des activités du club». D’autres membres assurent à l’inverse que rien de bien osé ne s’y déroulait, si ce n’est la vocifération de bonnes blagues vulgaires.

Un exemple de cette ambiance de vestiaire est donné dans l’épisode un de la saison deux. Dans une scène se déroulant en 1956, Baron Nahum trône au milieu de la salle du Thursday Club. Nœud papillon autour du cou, le doigt droit levé en signe d’attention, il tient en sa main gauche une lettre. Elle est signée Mike Parker, qui narre ses aventures aux côtés du prince Philip, en tournée mondiale de cinq mois à bord du Royal Yacht: 

«À la fin de cette tournée, je pense que nous serons en mesure d’établir où vivent les meilleures femmes du monde. Je peux vous dire que les femmes de Nouvelle-Guinée sont […] tout en haut, avec celles de Malaisie!»

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Les membres accueillent la phrase par des vivats rythmés de bruits de couverts frappés contre des verres et tapent leurs mains manucurées sur les nappes blanches. Parker précise que ses révélations doivent demeurer discrètes «90% des hommes de la tournée étant mariés. Ce qui se passe en tournée, reste en tournée».

En parallèle, on voit Parker main dans la main avec une indigène l’attirant dans sa tente, un doigt posé sur la bouche en signe de secret. Problème: une jeune serveuse qui en a marre qu’on lui pince les fesses est présente à ce déjeuner. Plus tôt, elle a été contactée par Eileen Parker, l'épouse de Mike qui souhaite divorcer, persuadée de son infidélité.

Fin 2017, Michael Parker, l’un des fils de Mike aujourd'hui âgé de 73 ans, déclarait au Daily Mail qu’il n’y avait aucune preuve «que cette tournée ait été un festival de baise». Il ajoutait: «Je n’arrive pas à croire qu’ils aient fait de mon père un personnage pareil. C’était un homme honorable qui s’occupait bien de Philip». 

Dans The Crown, malgré une tentative d’étouffement par la Couronne, la lettre est transmise, le divorce prononcé et Mike Parker remet sa lettre de démission à Philip. Encore à bord du Royal Yacht, le prince dit froidement: «Tu connais les règles». Parker paie pour ses indiscrétions et ne jouera plus aucun rôle dans la vie de son patron. 

Philip et les danseuses

La série fait passer Parker comme le «wing-man» du prince, qui contribue à son succès et pousse toujours à l’infidélité. On peut penser que la reine de The Crown ne lui fait pas vraiment confiance.

Avant que son époux ne parte en tournée, Elizabeth place un cadeau dans son cartable mais tombe sur un médaillon perturbant. Sur la photo, une ballerine du nom de Galina Oulanova.

Dans The Crown, la reine, un brin masochiste, veut voir cet objet de désir de ses propres yeux. Oulanova interprète Giselle, dans le ballet éponyme de 1841. La danseuse est belle, jeune et surtout talentueuse; son succès renvoie Elizabeth II à son rôle de monarque sans pouvoir.

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Véritable danseuse soviétique, régulièrement citée comme l’une des plus gracieuses du XXe siècle, Oulanova s’est en effet produite à Londres en 1956. Il n’existe, en revanche, aucune indication qui prouverait que le prince Philip l’ait rencontrée et encore moins courtisée. La reine assista bel et ben à une représentation de Giselle, mais quatre décennies plus tard, à Moscou.

Probable inspiration des créateurs de la série, une danseuse du nom de Pat Kirkwood fut bel et bien présentée au prince Philip, en octobre 1948. Eade la présente comme une star de comédie musicale aux cheveux bruns, forcément «très belle». Le critique de théâtre Kenneth Tynan aurait décrit ses jambes comme «la huitième merveille du monde».

Le premier contact a lieu à l’Hippodrome, une salle de music-hall à quelques pas de Leicester Square, dans le centre de Londres. Après une représentation de Starlight Roof, Philip rencontre la danseuse dans les loges. La soirée se poursuit aux Ambassadeurs, un restaurant chic de Mayfair puis dans un club, le Milroy, où Philip invite Kirkwood à danser.

Dans le livre de Eade, elle se souvient d’une heure à danser le foxtrot, la samba et «tout ce que le groupe jouait». Alors que certaines personnes présentes semblent atterrées, Philip répond en mimant les expressions sur leurs visages. George VI, encore roi, explosa de rage lorsqu’on lui compta la folle soirée de son beau fils, Elizabeth étant alors enceinte de huit mois.

Pat Kirkwood fut le premier nom à figurer sur la liste des prétendues maîtresses du prince Philip. En 2008, le mari de Kirkwood révélait l’existence de lettres secrètes datant de 1989, dans lesquelles Philip s’excusait du traitement reçu par la presse de sa partenaire de danse d’un soir. Malgré des décennies à nier les faits, Kirkwood ne fut jamais tranquille.

Si l’on suit la série, Elizabeth II non plus n’aurait jamais connu la tranquillité en ce qui concerne les aventures supposées de son époux. Dans l’épisode final, elle semble se préparer à accepter ses vices. 

Alors que la dispute du couple royal s’échauffe, la reine ouvre un tiroir et invite son mari à en étudier le contenu. Philip voit le médaillon représentant la ballerine. Un long silence suit. La Reine est blessée. Le prince, pris au piège, referme le tiroir.

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Reconnaissant les circonstances exceptionnelles de leur union, Elizabeth II souffle: «Je peux comprendre si, parfois, pour relâcher la pression […] tu as besoin de faire ce que tu as besoin de faire». Pas la peine ici d’expliquer qu’il s’agit d’une scène de fiction. Le 20 novembre 2017, la reine Elizabeth et le prince Philip fêtaient leur soixante-dixième anniversaire de mariage. 

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