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C’est fou comme les décès de certains artistes peuvent émouvoir autant de monde en même temps. Et ne parlons pas de Johnny, trop clivant, trop médiatisé, trop tout. Non, il y a eu Jean Rochefort il y a peu, Cesária Évora en 2011…
Et à une époque, celle du 13 février 2008 (il y a tout juste dix ans...), où les réseaux sociaux étaient un poil moins omniprésents, où les hommages spontanés n’étaient pas encore tout à fait légion, la France perdait l’un de ses papys préférés: Henri Salvador. S’il avait vécu dix ans de plus, combien auraient posté des images de lui éclatant de rire, tenté de remettre en lumière de vieux titres un peu oubliés, partagé des souvenirs d’écoute de sa musique? Beaucoup, beaucoup de monde.
«Nuit et jour pour moi toute seule»
Et nul doute que nombreux auraient été ceux postant des morceaux issus de son album Chambre avec vue, sorti en 2000. L’un des succès de l’année en France. Le titre «Jardin d’hiver» en était le single. C’est la couleur de l’album, la chanson d’ouverture. Une mélancolie folle que seul un homme de 83 ans pouvait sublimer.
Henri Salvador - «Jardin d'hiver». Via YouTube.
A priori. Car «Jardin d’hiver» est en fait une chanson écrite par Benjamin Biolay et Keren Ann, parue sur l’album La biographie de Luka Philipsen de cette dernière, quelques mois seulement avant d’être reprise par Salvador. Le chanteur a en fait inversé les genres dans les phrases pour l’adapter à l’interprète masculin qu’il est. Et c’est encore plus beau.
Keren Ann - «Jardin d'hiver». Via Youtube.
Chambre avec vue, c’est cela: l’album d’un vieil homme apaisé, qui regarde en arrière. Ses voyages, ses femmes… À l’humble avis de l’auteur de ces lignes, le moment clé du disque, celui qui symbolise tout cela, se situe à la fin du morceau «Jardin d’hiver». Après le dernier refrain, un aparté musicale fait son entrée. Sur l’accompagnement bossa nova-jazz, des extraits de vieux films retentissent.
«Nuit et jour pour moi toute seule», «Je ne sais pas danser», des éclats de rires répétés, presque maladroitement, grossièrement, des sons d’orchestres… L’auditeur est transposé dans le cerveau du chanteur, dans ses souvenirs, dans sa nostalgie. Le procédé est simple, mais le contraste entre les notes de l’accompagnement et celles des sons samplés, qui ne sont pas dans les mêmes tonalités, renforcent cette impression de saut dans le temps.
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Ne pas gommer les effets du temps
Sampler des extraits de films (d’ailleurs, de quels films s’agit-il, on l’ignore…) n’est pas un procédé technique banal dans un album d’un chanteur de cet âge. Ni dans la chanson française en général. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté de ce disque: c’est un papy entouré de jeunes artistes prometteurs. En 2000, Henri Salvador est sorti par cette équipe d’une sorte de torpeur. Il s’adonnait plus à la pétanque qu’à la fabrication de beaux albums. Franchement boudé par le public, par les radios, ayant eu du mal à prendre le train des années 1990 en marche.
En fait, chez Salvador, il y a un petit quelque chose de Johnny Cash dans le parcours, toutes proportions gardées. Un type que tout le monde connaît, mais en train d’être doucement oublié, laissé dans son coin, et que des artistes plus en phase avec leur époque vont réanimer. Ils vont lui rendre sa superbe. Ou plutôt une superbe différente, sans plus cacher les effets de l’âge. Pour Cash, c’était la série d’albums American Recordings démarrée en 1994 sous l’impulsion du producteur hip-hop et rock Rick Rubin.
Johnny Cash - «Hurt» (reprise de Nine Inch Nails). Via YouTube.
Chez Henri Salvador, musicien hors pair et fin technicien (jeune, il a accompagné Django Reinhardt, entre autres), il y a désormais l’envie de laisser les instrumentations aux autres, le désir de se laisser porter, modeler, sculpter par autrui. C’est ce qui sort de cet album, y compris lorsque ses hésitations vocales sont mises en avant. Sur «Jardin d’hiver», toujours, certaines notes basses sont légèrement fausses –mais c’est ce qui rend ce morceau encore plus beau. Le temps passe, et il passe par la voix. Pourquoi auto-tuner ce trésor, rectifier les imperfections? C’est le propre du grand âge: perdre parfois ses moyens sans que cela ne surprenne ou ne choque grand monde. On appelle aussi cela le charme.
Le pouvoir de la nostalgie
Le papy Salvador de la télé, non pas grincheux mais on ne peut plus joyeux, contraste avec le papy fleur bleue du disque. C’est une autre facette de l’homme que l’on découvre. La deuxième chanson de l’album, éponyme, est aussi un bon dans le temps, dans le sens où elle rappelle certains de ses titres des années 1970, mais en plus lente. La production, notamment au niveau de la voix, est très moderne. Puis, c’est le voyage: «La muraille de Chine», «Vagabond», «Jazz Méditerranée»… C’est un album hors de France, qui part donc en Chine, au Brésil, en Andalousie. On ne voit jamais Paris. Les Cévennes à la rigueur, où les calanques.
Henri Salvador - «Jazz Méditerranée». Via YouTube.
Mais Henri Salvador n’a pas tant changé que cela. Toutes ces destinations font écho à sa Guyane natale, celle dans laquelle il a puisé des inspirations caribéennes, sud-américaines, cubaines, incorporées dans ses immenses succès passés. Chambre avec vue se place dans cette continuité, dans cette esthétique musicale. Sauf que l’imparfait devient dominant, que les textes évoquent des photos jaunis. Curieusement, c’est quand le chanteur n'a plus dit plus le présent qu’il s’est mis à parler de nouveau à un jeune public. Le pouvoir de la nostalgie dans la musique est incroyable –et cet album en est l’exemple parfait.