Culture

«Wajib», «Phong», «L’Insoumis», trois échappées sur grand écran

Venus de Nazareth, de Hanoï ou d’un lointain passé, signés par la Palestinienne Annemarie Jacir, le couple franco-vietnamien Tran Phuong Tao et Swann Dubus ou Alain Cavalier, trois films à dénicher parmi les (trop) nombreuses sorties de cette semaine.

Alain Delon dans «L'Insoumis» d'Alain Cavalier (©Park Circus)
Alain Delon dans «L'Insoumis» d'Alain Cavalier (©Park Circus)

Temps de lecture: 5 minutes

«Wajib»

La réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir a beaucoup à exprimer sur l'état de l'endroit où elle vit. Cela se comprend. Cette urgence limite sa disponibilité à explorer ce que le cinéma pourrait justement apporter à ce qu’elle tient à faire entendre.

Wajib, son troisième long métrage, est ainsi ce qu’on nomme un film de dispositif: un principe de base organise la succession de situations. Et ces situations sont destinées à illustrer les informations que la réalisatrice entend faire passer.

Mohammed et Saleh Bakri, père et fils à la ville comme à l'écran (©jbaproduction)

Le dispositif est ici la tournée dans les différents quartiers de Nazareth, la plus grande ville arabe d'Israël. Tournée qu’effectuent un père et son fils pour inviter la famille et les plus ou moins proches et obligés au mariage de leur fille et sœur. L’occasion de dresser un portrait d’une société laminée par la domination coloniale juive.

Le père, professeur respecté, a depuis longtemps choisi de négocier «au moins pire» avec les autorités, tout en respectant les règles traditionnelles de cette communauté qui compte presque autant de chrétiens que de musulmans. Le fils, qui vit en Europe, incarne à la fois le maintien d’un esprit de résistance antisioniste et une idée de l’existence plus moderne.

Les personnages sont interprétés par deux acteurs palestiniens connus, Mohammed et Saleh Bakri, qui sont véritablement père et fils. À l'instar du film dans son ensemble, ils jouent de manière si signifiante que ce lien qui aurait pu être troublant, déstabilisant, reste un simple artefact.

Bande annonce du film. 

Au fil des visites, des conflits, des rebondissements, se compose donc une succession de vignettes dont on ne discutera pas la pertinence, mais qui risqueraient de relever davantage d'un théâtre d'intervention. Heureusement, le cinéma est un allié qui agit même quand on ne compte guère sur lui.

Tandis que se succèdent ces dialogues un peu trop écrits, ces face-à-face un peu trop lourds de sens, la caméra capte en effet une myriade de micro-éléments qui enrichissent le film. C'est bien sûr la réalisatrice qui en ouvre les possibilités, et les brèves notations sur l’urbanisme (le fils est architecte) en sont la marque la plus évidente.

Mais c’est toute une ethnographie du quotidien des classes moyennes arabes sous domination qui vient quasiment en contrebande donner chair et matière à ce reportage dramatisé.

«Finding Phong»

Phong tient un journal en vidéo, qui nourrit le film (capture d'écran de la bande annonce).

Avec Finding Phong, c’est en quelque sorte le contraire. Non qu’il n’y ait pas un sujet, mais on confessera ne pas porter d’ordinaire une attention particulière au sort des travestis et transsexuels vietnamiens. Et pourtant, la rencontre avec Phong, ce jeune homme qui s’est toujours senti une fille et a fait ce qu’il fallait en conséquence est d’emblée émouvante, intrigante, inscrite dans un mouvement.

On le doit en la croyance dans les pouvoirs du cinéma des deux réalisateurs –et de ce Phong qui d'ailleurs se filme autant qu'il est filmé, et surtout se met en scène, dans la vie, bien plus qu'il ne l'est par Tran Phuong Thao et Swann Dubus.

Qu’il s’agisse d’un documentaire n’est pas la question: c’est la présence physique, ce sont les lumières, c’est tout ce qu’on ne voit pas qui compte. Et c’est ce qu’il faut bien appeler un personnage, Phong lui/elle-même, tel qu’il se montre, telle qu’elle se raconte.

Bande annonce du film.

Séquence après séquence, le film ne cesse de gagner en intensité, en capacité à mobiliser davantage d’enjeux –aux croisements de la problématique LGBT et des sociétés traditionnelles et pauvres, mais aussi bien au-delà.

C’est un récit, c’est une aventure, c’est par mille canaux un branchement sur le monde et ceux qui le peuplent de leurs corps, de leurs rêves, de leur volonté, de leur tristesse et de leur énergie. Dans cette «opération» des ressources du cinéma, opération à certains égards comparable à celle que subit Phong, un documentaire sur un transsexuel vietnamien trouve son identité, et devient simplement un beau film.

«L'Insoumis»

Alain Delon dans L'Insoumis d'Alain Cavalier (©Park Circus)

Tout autre chose avec l’étonnant revenant qu’est L’Insoumis, film réalisé par Alain Cavalier il y a plus d’un demi-siècle, mais demeuré quasiment invisible.

C’est pourtant un magnifique film noir, avec en vedette Alain Delon, impressionnant de magnétisme et de fragilité. Il joue un militaire de la Légion étrangère pendant la guerre d'Algérie qui, après avoir rejoint l’OAS et participé à l’enlèvement d’une avocate française du FLN, la sauve et s’enfuit avec elle. Ce sera ensuite à elle de prendre soin de lui. La cavale de ce couple que tout oppose les mène d’Alger à la campagne suisse.

D’une grande beauté plastique, il s’inspire explicitement des chefs d’œuvre du film noir américain (en particulier High Sierra, Les Amants de la nuit et  Quand la ville dort). Mais, que ce soit dans un appartement en construction ou à la campagne française, il invente une écriture très originale, à laquelle contribuent quelques-uns des meilleurs techniciens qu’ait connu le cinéma français (Pierre Renoir à l’image, Antoine Bonfanti au son, Bernard Evein au décor), et des seconds rôles très réussis (Georges Géret, Robert Castel) parmi lesquels se distingue Maurice Garrel, bouleversant de justesse.

Après les débuts de Cavalier avec Le Combat dans l’île, déjà directement lié à ce sujet, L'Insoumis est une nouvelle preuve contre la rengaine injuste qui prétend que les cinéastes français ne se sont pas intéressés à la guerre d’Algérie, également filmée ou directement évoquée, à l'époque, par Godard, Varda, Resnais, Rozier... Ce ne sont pas les cinéastes qui ont ignoré le conflit, plutôt les producteurs et les distributeurs, le pouvoir politique voire la société française dans son ensemble qui n'en ont pas voulu.

Ce que fut vraiment le deuxième long métrage du grand réalisateur qu’était déjà Alain Cavalier, impossible de le savoir aujourd’hui. Avant et après sa sortie en 1964, le film a en effet été mutilé et même, cas exceptionnel, mutilé trois fois.

D’abord par la censure gaulliste, qui a exigé avant sa sortie des coupes importantes concernant la référence aux «événements» d’Algérie.

Ensuite, aussitôt après la sortie le 23 septembre 1964, par le jugement obtenu par Gisèle Halimi, alors avocate des indépendantistes algériens, qui avait été kidnappée par l’extrême-droite, et qui estimait que le personnage joué par Lea Massari lui portaient préjudice. Elle obtint que soient supprimées les scènes concernant les relations entre le beau légionnaire et la jeune femme engagée.

Enfin, bien plus tard, par la société américaine ayant récupéré les droits, et qui a à la fois rétabli des scènes censurées suite à la décision de justice et coupé le film selon ses propres critères commerciaux.

On comprend donc qu’Alain Cavalier, qui a depuis emprunté d’autres chemins cinématographiques, ait une relation distante avec ce lointain rejeton maltraité par tant d’autorités.

Il en parle avec humour et autant de détachement que possible, mais cela ne devrait pas occulter combien, par-delà toutes ces péripéties, L’Insoumis reste une splendeur de cinéma.

Wajib, l'invitation au mariage

d'Annemarie Jacir, avec Mohammad Bakri, Saleh Bakri.

Durée: 1h36. Sortie le 14 février 2018

Séances

 

Finding Phong

de Tran Phuong Thao et Swann Dubus, avec Le Quoc Phong

Durée: 1h30. Sortie le 14 février 2018

Séances

 

L'Insoumis

d'Alain Cavalier, avec Alain delon, Lea Massari, Georges Géret, Maurice Garrel.

Durée: 1h55. Sortie le 14 février 2018.

Séances

 

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