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Dans cette traduction de «L'Odyssée» par une femme, Ulysse et Pénélope comme vous ne les avez jamais vus

Pour la première fois, «L'Odyssée» de Homère vient d'être traduite en anglais par une femme aux États-Unis, plus de trois siècles après la première traduction par une femme en France. Entretien avec Emily Wilson, la responsable de cette première.

Détail de «Ulysse et Télémaque massacrent les prétendants de Pénélope» de Thomas Degeorge (1812) <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Thomas_Degeorge_Ulysse.jpg"> | Via Wikimedia Commons.</a>
Détail de «Ulysse et Télémaque massacrent les prétendants de Pénélope» de Thomas Degeorge (1812) | Via Wikimedia Commons.

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Pendant des siècles, on nous a raconté l'histoire d'un homme «rusé», «sage», «prudent», «subtil», «adroit», «courageux», «souple». Un guerrier «fertile en stratagèmes», «fécond en ressources», qui connaît mille «tours», «expédients» ou «astuces» –n'en jetez plus. Soudain, en 2017, Ulysse est devenu «complexe», voire «compliqué».

«Tell me about a complicated man»: ce sont les premiers mots d'une nouvelle traduction de L'Odyssée en anglais, commandée par W.W. Norton à la Britannique Emily Wilson, professeure de lettres classiques à l'université de Pennsylvanie. Une nouvelle version qui présente la particularité d'être la première dans cette langue par une femme, et qui rompt donc dès son ouverture avec les traductions précédentes.

Dans sa préface, l'auteure écrit qu'Ulysse est un homme qui «semble en contenir une multitude: c'est un migrant, un pirate, un charpentier, un roi, un athlète, un mendiant, un mari, un amant, un père, un fils, un combattant, un menteur, un dirigeant et un voleur». Tout ceci résumé en un adjectif, complicated, qu'elle a choisi pour rendre le grec polytropos.

«J'ai refait le début trente fois»

«J'ai passé mon temps à réécrire mon brouillon et j'ai refait ce début trente fois, c'était très difficile. Dans toute décision de traduction, il y a toujours un compromis», explique-t-elle aujourd'hui. «L'original polytropos suggère qu'il prend ou qu'on lui fait prendre beaucoup de “tournants”, à la fois littéraux et métaphoriques. Vous pouvez dire de quelqu'un comme cela qu'il est intelligent mais il y a un mot grec qui suggère cela bien mieux, polymetisLe choix de «complicated» n'épuise pas totalement le sens du mot grec, souligne-t-elle, mais il apporte, justement, une complexité bienvenue. «Complicated est un mot ambigu, on ne sait pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Et c'est un mot à plusieurs niveaux de sens, qui peut aussi s'appliquer au poème.»

Le début de L'Odyssée dans la traduction de Salomon Certon, une des premières parues en France (1604) | Via Gallica

Emily Wilson explique qu'elle aurait tout aussi bien pu opter, par exemple, pour straying husband («époux errant») plutôt que complicated man. Ce qui aurait rendu une autre dimension des aventures d'Ulysse, qui fait le tour du monde antique en multipliant les aventures, y compris féminines avec la magicienne Circé ou la nymphe Calypso, pendant que Pénélope attend, tissant et détissant sa tapisserie pour faire attendre les prétendants. Comme le notait avec humour un blog, Ulysse «est assurément le genre de type qui utilise “It's complicated” comme statut amoureux sur Facebook».

Ce qui nous ramène à la question des rapports de genre et à cette première que constitue une traduction de L'Odyssée par une femme dans le monde anglophone. «Je pense que mon éditeur ne savait pas –et je ne le savais pas non plus au début– que j'étais la première femme à le faire en anglais», souligne Emily Wilson, qui explique que ses premières motivations était stylistiques: elle voulait traduire L'Odyssée en vers dans un rythme régulier (le pentamètre iambique) pour refléter celui de l'original. «Je voulais retrouver sa clarté, sa fluidité, sa syntaxe simple, qui est distordue par beaucoup de traductions courantes qui cherchent à lui donner un côté archaïque ou noble. Je réfléchissais en termes littéraires, même si je pensais aussi à des choses qui pouvaient avoir à voir avec le genre.»

«Fidélité» et responsabilité

Emily Wilson n'est pas la première femme à traduire L'Odyssée dans le monde. En 1714, un siècle après la première version complète du poème en français, la française Anne Dacier livrait la sienne, qui s'ouvrait sur les mots suivants: «Muse, contez-moi les aventures de cet homme prudent...» Déjà auteure trois ans plus tôt d'une traduction de L'Iliade, Anne Dacier était une femme savante, libre au regard des mœurs de l'époque (veuve, elle eut un enfant avec son compagnon cinq ans avant de l'épouser) et protestante forcée de se convertir dans une France en plein raidissement religieux. Son travail déclencha un nouvel épisode de la Querelle des anciens et des modernes baptisé la Querelle d'Homère, quand un poète, Antoine Houdar de la Motte, entreprit de réécrire et raccourcir son Iliade pour l'adapter au goût de l'époque sans connaître le grec. Une controverse lors de laquelle certains de ses détracteurs ne se privèrent pas de critiquer son travail mais aussi son comportement combatif, jugé peu convenable pour une femme: on doit à Montesquieu d'avoir écrit que «Madame Dacier […] a joint à tous les défauts d’Homère tous ceux de son esprit, tous ceux de ses études, et j’ose même dire tous ceux de son sexe».

Images via Wikimedia Commons et Gallica

Cette querelle reposait l'éternelle question de la «fidélité» d'une traduction. Un vocabulaire genré et problématique pour Emily Wilson, qui cite dans un de ses écrits le célèbre aphorisme du romancier Edmond Jaloux: «Les traductions sont comme les femmes: quand elles sont belles, elles ne sont pas fidèles; et quand elles sont fidèles, elles ne sont pas belles». «Je n'aime pas la métaphore de la fidélité pour parler d'une traduction mais je pense que si nous devons l'utiliser, la mienne est plus fidèle que les autres traductions en anglais. Je préfère dire que ma traduction est responsable, estime-t-elle. C'est une mauvaise métaphore parce qu'il y a plusieurs façons d'être responsable pour un traducteur alors que la fidélité a une dimension univoque: il y a une seule façon d'être fidèle, de même que Pénélope ne peut avoir qu'un mari.»

Il y a un personnage célèbre de femme infidèle dans L'Odyssée: Hélène, l'épouse du roi de Sparte Ménélas, dont l'enlèvement par Pâris provoqua la guerre de Troie. Apercevant Télémaque, le fils d'Ulysse, elle reconnaît en lui les traits du roi d'Ithaque, cet homme qu'elle a vu marcher sur Troie avec les Grecs venus la chercher. «They made my face the cause that hounded them», lance-t-elle, utilisant un verbe qui vient du mot hound, qui désigne un chien de chasse. Une interprétation «canine» du mot grec kunopis (qui signifie que quelqu'un a un visage ou des yeux de chien), qui a donné lieu à des traductions bien différentes. Dans de récentes versions anglophones, Hélène se qualifiait ainsi de shameless whore («putain éhontée») ou de bitch, mot qui désigne dans son sens premier la femelle du chien mais est aussi employé, nous rappelle le Oxford Dictionary, pour désigner «une femme déplaisante ou désagréable». Au fil des siècles et des traductions françaises, elle s'est successivement présentée comme une «femme réprouvée», «impudique» ou «criminelle», voire littéralement une «face de chienne» ou «chienne». Des choix avec lesquels Emily Wilson est en désaccord: «Traduire kunopis par shameless attribue ce qualificatif à la figure du chien alors que le même mot est utilisé par Euripide pour parler de ses Furies, qui hantent et qui traquent. Avoir le visage d'un chien signifie avoir des yeux qui ne vous laissent pas en paix. Ce qu'elle dit ne signifie pas forcément qu'il y a quelque chose qui ne va pas avec elle: elle parle de la pression qui a poussé ces hommes à faire la guerre.»

La main de Pénélope

Cette «réécriture» des personnages féminins vaut aussi pour le principal d'entre eux, Pénélope. «Dans certaines traductions, il y a une tendance à romantiser son mariage et à présenter son histoire comme plus heureuse qu'elle ne l'est. Je voulais mettre en valeur sa douleur et les contraintes que font peser sur elle les conventions sociales. Il y a une scène où Ulysse, déguisé en mendiant, parle de lui-même à Pénélope et où elle commence à pleurer. Une des traductions compare ses larmes à de la neige qui fond sur une montagne. Ce que dit l'original, c'est que son visage se décompose et j'ai traduit ça de manière très littérale pour montrer qu'elle pense que son mariage est en train de se désintégrer et qu'elle a été abandonnée il y a vingt ans.»

Un autre passage précis traduit cette volonté: celui, vers la fin du livre, où Pénélope va chercher la clef de la pièce où Ulysse a caché son arc et ses flèches, première étape du tournoi final qui aboutira au massacre des prétendants. Le texte grec emploie le mot pachus, qu'on pourrait traduire par thick, épais, et Emily Wilson a opté pour muscular, là où beaucoup de traductions françaises n'utilisaient pas d'adjectif ou ne mentionnaient même pas sa main: une femme ne saurait avoir une main robuste ou musclée!

Extrait de la traduction de L'Odyssée de Jean-Baptiste Dugas-Montbel (1818) | Via Gallica

Comme elle ne saurait pas se comporter comme les hommes dans certaines situations. Calypso s'en plaint dans une tirade où elle accuse les dieux de se venger d'une déesse qui entretient une relation avec un homme: «You cruel, jealous gods! You bear a grudge whenever any goddess takes a man to sleep with as a lover in her bed». «J'aime beaucoup cette partie, la façon dont elle identifie des doubles standards et s'en plaint dans une langue si vertueusement furieuse», commente Emily Wilson.

Plus tard, à l'inverse, la jeune princesse Nausicaa, qui guide Ulysse jusqu'au palais de son père chez les Phéaciens, le prévient que les passants ne peuvent pas les voir ensemble: «They will shame me. I myself would blame a girl who got too intimate with men before her marriage, and who went against her loving parents’ rules». «On a là quelqu'un qui est pratiquement une femme et qui applique elle-même les doubles standards: je me définis comme une fille bien en accusant les mauvaises filles», souligne la traductrice.

«Préjugé moderne»

Mais L'Odyssée ne compte pas que des personnages féminins de haut rang, et rendre justice aux autres aussi faisait partie de son projet. «Il était très important pour moi de rendre chaque personnage pleinement vivant et humain et de laisser le lecteur comprendre ce que c'est qu'être lui. Y compris les personnages féminins, que ce soient les déesses, les femmes de l'élite ou les femmes esclaves, et les esclaves en général.» Des «esclaves»? Jusqu'ici, beaucoup de traductions les qualifiaient simplement de «servantes». Emily Wilson, elle, refuse le terme: «Cela m'a choquée de voir que des traductions n'employaient pas le mot esclave mais plutôt “serviteurs” alors qu'il est clair que les mots grecs dmos et dmoe viennent d'un verbe qui signifie maîtriser ou assujettir. Comme pour éviter d'aborder une question dérangeante, alors qu'il vaut mieux s'y confronter.»

À la fin du poème, Ulysse, qui vient de massacrer les prétendants, ordonne à Télémaque de tuer de son épée les femmes esclaves qui ont couché avec eux. «Dans mon interprétation, Ulysse ne veut pas les tuer pour une question de morale mais de contrôle: il veut montrer qui le maître des lieux», explique Emily Wilson. La traduction qu'elle donne de son discours insiste sur le fait qu'elles n'ont pas eu le choix: «They will forget the things the suitors made them do with them in secret, through Aphrodite.» À l'inverse, par exemple, une des plus récentes traductions françaises, signée Philippe Jaccottet en 1955, faisait dire à Ulysse: «Frappez-les de longues épées jusqu’au moment où toutes auront perdu la vie et tout souvenir du plaisir qu’elles prenaient dans l’ombre en se donnant aux prétendants!» Les deux traductions sont plus proches quand Télémaque prend la parole ensuite pour expliquer pourquoi il veut pendre les esclaves plutôt que les frapper de son épée:

«I refuse to grant these girls a clean death, since they poured down shame on me and Mother, when they lay beside the suitors»

 

«Il ne sera pas dit que j’aie donné une mort pure à celles qui ont déversé l’outrage sur ma tête, sur ma mère, et passé la nuit avec les prétendants!»

Certaines traductions anglaises récentes qualifient au passage ici les esclaves de «suitors' whores». Dans un article écrit pour le magazine Time où elle développe la logique de sa traduction, Emily Wilson pointe que «nous pourrions être tentés de supposer que les textes anciens articulent des idées rétrogrades que “nous” avons désormais surmontées, mais voilà un cas clair où un préjugé moderne a été appliqué rétroactivement sur l'Antiquité.»

«On n'a pas demandé aux autres traducteurs à quel point leur genre avait influencé leur travail»

Des biais qui ont d'ailleurs pu, dans le passé, être projetés aussi par une femme. Dans sa traduction, Anne Dacier fait dire à Ulysse qu'il faut tuer les esclaves pour faire oublier «les débauches dont elles ont déshonoré [son] palais». Ou à Hélène face à Télémaque: «Quand vous partîtes avec tous les Grecs, afin de faire une guerre terrible aux Troyens, à cause de moi, malheureuse, qui ne méritais que vos mépris.» La preuve que le genre du traducteur a un impact sur une traduction, mais que celle-ci ne saurait s'y résumer. «Il est difficile de distinguer toutes les choses différentes qu'est une personne, n'est-ce pas?, s'interroge Emily Wilson. Je suis évidemment une femme, mais je suis beaucoup d'autres choses, une immigrante, une poète, une écrivaine, une mère de famille. Laquelle de ces choses compte le plus? Les gens m'ont beaucoup interrogée sur mon genre mais n'ont pas demandé aux autres traducteurs à quel point le leur avait influencé leur travail, et pourtant c'est le cas.»

Extrait de la traduction d'Anne Dacier (1716), formulée en français moderne. (Via Gallica)

La traductrice se prononce d'ailleurs contre une des principales théories genrées de L'Odyssée, celle selon laquelle le poème aurait été écrit par une femme, due à un de ses prédécesseurs à la fin du XIXe siècle, Samuel Butler: «Je m'intéresse au genre parce qu'à force d'étudier et de lire, je me suis rendue compte à quel point les a priori sont importants. Mais je ne veux pas accepter quelque chose comme vrai sans preuves. Est-ce que je veux célébrer Pénélope comme une femme de pouvoir indépendante si je ne pense pas sérieusement qu'elle l'est? Non: je veux livrer une image vraie de ce que les preuves littéraires indiquent et que je pense que cela fait plus pour la cause des personnages, y compris féminins, que de prétendre pour vraies des choses qui ne le sont pas.»

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