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Emmanuel Macron osera-t-il parler de la consommation de drogue en prison?

Le gouvernement annonce une «forfaitisation» du délit de consommation des stupéfiants illicites. Mais se garde bien d'évoquer les consommations massives en milieu carcéral, où elles aident à gérer l’insupportable.

Un homme prépare un joint. | François Nascimbeni / AFP
Un homme prépare un joint. | François Nascimbeni / AFP

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Peut-on se droguer quand on est emprisonné? À quel prix? À quels risques? C’est là une «zone grise»: depuis des années aucun officiel, aucun gradé sanitaire, aucun ministre concerné ne peut vous en parler. Comment pourrait-on, enfermé, avoir recours à des pratiques qui sont interdites quand on jouit pleinement de sa liberté?

Puis les hasards de l’actualité aident, parfois, à soulever des questions enterrées. Ainsi, aujourd’hui une conjonction: un mouvement des gardiens de prisons, un rapport parlementaire, une décision gouvernementale et une communication originale faite devant l’Académie nationale de médecine. Autant d’éléments qui aident à éclairer cette zone grise.

Le choix gouvernemental

Gérard Collomb a parlé et l’affaire cannabis serait close. Jeudi 25 janvier le ministre de l’Intérieur a révélé le choix gouvernemental. C’était sur Europe 1. Proche d’Emmanuel Macron, Gérard Collomb a expliqué en substance que «forfaitisation» ne dit pas «dépénalisation». «Nous allons forfaitiser ce délit. Mais ensuite, il peut y avoir des poursuites. Il n’y a donc pas de dépénalisation du cannabis», a ainsi expliqué le ministre de l’Intérieur. Cette annonce faisait suite à la publication du rapport d’une mission d’information sur «l’usage illicite de stupéfiants» menée par les députés Eric Pouillat (LREM, Gironde) et Robin Reda (LR, Essonne). Nous sommes ici en recul par rapport à la promesse faite par le candidat Macron qui aurait, de fait, conduit à une dépénalisation de cet usage.

Pour Gérard Collomb, cette nouvelle procédure passe par une «modernisation» des forces de l’ordre. «On veut tout de suite, avec les tablettes modernes qu’on va avoir, demander une somme. C’est surtout quelque chose qui doit se faire avec les nouvelles technologies à la fois avec la police et avec la gendarmerie», a expliqué le ministre. La mise en place concrète? Elle dépendra de son inscription dans la loi. «Ça prendra place dans un certain nombre de lois que nous allons présenter, et en particulier sur la réforme de la procédure pénale», a précisé M. Collomb.

Pour résumer, une somme forfaitaire récoltée sur les lieux du délit suivie, éventuellement, de «poursuites judiciaires». Ce qui permettra au gouvernement et au président de la République de prévenir les critiques de laxisme. Quels seront les critères qui conduiront aux poursuites? Le gouvernement ne dit pas et, contrairement aux nombreuses attentes, ne fera rien pour modifier la loi du 31 décembre 1970 qui punit d’un an de prison et de 3.750 euros d’amende la consommation de drogues illicites. Faut-il rappeler qu’aujourd’hui  en France, l’immense majorité des personnes interpellées chaque année pour avoir «fumé un joint» ne font l’objet que d’un «rappel à la loi». Les peines de prison restent rares (3.098 peines pour 140.000 interpellations).

Et nous voici là, une nouvelle fois, au cœur d’une problématique récurrente qui brouille les repères politiques. Outre le statu quo, le deux seules solutions audibles et cohérentes sont d’une part, la dépénalisation de la consommation et, de l’autre, la légalisation de l’ensemble de la filière (production-distribution-consommation).  Mais dans tous les cas une «zone grise» demeure: que faire dans l’espace carcéral concerné au premier chef par la consommation de produits psychoactifs illicites?

De nouvelles données médicales

Elles viennent d’être résumées devant l’Académie nationale de médecine par le Dr Laurent Michel, psychiatre et addictologue (Centre Pierre Nicole, Croix-Rouge française, Paris) dans «Usage de substances psychoactives en prison et risques associés».

« Avec près de 70.000 détenus en 2017, la France atteint un record historique en termes de nombre de personnes incarcérées. Cette population cumule divers facteurs de risques sanitaires: conduites addictives, précarité sociale, troubles psychiatriques, infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et de l’hépatite C (VHC) 6 à 10 fois supérieure à celles de la population générale. L’environnement pénitentiaire exacerbe les risques du fait de la promiscuité, la violence et les mauvaises conditions d’hygiène qui règnent dans les prisons. La surpopulation actuelle est un facteur aggravant la situation, précarisant les conditions de vie des détenus et les conditions de travail des personnels pénitentiaires et sanitaires.»

«Les conditions de vie sont ainsi particulièrement pénibles en prison, souvent à la limite du supportable, explique le Dr Michel à Slate.fr. Il faut en tenir compte dans l’interprétation des données portant sur l’usage de substances psychoactives par les détenus. Pour ce qui est du cannabis ou du recours aux benzodiazépines il s’agit d’une stratégie bien identifiée par les professionnels pénitentiaires et sanitaires pour supporter cet environnement. C’est, pour le dire autrement, une manière de gérer l’insupportable.»

Qui, en prison, consomme quelles substances illicites et à quelles fréquences? Dans le désert relatif des statistique le Dr Laurent Michel cite une enquête originale: elle porte sur «l’analyse des eaux usées» de trois établissements pénitentiaires français (deux d’Ile-de-France et un du Val-de-Loire). Un travail exemplaire et une métaphore: il faut aller chercher la vérité des interdits carcéraux, à l’extérieur, dans les eaux usées qui en sortent.

Les chiffres de la consommation en prison

Ce travail permet une estimation quantitative relativement précise des consommations de substances psychoactives en détention à partir des métabolites retrouvés dans les canalisations d’évacuation. «Ses résultats sont inquiétants, conclut le Dr Michel. Chaque personne détenue consommerait entre 0,7 et 2,8 joints de cannabis par jour et il y aurait entre une et quatre prises de cocaïne pour 1.000 détenus par jour.»

«Même si les premiers résultats de l’étude doivent être vérifiés par de nouveaux prélèvements, les niveaux de consommation de cannabis étaient, dans les trois sites prélevés, similaires et compris entre 711 et 2758 prises par jour pour 1000 personnes. Pour rappel, cette importante variabilité de l’estimation est expliquée par l’addition des imprécisions des paramètres au fur et à mesure que l’on remonte à une estimation des quantités consommées. Cependant, malgré  ces incertitudes, cela dénote une consommation élevée de cannabis.»

«Les consommations d’héroïne et de cocaïne en milieu carcéral apparaissent marginales. Aucun opiacé n’a été retrouvé dans les prélèvements réalisés. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de consommation d’opiacés en milieu carcéral. Ces résultats précisent uniquement qu’au moment des prélèvements il n’en a pas été retrouvé.  Néanmoins, les métabolites de la méthadone et de la buprénorphine haut dosage ont bien été retrouvés dans des  proportions concordantes avec les volumes dispensés par la pharmacie de l’unité sanitaire délivrant les soins au sein  de l’établissement.»

Interrogé sur ce thème, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) fournit d’autres données comparables dans le travail de synthèse effectué chaque année pour l’Observatoire européen.

Les études menées il y a une dizaine d’années montraient qu’un tiers des  nouveaux détenus déclaraient une consommation prolongée et régulière de drogues illicites  au cours des douze mois précédant l’entrée en prison: cannabis (29,8 %), cocaïne et crack (7,7%), opiacés (6,5%), médicaments détournés (5,4%), autres produits (LSD, ecstasy, colles, solvants: 4,0%).  

Environ 11% des détenus déclarant une utilisation régulière de drogues illicites en consommaient plusieurs différentes avant leur incarcération. Plus généralement une forme ou une autre d’addiction concerne 10% des personnes détenues et selon certains travaux atteint 4% parmi celles incarcérées depuis moins de 6 mois. Il faut aussi ajouter qu’une proportion (qui n’est pas  précisément chiffrée) des personnes détenues s’initient, pendant l’incarcération, à la consommation de produits illicites ou de médicaments de substitution aux opiacés détournés de leur usage. Le détournement de médicaments serait un phénomène en augmentation, et plus présent dans les prisons pour femmes que pour hommes.

«Quelques enquêtes récentes permettent d’apporter des données préliminaires de quantification des consommations, ajoute l’OFDT. Une thèse récente estime que 8  prisonniers sur 10 fument dans les espaces intérieurs des établissements pénitentiaires (du tabac et/ou du cannabis).»

Les données chiffrées et les témoignages pouvant être obtenus quant aux conditions de détention et aux pratiques observées disent la limite des actions médicales pouvant être menées dans un univers carcéral marqué par la surpopulation et la promiscuité. «Les voies d’entrée en prison du cannabis ou des autres substances illicites sont innombrables, résume le Dr Michel. Leur consommation peut, parfois, donner matière à sanction mais le plus souvent cette consommation est de facto autorisée les effluves ne pouvant toujours être ignorées des gardiens.»   

Une fonction sédative massive

On pourrait certes en rester à cette hypocrisie, à ces yeux fermés de l’administration pénitentiaire sur des consommations interdites mais qui, dans l’espace carcéral, ont à l’évidence une fonction sédative massive. Cette tentation sera d’autant plus grande que le gouvernement baissera, en pratique, le niveau des sanctions pour les consommateurs non seulement de cannabis mais bien de «stupéfiants». Ce serait oublier que leur consommation, qu’elles soient amorcées ou poursuivies en prison, pèsent fortement sur l’état de santé des intéressés: abcès graves, accidents en cas d’association des médicaments à d’autres produits, état de manque sévère et de plus longue durée, apparition ou renforcement de pathologies psychologiques ou psychiatriques.

«De surcroît, les personnes détenues constituent une population qui, du point de vue des conséquences sanitaires et sociales de l’usage de drogues, cumule les facteurs de risque, souligne encore l’OFDT. Le faible accès aux soins de cette population et, plus fondamentalement, les situations de précarité et d’exclusion auxquelles elle a souvent été confrontée avant  l’incarcération (absence de domicile stable, de protection sociale, etc.) contribuent à expliquer la prévalence des consommations à risque chez les personnes qui entrent en détention.»

C’est là ce que l’on pourrait qualifier de double ou triple peine. Plusieurs éditorialistes ont, ces derniers jours, regretté (avec raison) l'incompréhensible pusillanimité d’un président de la République et d’un gouvernement qui, comme tant d’autres, se refusent à traiter des addictions comme d’un sujet majeur de santé publique. Faudrait-il en venir à espérer que ce soit la colère des gardiens de prison qui permette, en toute logique humaniste et républicaine, d’en finir avec l’insupportable déni officiel de la drogue en prison?

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