France / Économie

Les émeutes pour du Nutella en promo en disent long sur l'état d'esprit des Français

Les images de consommateurs prêts à en venir aux mains pour de la pâte à tartiner ont provoqué de nombreux commentaires. Que doit-on en conclure?

Pots de Nutella dans l'usine française de Villers-Ecalles. | Charly Triballeau / AFP
Pots de Nutella dans l'usine française de Villers-Ecalles. | Charly Triballeau / AFP

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Jeudi 25 janvier, l’enseigne Intermarché propose une promotion sur les pots de la célèbre pâte à tartiner Nutella: -70% sur le prix habituel. Dès l’annonce, c'est la ruée dans les magasins. Des centaines de clients, intéressés par cette ristourne spectaculaire, se jettent sur le produit en tentant d'en acheter le plus possible.

Des dizaines de magasins, dans le Nord, le Pas-de-Calais, mais aussi le Rhône, la Loire ou le sud de la France, furent le théâtre de véritables émeutes. Des bagarres telles que plusieurs fois, les gendarmes durent intervenir. Alors que les étals se vidaient en quelques minutes, certains en sont même venus aux mains.

 

 

Selon le récit du quotidien régional Le Progrès, le premier à avoir fait état de ces accidents, les clients «se sont acharnés comme des animaux. Une femme s’est fait tirer les cheveux, une dame âgée a pris un carton sur la tête, une autre avait la main en sang. C’était horrible». 

D’autres, ensuite, passé la consternation et l’étonnement (on parle quand même de bagarres pour de la pâte à tartiner), ont cherché à expliquer ces événements, à comprendre comment nous avions pu en arriver-là, en 2018. Sur Twitter, certains ont regardé les taux de chômage des villes autours des Intermarché incriminés et en sont arrivés à la conclusion suivante: ces rixes sont l'expression d'une détresse sociale.

 

Le chômage, la précarité, la pauvreté seraient-elles donc la cause principale? Le Nutella, produit de consommation courante, est largement acheté par les franges populaires de la population. Il se pourrait qu’il ait été victime de son succès dans les territoires les plus populaires.

D’après Benoît Heilbrunn, professeur de marketing à l’ESCP Europe, la pâte à tartiner italienne fait partie de ces produits industriels connus ayant réussi à «créer des référentiels culturels qui fonctionnent comme des points d’ancrage».

«Les produits industriels touchent davantage des milieux défavorisés qui, du fait d’un niveau d‘éducation souvent plus faible que les milieux aisés, ont plus de mal à se déprendre de la rhétorique des marques sur le goût, le plaisir, la forme, etc. Ainsi, les produits industriels parviennent plus facilement à toucher les individus défavorisés économiquement alors que l’on va trouver davantage de produits frais dans les milieux aisés.»

Les émeutes auraient donc eu lieu parce que sévit la pauvreté et la précarité. Les taux de chômage, largement supérieurs à la moyenne nationale, seraient un indicateur du niveau de confiance et de solidarité entre les individus. Le renforcement du sentiment d’individualisme et d’égoïsme, couplé à la détresse sociale, seraient-ils l’explication de cette «guerre du Nutella»

Des études contradictoires

Si cela est avéré, c’est très inquiétant. Qu’en 2018, nous puissions être témoins de bagarres pour de simples pots de pâte à tartiner à 1,41 euro, en dirait long sur l’état de notre économie et de notre cohésion sociale. 

La cause serait la montée des inégalités, de la pauvreté et du sentiment de déclassement. Un récent rapport de l’ONG Oxfam surfe sur cette vague de dénonciation et montre comment, depuis une vingtaine d’années, les pays occidentaux ont renoncé à la redistribution et au partage des richesses. Pour l’économiste David Cayla, responsable de la rédaction de l’étude d’Oxfam, «la fortune totale des dix plus grandes fortunes françaises a été multipliée par 12 pendant que le nombre de pauvres augmentait de 1,2 million de personnes. Résultat: en 2017, seuls 32 milliardaires français possèdent autant que les 40% les plus pauvres de la population française.»

La France serait de plus en plus inégalitaire et sa situation expliquerait le délitement de la société et de ses membres. Est-ce la seule explication aux «émeutes Nutella»? 

Slate avait montré, dans un article de 2016, les limites méthodologiques de l’étude d’Oxfam. Malgré les conclusions alarmantes, il existait des biais dans l’analyse et, dans la construction, des chiffres qui ne permettaient pas de conclure objectivement à une montée claire des inégalités.

D’autres études, mieux référencées et plus étayées, font état d’une baisse des inégalités et d’une amélioration du niveau de vie. L’Insee, notamment, a montré que, depuis 2014, le revenu annuel moyen en France atteint des niveaux supérieurs à ceux d’avant la crise économique de 2008.

En novembre 2016, dans son «Portrait social de la France», l’institut de statistique prouvait déjà «une hausse du niveau de vie de 0.5% en moyenne par an pour les ménages les plus modestes depuis 2013» et une réduction de l’écart de rémunération entre les plus riches et les plus pauvres, un rapport passant de 4.16 à 4.12. Quant à l’indice de Gini, indicateur de référence sur les inégalités, il connaissait une baisse historique, atteignant le seuil de 0.285, synonyme de société particulièrement redistributrice.

Des constats qui rejoignent un rapport de l’OFCE, le laboratoire de recherche de Sciences-Po Paris, paru en 2012. D’après ce dernier, intitulé «Inégalités de salaires et de revenus, la stabilité dans l’hétérogénéité», les écarts de niveau de vie n’ont cessé de diminuer, malgré un sentiment constant d’inégalité et d’injustice:

«Depuis les années 1980, le sentiment d’inégalité semble contredit par la hausse relative des bas salaires et la stabilisation des écarts de niveau de vie entre les salaires élevés, le salaire médian et les bas salaires.»

 

Un sentiment d'insécurité qui persiste

Ce ne sont donc pas les inégalités ou la grande précarité qui expliquent les heurts violents, la destruction de la solidarité et la fragilisation de la cohésion sociale, puisque ces causes semblent disparaître depuis une trentaine d’année. Le problème est plus complexe: c’est le sentiment d’insécurité économique, la peur du déclassement et la croissance de la méfiance collective qui semblent expliquer ces comportements.

Nous en venons à nous jeter sur les promotions pas forcément parce que nous sommes pauvres mais parce que nous avons le sentiment que cela pourrait nous arriver. Le sociologue Eric Maurin expliquait déjà ce phénomène dans son livre La peur du déclassement, en 2009:

«Cette angoisse sourde, qui taraude un nombre croissant de Français, repose sur la conviction que personne n’est "à l’abri", que tout un chacun risque à tout moment de perdre son emploi, son salaire, ses prérogatives, en un mot son statut. En rendant la menace plus tangible, les crises portent cette anxiété à son paroxysme. Source de concurrence généralisée et de frustrations, la peur du déclassement est en train de devenir l’énergie négative de notre société.»

Et aucune action politique ou économique ne pourra changer ce constat. Nous avons peur, même si les risques de chute sont quasiment inexistants, même si les initiatives sociales nous protègent contre toute forme de risque, nous persistons dans un sentiment de crainte et d’anxiété. Et certains en viennent alors à se battre pour du Nutella …

 

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