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Connaissez-vous l'histoire de cette vidéo, l'une des plus virales d'internet?

«Bad day» est devenue l'une des premières vidéos virales du web. Prise depuis une caméra de surveillance, on y voit un employé de bureau s'acharner subitement sur son ordinateur.

«Bad Day» ou la jouissance de la démolition. |Capture d'écran via YouTube
«Bad Day» ou la jouissance de la démolition. |Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 4 minutes

Clairement, si vous n'avez jamais vu cette vidéo auparavant, c'est que vous viviez sans connexion internet. Il n'y a pas d'autre explication. Vingt-six secondes. Une caméra de surveillance. Et un type, cliché de l'employé de bureau, dans un petit open-space, en train de littéralement péter un câble contre son ordinateur. D'abord une bonne baffe dans l'écran, puis des coups de poing sur le clavier, acharnement, coup de pied... «Bad day» a fait le tour du web, et donc du monde, devenant l'une des toutes premières vidéos virales de l'histoire. Le site américain Wired a eu la bonne idée de se pencher sur l'histoire de cette vidéo culte –mille fois détournée, parodiée, modifiée. Et son origine n'est pas tout à fait conforme à la légende.

«Bad day» via YouTube

Pour de faux?

La naissance de «Bad day» se situe en 1997. Comme presque tous les contenus viraux de l'époque, c'est par e-mail que le phénomène se répand dans un premier temps. Tout dans cette vidéo est propice à la légende: le point de vue unique de la caméra de surveillance, qui lui confère un côté voyeur, authentique et volé. Sa durée, 26 secondes, qui, sans être trop longue, laisse tout de même un mini-récit s'installer, une progression. L'aspect destructeur, l'arrivée d'un second personnage (le collègue de bureau qui regarde ce qui se passe depuis son propre box), la sortie de champ du protagoniste... On dirait presque que c'est fait exprès.

Eh bien ça tombe bien, c'est fait exprès. L'homme en train d'exploser son ordinateur est américain et s'appelle Vinny Licciardi. Il travaille alors à Loronix, une société d'électronique du Colorado. Y sont développés, entre autres, des appareils de surveillance vidéo, des magnétoscopes surtout. Pour être remarqués auprès des futurs clients, afin de vanter les mérites de leurs productions, il fallait quelque chose d'accrocheur. Un coup. Le boss, Peter Jankowski, et l'employé –qui sera plus tard surnommé «Angry Man»– ont une première idée: ils vont filmer Vinny en train de commettre un cambriolage raté dans les entrepôts de la boîte. Mais soudain, le patron a une fulgurance. Il raconte au site Wired: «Nous avions quelques ordinateurs qui étaient morts, des moniteurs et des claviers qui ne marchaient plus. On a installé tout ça dans un box, sur un bureau.»

L'époque des boucles de mails

Ils font une première prise: «Les gens se marraient tellement qu'on a dû en faire une seconde», se rappelle Peter Jankowski. C'est la bonne. Ils la convertissent au format MPEG-1, la rendant plus aisément lisible sur les players de l'époque, l'envoient à leurs clients, et passent à autre chose. Vinny change même de société. Un de ses nouveaux collègues tombe sur la vidéo désormais baptisée «badday.mpg» dans ses mails et le reconnaît. Vinny réalise alors que leur petit tournage a fait du chemin sur internet. D'abord d'entreprise à entreprise, puis dans les foyers américains. Vinny se souvient:

«Plus tard, alors que je voyageais en avion, je causais au type assis à côté de moi et lui parlait de ma vidéo. Et il m'a dit: “Je l'ai vue!“. Et le type derrière a dit : “Moi aussi je l'ai vue!”. Et l'hôtesse de l'air a dit: “Oh ouais, ouais, j'ai vu ça!” C'est incroyable le nombre de gens qui l'ont vue...»

Ce qui est hallucinant avec cette vidéo, c'est qu'elle prend son essor alors que YouTube n'existe pas encore, que les capacités de stockage des boîtes mails sont réduites, que peu de sociétés s'étaient emparées des plateformes vidéos et pouvaient faire la promotion des meilleures d'entre elles... Il fallait la télécharger, avoir le bon player, etc. Mais ça n'a pas empêché «Bad day» de devenir virale.

Esthétique conspirationniste

Wired raconte aussi qu'un certain Benoit Rigaut, développeur, n'est pas étranger à ce succès inattendu. Après être tombé sur la vidéo, il la télécharge (vingt minutes d'attente à l'époque, et oui), et crée une sorte de site de fans de «Bad day». Plus besoin de la recevoir par e-mail désormais, elle est dispo sur ce qu'on appelle encore «la toile», à la disposition de tout à chacun.

Il est surtout l'un des tout premiers à réaliser que cette vidéo n'est pas issue d'une vraie caméra de surveillance. Durant le temps de téléchargement, l'internaute peut découvrir un petit montage où Rigaut montre les détails prouvant qu'il s'agit d'une mise en scène. Le sourire de l'autre employé, le regard vers la caméra de Vinny... Le site anticipe, d'une certaine manière, les codes des sites conspirationnistes d'aujourd'hui, avec ces cercles rouges et ces flèches censées être précises. Avec tous ces ingrédients réunis, le nombre de visites explose, à tel point que Benoit Rigaut reçoit un jour un mail de Vinny Licciardi himself –point de départ de plusieurs années d'échanges entre le deux hommes.

La revanche de l'homme sur les machines

Finalement, «Bad day» est mise en ligne sur YouTube en 2006, et atteint aujourd'hui, dans sa version la plus ancienne, plus de deux millions de vues. Certes, c'est peu à l'échelle de la plateforme. Mais son intérêt n'est plus vraiment dans son contenu, qui est très daté. Il l'est dans son histoire, inscrite à tout jamais dans la légende d'internet. On ne se l'échange peut-être plus entre collègues au bureau, mais on s'en rappelle encore, on la cite toujours. Et surtout, on continue de la détourner. Le nombre de vidéos reprenant le concept est gigantesque.

Il y a celle-ci, bien plus longue, où un homme s'énerve sur sa chaise roulante, puis détruit ordinateur, bureau, cadres... Une belle montée en puissance, dans un style très porté sur les coups de pieds.

Via YouTube.

Ou celle du col blanc qui tente de débloquer la photocopieuse, se fait asperger d'encre, et retourne s'emparer de son écran d'ordinateur pour le coller à la machine défectueuse. 

Via YouTube.

L'ordinateur portable explosé à coups de poings puis envoyé contre le mur, le téléphone qui vole par la fenêtre, le clavier qui se fait désarticuler... Ce qui fonctionne dans ces différentes vidéo, c'est le fantasme. Celui d'envoyer valser les machines qui rythment le quotidien des employés de bureau. La photocopieuse, qui plante le plus souvent, où il faut trouver le bon format de papier, le bon bac où mettre les feuilles, entrer le bon code... C'est un appareil complexe qui a pourtant une fonction simplissime. Ça prête à l'énervement.

Surtout, «Bad day» et ses petites sœurs naissent à une époque où les open-spaces s'équipent tous d'ordinateurs. Ils sont alors moins performants, assez lents, changent les façons de travailler, remplacent des métiers... Ils génèrent de la frustration.

Ces instantanés racontent en fait bien plus que ce qu'ils ne montrent: ils disent l'accumulation de haine refoulée, les journées passées à se retenir, les coups de fil aux services techniques, le sentiment de ne plus maîtriser la réalisation de ses tâches... Alors les défoncer à coups de batte, c'est dire «merde» au travail déshumanisé. L'homme n'a plus la main sur les machines dont il doit se servir. Il ne peut pas les réparer, ni les débugger. Donc il les explose. C'est jouissif. Même ceux qui n'ont jamais eu à travailler dans ce type d'endroit peuvent le ressentir. Quelque part en nous, on a tous une part de Vinny Licciardi.

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