Culture

Harvey Weinstein, Woody Allen, Roman Polanski... Comment juger l'œuvre des artistes visés par #MeToo?

Le critique Anthony Oliver Scott évoque l’appréciation du travail des cinéastes dans l’après #MeToo.

Woody Allen et Harvey Weinstein à la première de «Vicky Cristina Barcelona» à Los Angeles (États-Unis), le 4 août 2008 | Kevin Winter / Getty Images North America / AFP
Woody Allen et Harvey Weinstein à la première de «Vicky Cristina Barcelona» à Los Angeles (États-Unis), le 4 août 2008 | Kevin Winter / Getty Images North America / AFP

Temps de lecture: 9 minutes

Cet article transcrit un extrait –traduit en français– d'un épisode d'I Have to Ask, le podcast du journaliste de Slate.com Isaac Chotiner.

Il s'y entretient avec Anthony Olivier Scott, critique cinéma au New York Times et auteur de Better Living Through Criticism: How to Think About Art, Pleasure, Beauty, and Truth.

Isaac Chotiner: Pour vous qui écrivez sur les films, comment cela s’est-il passé dans le contexte du scandale Weinstein?

Anthony Oliver Scott: Ça a été très compliqué, ne serait-ce que dans la façon d’en parler. Mon boulot consiste à voir des films, à me faire une opinion dessus et à la partager. Et cette année, j’ai eu l’impression que ce travail était complètement à côté de la plaque. D’abord du simple fait de l’agitation politique que vit le pays, qui détourne l’attention de tout le monde du cinéma, et ensuite parce que tout ce mouvement (#MeToo ou, comme j’aime à le considérer, l’effondrement moral de mon genre) a commencé avec Harvey Weinstein.

Le mouvement va plus loin qu’Hollywood maintenant, mais ça m’a donné envie d’écrire sur les produits d’une industrie largement dominée par les hommes et qui repose dans une large mesure –dans les coulisses comme à l’écran– sur l’exploitation des femmes, et plus précisément sur leur exploitation sexuelle.

Il y a beaucoup de choses que je prenais pour acquises ou auxquelles je ne pensais pas, comme par exemple la politique du genre dans les films américains; j’ai vraiment dû revoir mon point de vue là-dessus. Et j’ai l’impression que beaucoup d’entre nous, femmes et hommes, critiques et cinéphiles, sommes au début de ce processus de remise en question.

Est-ce qu’il vous est arrivé cette année de perdre le fil d’un film ou de le considérer différemment du fait de ce qui se passait à Hollywood, avec Weinstein et dans la façon dont les films sont faits?

J’ai remarqué qu’il y a une forme de lassitude liée au fait que beaucoup de films (les films de superhéros, d’action, policiers –tous les types en fait) tournent souvent autour des mêmes thèmes, à savoir les crises existentielles que traversent les hommes, qui s’apitoient sur leur sort.

J’ai l’impression que cette lassitude a beaucoup augmenté dans la foulée des révélations sur Harvey Weinstein. L’une des raisons pour lesquelles j’ai beaucoup aimé Wonder Woman (et certains des derniers films Star Wars, qui étaient rafraîchissants), c’est parce qu’il sortait un peu de cette cage genrée. Ces dernières années, il y a eu quelques films qui sortaient du lot, mais ça n’a pas vraiment été le cas en 2017.

On dirait qu’on ne pense pas que les films sont vraiment concernés par les politiques sur le genre, alors que je pense que, pour beaucoup d’entre nous, c’est l’un des aspects les plus instructifs des révélations.

Exactement. Je pense que dans de très nombreux secteurs (non seulement à Hollywood, mais aussi dans notre secteur des médias), on s’est rendu compte, ou plus exactement les hommes doivent se rendre compte, que le harcèlement sexuel, les agressions sexuelles, enfin le mauvais comportement des hommes, est fondamentalement une question de place dans le monde du travail.

Les femmes essaient de faire leur travail, d’évoluer professionnellement, d’atteindre leurs objectifs et elles sont découragées, bloquées, entravées ou tout simplement complètement démoralisées par la façon dont elles sont traitées par les hommes.

«Prenez Weinstein et Miramax, puis la Weinstein Company [...]. Il n’y avait strictement personne qu’une femme aurait pu aller voir pour dire “Il faut faire quelque chose, c’est inacceptable”.»

Anthony Oliver Scott

Et c’est particulièrement vrai à Hollywood, où les hommes sont très dominants et où il n’existe pas de structure d’entreprise responsable. Les studios font partie de grandes corporations, mais les films sont faits de façon ad hoc. Les producteurs, les agents, les financiers, le réalisateur et les autres parties prenantes signent un contrat à l’issue de plusieurs réunions dans des festivals de cinéma, dans des hôtels. C’est ce qui permet à ce genre de choses de se passer.

Les gens qui gèrent tout cela, qui en sont responsables, sont des hommes qui n’ont presque pas de compte à rendre. Prenez Weinstein et Miramax, puis la Weinstein Company… Il n’y avait pas de service des ressources humaines. Il n’y avait personne à qui se plaindre. Il n’y avait strictement personne qu’une femme aurait pu aller voir pour dire «Il faut faire quelque chose, c’est inacceptable». Et ce que je dis était vrai dans de nombreux autres cas à Hollywood.

Amanda Hess a écrit une tribune, «How the Myth of the Artistic Genius Excuses the Abuse of Women» [Comment le mythe du génie artistique justifie les abus à l’égard des femmes, ndlr]. Dans cet article, elle explique que l’on doit penser l’art en considérant tout ce qui intervient dans sa réalisation et qu’il est tout à fait normal et acceptable de changer d’opinion à l’égard d’une œuvre en fonction de la façon dont elle a été faite et des artistes qui y ont participé.

Êtes-vous d’accord avec ça? Et est-ce ça vous fait réévaluer Woody Allen ou l’excellent film de Roman Polanski Chinatown?

J’ai beaucoup aimé cette tribune, parce qu’elle a soulevé une question qui est taboue chez les critiques depuis très longtemps: faut-il et peut-on séparer l’œuvre de l’artiste, ou le plaisir esthétique fonctionne-t-il indépendamment de la morale, de l’éthique ou d’autres valeurs?

Ce qui m’a le plus marqué dans l’article d’Amanda, c’est quand elle dit que la question ne devrait pas être de savoir si on peut distinguer l’art de l’artiste, mais plutôt de savoir si on peut distinguer l’artiste de l’industrie. Parce que cela ramène une fois encore au sujet des conditions de travail. Dans le cas d’Harvey Weinstein, je ne pense pas que l’on puisse dire que c’est un génie, c’est plutôt un bon vendeur et packager.

Dénicheur de talents.

Oui, c’était un dénicheur de talents. Il savait mieux que personne comment trouver le public pour certains types de films. Mais il y a beaucoup de choses que les femmes artistes n’ont pas été autorisées à faire et dont nous avons été privés, d’une certaine manière, en raison de l’effet démoralisant de tout ce harcèlement sexuel. Il faut donc aussi garder cela à l’esprit.

«J’ai l’impression que chacun, qu’on soit critique ou fan, a ses propres limites et sa propre façon de gérer chaque affaire.» 

Anthony Oliver Scott

Quant à la question de savoir comment juger le travail d’un artiste dont on sait qu’il a commis ou que l’on suspecte d’avoir commis des choses répréhensibles dans le privé, c’est vraiment compliqué. Et je n’ai pas de réponse toute faite. J’ai l’impression que chacun, qu’on soit critique ou fan, a ses propres limites et sa propre façon de gérer chaque affaire. 

Pour Woody Allen, c’est particulièrement difficile pour moi parce que, comme beaucoup de personnes de mon âge, j’ai grandi avec lui. C’est sans doute l’une de mes trois ou quatre références culturelles les plus importantes.

J’ai vu Annie Hall à sa sortie, quand j’avais 11 ou 12 ans, et je l’ai regardé des dizaines de fois. À l’adolescence, j’avais tous les livres de Woody Allen sur ma table de nuit et je pense avoir vu tous ses films. Donc je ne peux pas avoir une réflexion objective, abstraite ou détachée du type «Comment, en tant que critique, puis-je juger cela?». La question est plutôt: «Comment, en tant que personne ayant créé des liens affectifs avec le travail de quelqu’un, puis-je envisager les implications personnelles de ces faits?». Vous voyez ce que je veux dire?

On dirait que plus les actes sont récents, plus c’est difficile. Par exemple, je pense que rien de ce qu’on pourrait dire à propos de Shakespeare n’empêcherait une personne d’apprécier Hamlet. Je ne pense pas que ça gêne beaucoup de monde de savoir que Charles Dickens était une personne horrible. Personne ne se sent autant complice de voir une adaptation d’Un conte de Noël ou de lire Le Conte de deux cités que de voir un film de Woody Allen. C’est peut-être en partie parce qu’il est accepté par des acteurs de l’industrie, en partie parce qu’il génère de l’argent. Il y a des raisons pratiques à cela, mais on dirait que plus la personne est proche de nous dans le temps, plus notre expérience émotionnelle ou subjective est plus forte.

Je pense aussi que c’est particulièrement le cas lorsqu’une personne met autant d’intimité dans son travail. Par exemple, on ne peut pas regarder Wonder Wheel, le nouveau film de Woody Allen (mauvais à bien des égards, même en faisant abstraction de la moralité), sans y penser.

Avec ce film, on dirait qu’il trolle ses fans les plus fidèles. Parce qu’on pourrait dire «sa relation avec Soon-Yi ou les accusations d’agression sexuelle portées par Dylan Farrow n’ont rien à voir avec ce film».

Mais ce film parle d’un mec, le Woody Allen de substitution, étrangement interprété par Justin Timberlake, qui entreprend une relation avec la belle-fille de sa compagne. Alors, bon, euh… coïncidence? 

Oui, ça a l’air d’aller crescendo.

C’est juste une idée qu’on peut avoir. Mais des personnes comme Woody Allen ou Louis C.K. parlent beaucoup d’eux et vous invitent dans leur tête, leurs neurones, leur libido, les lieux sombres de leur esprit, et si vous y avez vécu, y avez passé du bon temps et y avez trouvé une résonnance avec ce que vous vivez, c’est compliqué…

«J’ai l’impression d’avoir été trahi, mais aussi d’être impliqué, d’être complice, et je pense que c’est très important –surtout pour les critiques et les fans de sexe masculin– d’accepter ce sentiment [...]»

Anthony Oliver Scott

J’étais un immense fan de la série de Louis C.K. et je m’identifiais beaucoup au personnage qu’il dépeignait: un homme blanc d’âge moyen, pas en super forme physique, avec les cheveux de plus en plus fins et vivant à New York. 

Alors maintenant, qu’est-ce que je dois faire? J’ai l’impression d’avoir été trahi, mais aussi d’être impliqué, d’être complice, et je pense que c’est très important –surtout pour les critiques et les fans de sexe masculin– d’accepter ce sentiment au lieu de dire «Ça n’a rien à voir avec moi. Ce gars est une ordure, alors que je suis quelqu’un de bien». Il faut commencer par se demander pourquoi sa grossièreté vous a attiré d’une certaine façon.

Allez-y, répondez à votre propre question.

Je pense qu’on se dépêche de désavouer ces hommes-là, de les faire disparaître. Même si c’est une bonne chose sur le plan moral, je me dis que ça permet à d’autres d’être tranquilles.

Dans le cas, par exemple, de la télévision et du cinéma, la protection des marques et les relations publiques d’entreprise occupent une grande place.

Prenons l’exemple du présentateur Matt Lauer… Il était payé vingt-huit millions de dollars par an ou quelque chose comme ça pendant vingt ans, on le trouvait génial, c’était le visage de la télévision câblée et des émissions matinales et maintenant, on fait genre «Matt qui? Je ne sais…, je n’ai rien…, qui? Je n’en ai jamais entendu parler».

Pour moi, tout ça n’est qu’une façon de se couvrir. Et je pense que le problème, c’est la rapidité à laquelle les entreprises, organisations et institutions oublient ces mauvaises personnes, sans prendre leurs responsabilités par rapport au fait qu’elles les ont soutenues et aidées à atteindre le sommet.

«Il ne faut pas oublier que ces brebis galeuses nous ont offert la possibilité de nous voir comme de bonnes personnes et de faire abstraction de certains aspects de notre propre comportement ou mode de pensée [...]»

Anthony Oliver Scott

À mon avis, l’autre problème réside dans le fait que nous qui n’avons pas fait ces choses horribles sommes bien contents de ne pas être pointés du doigt, et de ne pas nous interroger sur la façon dont le patriarcat, la misogynie, le système de puissance masculine, le réseau d’hommes d’un certain âge (quel que soit le nom qu’on lui donne) nous a aidés, donné les moyens, soutenus.

Et il ne faut pas oublier que ces brebis galeuses nous ont offert la possibilité de nous voir comme de bonnes personnes et de faire abstraction de certains aspects de notre propre comportement ou mode de pensée, même si ceux-ci sont évidemment extrêmement différents des abus physiques ou verbaux commis par ces gars-là.

Il y a environ un an, le slogan était «Not all men» [pas tous les hommes, ndlr], mais ce que je voudrais dire, c’est «Bon, en fait, peut-être tous les hommes, donc ne nous exonérons pas trop vite de notre responsabilité».

Une autre chose avec laquelle il est difficile de composer, c’est que si l’on regarde Louis C.K. ou Kevin Spacey, notre expérience subjective va être différente de ce qu’elle était avant, et je pense que c’est normal. C’est compréhensible. Mais c’est comme cela qu’on interagit avec l’art… de façon personnelle.

Pour quiconque a déjà regardé Chinatown et s’est dit «Je ne peux pas regarder ce film en sachant que le réalisateur a violé une fille de 13 ans», c’est une réaction tout à fait normale. Mais je ne veux pas me dire qu’on ne peut pas reconnaître que Chinatown est un grand film ou que Le Conte de deux cités est un grand livre parce que la personne derrière est un monstre à bien des égards.

Donc c’est très compliqué, mais je pense qu’on doit au moins pouvoir reconnaître que des choses structurelles participent à la fabrication de l’art, c’est la condition sine qua non du débat à ce sujet.

Je suis d’accord. Vous avez dit ça très bien. On ne peut pas écarter d’un revers de la main la gêne ou le rejet de certaines personnes à l’égard du travail de quelqu’un pour ces raisons, mais on doit aussi pouvoir découvrir ce travail et l’apprécier.

D’ailleurs, je pense que le long travail de traitement culturel, dont la critique fait partie, permettra cela. Les goûts évoluent, les valeurs changent et le travail est constamment réévalué et rejeté ou négligé puis redécouvert… Ça ne sert à rien de trop s’en préoccuper.

Ce processus se produira d’une façon qu’on ne peut pas prédire ou contrôler et, d’une certaine manière, ce qui doit nous intéresser ce sont nos normes éthiques, nos valeurs personnelles et la façon dont elles sont liées à l’art qu’on découvre, qu’on apprécie, qu’on aime.

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