France

Marine Le Pen veut lutter contre Daesh, mais elle ne connaît pas l'histoire française

Marine Le Pen était ce lundi 22 janvier l’invitée de l’émission politique télévisée «Les 4 vérités» sur France 2. Elle y a fait deux propositions: déchéance de nationalité des islamistes et emprisonnement dans des structures spéciales. Il s’avère qu'elles posent des problèmes sérieux... comme en attestent leurs usages antérieurs.

Marine Le Pen. |Guillaume Souvant / AFP
Marine Le Pen. |Guillaume Souvant / AFP

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Les deux propositions de l’unique candidate à la présidence du Front national au prochain congrès de son parti ont été jugées assez importantes par son staff pour qu’elles soient reprises sous formes de citations twittées. C'est donc parti pour un petit fact-checking historique.

La déchéance de nationalité

 

 

Chacun se souvient du confus débat sur la déchéance de nationalité consécutif au discours du président Hollande après les attentats du 13 novembre 2015. Outre les conceptions philosophiques, l’idée de retirer la nationalité française à des personnes n’en disposant pas d’une autre posait un souci juridique majeur: le droit international interdit à un État de créer des apatrides, la Déclaration universelle des droits de l’Homme affirmant même que la nationalité constitue un droit inaliénable.

Comme nous sommes en France, nous en fîmes une longue polémique. Mais cela eut le mérite d’esquisser des clivages. Manuel Valls soutenait la déchéance de nationalité, sans que l’on comprenne par quel dispositif. Des socialistes comme Benoît Hamon et Anne Hidalgo prônaient l’abandon de cette initiative, et proposaient en lieu et place une réactivation du procédé de la dégradation nationale mis en usage en 1944 lors de la Libération de la France.

Cette disposition-ci s’inscrit dans une certaine tradition juridique française remontant au XIXe siècle, comme le rappelle l’historienne Anne Simonin. «Indigne d’être citoyen français»: ces mots apparaissent déjà dans le Code pénal de 1791.

En 1810, le nouveau code pénal étend les peines, ajoutant à la perte des droits civiques, des destitutions, déchéances et interdictions, préfigurant l’indignité nationale formalisée en 1944. Celle-ci vise les collaborationnistes et est mise en place par l’ordonnance du 26 août 1944, consécutive à celle du 9 août 1944 sur le «rétablissement de la légalité républicaine» interdisant les formations politiques et paramilitaires ayant collaboré avec l’Occupant.

Pour le texte de la fin août, le crime de l’«indignité nationale» est constitué par la participation «à un organisme de collaboration quel qu’il soit et spécialement l’un des organismes» dissous par l’ordonnance précédente. Enfin, le crime est également constitué sur des motifs idéologiques, puisqu’il est aussi défini non seulement par la propagande pour la collaboration, mais également «en faveur du racisme, ou de doctrines totalitaires».

L’extrême droite radicale est donc particulièrement visée: «totalitarisme» est un terme qui, dans le contexte de l’époque, est sans ambiguïté anticommuniste, puisqu’il a été revendiqué par les leaders collaborationnistes Marcel Déat et Jacques Doriot (issus de la gauche mais devenus les ultras du collaborationnisme). Le mot «racisme», comme l’a montré l’historien Grégoire Kauffmann, apparaît pour la première fois en français en 1892, chez un pamphlétaire qui craint la submersion raciale des Français du nord, de souche gauloise, par ceux du sud, de souche latine. Mais il a perdu son usage d’auto-désignation: dans son manifeste fasciste de 1938, Pierre Clémenti, leader du Parti Français national-communiste, reprenait l’argument de Céline selon lequel c’est le Talmud qui aurait théorisé le racisme. Durant l’Occupation, l’un des rares mouvements à user du mot dans son intitulé est la groupusculaire Phalange raciste française, fondé en octobre 1940 dans l’orbite de la SS.

C’est donc nettement l’idéologie dans ce qu’elle a d’opposé aux valeurs de l’humanisme égalitaire qui est visée. D’ailleurs, il est prévu que, lors des jugements des prévenus, les délibérés doivent, entre autres questions, établir si l’accusé a porté atteinte à la liberté des Français ou à l’égalité entre eux: c’est la trahison non seulement de la patrie qui est réprimée mais donc aussi celle de la République.

Ces dispositions fournissent un cadre juridique fonctionnel dont on voit bien qu’avec un peu de méthode elle pourrait être réutilisée envers les Français ayant trahi leur pays pour Daesh, alors que la proposition de déchéance de la nationalité sonne comme une démonstration de volontarisme au final impuissante puisque extérieure au droit international.

Le système carcéral

 

 

Ce n’est pas ici la Seconde Guerre mondiale qui peut permettre de jauger cette proposition –on sombrerait dans le point Goldwin– mais celle d’Algérie. De 1954 à 1957, les nationalistes algériens furent traités selon le droit commun. Mais, à partir de 1957, des centres d’assignation à résidence surveillée et un «fichier Z» visant les «individus suspectés d’activité séparatiste résidant en métropole» furent mis en place. Le fichier était appelé à connaître une forte extension, passant de 4.758 personnes référencées en janvier 1958 à 27.000 en janvier 1961. Le fichage nourrissait l’internement, d’autant que, à compter de l’ordonnance du 7 octobre 1958, celui-ci se fit sans contrôle judiciaire, aboutissant à la rétention de près de 14.000 personnes.

Que se passa-t-il? Le lieu d’internement devint un centre de formation idéologique et politique, puisque les indépendantistes algériens du Front de libération nationale parvinrent amplement à prendre le contrôle organisationnel et idéologique des populations retenues: «Le camp devient un lieu de politisation et d’engagement au profit du FLN», écrit l’historien Jean-Philippe Marcy à propos de celui du Larzac.

La répression des milieux nationalistes français suivit un schéma proche. Après la tentative de putsch d’avril 1961, ces milieux devinrent une priorité pour les services de renseignements. En mai 1961, grâce au maillage territorial des Renseignements généraux, un fichier rassemblant les identités de 1.996 suspects, sur la base de leur appartenance à des associations jugées radicalisées, fut constitué. Un camp comme celui de Saint-Maurice l’Ardoise se vida de ses nationalistes algériens pour laisser place aux partisans de l’Organisation de l'armée secrèteavant d’accueillir des populations dites de harkis.

Si ces structures sont dépeintes comme des «camps de concentration» par des médias d’extrême droite, il s’avère que les retenus tendent à s’y auto-organiser dans une atmosphère qui, là aussi, laisse une place importante à la formation idéologique et au refus de l’autorité. L’historien Didier Lavrut cite ainsi un rapport du directeur de la structure qui affirme que «les agressions envers les surveillants sont fréquentes, l’ivresse récurrente et le vol de matériel régulier. (…) Régulièrement des inscriptions “Vive l’OAS” ou encore “Algérie française” sont tracées sur les toits des baraquements ou sur les murs avec de la peinture dérobée sur le chantier». Faisant partie des fichés et des internés de Saint-Maurice l’Ardoise, François d’Orcival, devenu plus tard une figure de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, en a ainsi gardé le souvenir d’un lieu convivial, défini non sans humour comme relevant d’une ambiance «feu de camp derrière les barbelés».

En somme, vouloir que les islamistes ne relèvent pas du système carcéral n’est pas faire montre d’une plus grande fermeté répressive, c’est prendre le risque de la prise en main et de l’auto-organisation de leur structure par les prisonniers. Certes, les techniques d’internement peuvent être repensées du tout au tout, mais l’absence de questionnement sur les résultats des dispositifs laisse à penser que l’on considère encore ces derniers comme allant de soi, quand l’expérience accumulée devrait conduire à la prudence. On notera d’ailleurs que les cinq unités spécialisées pour détenus radicalisés qui ont été ouvertes en janvier 2016 dans certaines prisons françaises ont été fermées moins d’un an plus tard, le 25 octobre 2016, sur décision du ministre de la Justice. C’est l’agression le 4 septembre de deux gardiens de la prison d’Osny (Val-d’Oise) par un détenu d’une de ces unités qui a provoqué ce revirement gouvernemental. Deux semaines plus tard, quatre autres détenus de la même unité, soupçonnés de «porter gravement atteinte à la sécurité de l’établissement», ont été transférés.

Autant dire qu’il y a une contradiction dans les termes de la conclusion de Marine Le Pen:

 

 

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