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Nous sommes en octobre 1986 et je viens d’arriver à la fac de Nanterre. Inscrit en lettres modernes, j’assiste à l’un de mes premiers cours lorsqu’il est brusquement interrompu.
«C’est la grève! Les cours sont finis, venez tous à l’AG!»
Ah? C’est la grève? Bon, ben d'accord, bien sûr. Nous obtempérons et le prof ne tente guère de nous en dissuader. Le vaste hall de Nanterre n’est pourtant pas noir de monde. L’UNEF mobilise surtout dans les bâtiments des sciences humaines, mais l’AG est clairsemée. Les prises de parole se succèdent. Le mot «sélection» revient à plusieurs reprises et j’entends pour la première fois le nom de Devaquet... Je ne comprends pas grand-chose –sauf qu’il faut combattre la loi. Dire non à la sélection.
Sur un panneau est affichée la fameuse loi Devaquet. Un texte incompréhensible, que personne ne lit mais que tout le monde rejette.
On me propose d’adhérer à l’UNEF. J’ai déjà raqué pour leur mutuelle, faut pas exagérer non plus.
Drague, CRS et cigarettes
Nous sommes en grève. C’est un peu comme les vacances, mais à Nanterre. On n'est pas sérieux quand on a vingt ans. Des petits groupes se forment. À force de se côtoyer, on commence à draguer. À la première manif, on s’émerveille de la créativité des slogans.
«Devaquet, si tu savais, ta réforme, ta réforme où on s’la met.
Au-cu! Aucu! Au-cu-nésitation!»
Découverte de la rue, du plaisir de défiler au lieu d’être en cours, des chansons et slogans repris en chœur:
«Non, non, non à la réforme bidon!»
On se fixe rendez-vous à Nation, à République, on sympathise, on se tient par la main, parfois la vue d’un CRS fait passer un délicieux frisson de terreur. Il y a quelques «CRS SS!» lancés sans conviction et davantage de «CRS avec nous!» car «vos enfants sont aussi des étudiants.»
Le mouvement a pris de l’ampleur. J’achète Le Monde et tente de comprendre ce qui s’y dit. Et Libé, pour les images. Les autres étudiants sont bien plus politisés que je ne le suis. Seul le récit des événements me semble concret. On guette les photos des quotidiens, pour s’y retrouver. Les images floues de la masse, à la télé.
« -Tu vois ce point là, tout au fond?
- C’est toi ?
- Peut-être. En tout cas, j’étais là. »
Riez, mais le selfie nous était, dans cette préhistoire, inconnu. Personne d’ailleurs ne prend de photos (qui sont alors développées en plusieurs jours chez un photographe professionnel), on profite du froid soleil automnal pour marcher et se regarder être là. Parfois, je jette un oeil dans les salles de cours, vides. C'est vraiment sympa, la fac. Il y a du monde à la cafétéria, dans les couloirs, dans des nuages de fumée invraisemblables aujourd'hui... Tout le monde, ou presque, fume.
Défendre notre jeunesse
À la télévision, le visage de Devaquet m’est apparu. Il a l’air sympathique mais bon... c’est l’ennemi. Les leaders du mouvement, Isabelle Thomas, Philippe Darriulat, David Assouline, parlent aussi. Ils parlent de nous, de la révolte étudiante. Ils parlent bien. Comment des étudiants peuvent-ils parler aussi bien, avoir de telles convictions, dérouler aussi aisément un argumentaire? Comment deviner qu’ils y ont été formés dans des groupuscules trotskistes et que leur indignation est un marchepied vers des postes de pouvoir au PS?
Ça valait bien un tweet de remerciement.
Notre révolte est chimiquement pure. Les gentils, nous, contre les méchants: Devaquet, Chirac, bientôt les flics. Le temps d'autres lectures viendra, avec l'âge. Les manifestations se poursuivent. On ne va plus guère à Nanterre, on passe plus de temps dans nos piaules respectives à discuter, à baiser, à attendre la prochaine manif'. Il fait froid, mais on marche, toujours, et toujours plus nombreux. Marcher dans Paris, en chantant, serrés, pour défendre on ne sait trop quoi, notre jeunesse peut-être –rien n'est plus nécessaire.
Les soutiens pleuvent. Au téléphone (fixe... ça date le mouvement), depuis la province, la famille, les amis appellent. Certains revivent Mai 68. «C’est génial, ce que vous faites»; «Il faut faire tomber ce gouvernement. Continue!»; «Fais attention, quand même, ils parlent de ressusciter les bataillons voltigeurs»; «Pasqua, c’est un ancien du SAC, c’est des fachos»; «Tu n’as pas froid? Je peux t’envoyer un pull».
Devaquet, si tu savais…
«Nous sommes un million!»
La mobilisation ne faiblit pas. Pour l’entretenir, les hauts parleurs crachent des chiffres extraordinaires:
«Nous sommes un million!»
Et nous hurlons un «Ouaiiiiis» massif, enthousiaste. Ébahis, nous nous regardons, nous: le million, le centre du monde.
Le 4 décembre, voici la manifestation la plus importante. Dans l’immensité du cortège et l‘arrivée désordonnée aux Invalides, j’ai perdu mes amis. Tel Fabrice à Waterloo, me voici sur la pelouse, égaré, inutile, cherchant à comprendre.
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Les premières grenades lacrymogènes explosent. Sur le moment, je ne comprends rien. J’ai mal aux yeux, je tousse, je pleure. Qu’est-ce que c’est que ce truc? Autour de moi, dans un nuage opaque émergent des silhouettes qui lancent des objets et, en face, des hommes casqués. Les CRS. Je cours, pour m’échapper. La révolte, plus que la curiosité, me fait revenir. À distance, prudemment, j’observe. Les «CRS SS!» et «Fascistes!» fusent. Et les voici qui chargent. Quelques coups de matraque, et en face, des lancers de projectiles qui ne cessent pas.
J’ai trop mal aux yeux. Il est temps de rentrer. «Il faut avouer que notre héros était fort peu héros en ce moment.» Pourtant, dans les heures qui suivent, auréolé de mon statut de victime, je relaterai longuement la violence des combats. Le lendemain, la mort de Malik Oussekine donnera au mouvement un caractère tragique et irréversible. Dès lors, le retrait total du texte s’impose comme la seule solution politique.
Après le déluge
Passé le temps de l’euphorie, les lendemains de victoire sont bien mornes. Après avoir gagné le révolution, il faut donc retourner en cours? Nous avons vaincu Devaquet. Mais il est probable que la plupart d’entre nous ne savent pas vraiment ce que son texte aurait changé. Il reste six mois avant la fin de l’année et beaucoup de retard a été accumulé. Les échecs fracassants au DEUG puis en licence imposeront une sélection brutale, mais silencieuse, officieuse, acceptable. Par le découragement, les partiels, les orientations décevantes, les filières sélectives bouchées…
Des années après, le système universitaire français est de plus en plus sélectif sans le dire. Les initiés connaissent les bonnes filières, les grandes écoles trient sans ménagement. Et puis, on en arrive à l'absurdité parfaite du tirage au sort. Tri lent et insidieux. L'étudiant que j'étais est devenu un père soucieux que ses enfants suivent les filières les plus sélectives possibles.
1986 est loin et Alain Devaquet est mort vendredi. Sa défaite est devenue aujourd'hui la victoire posthume d'une sélection qui ne dit pas son nom.