Santé

Levée de l'anonymat, PMA: vers une pénurie de sperme gratuit?

Parmi les sujets qui seront débattus ces six prochains mois dans le cadre des États généraux de la bioéthique: la levée de l’anonymat des donneurs et la «PMA pour toutes». Ces mesures pourraient avoir pour effet d’aggraver la pénurie de donneurs.

<a href="https://pixabay.com/fr/sperme-fertilisation-vivre-806391/">«There is a crack in everything/That's how the light gets in» Leonard Cohen</a> | sciencefreak via Pixabay CO <a href="https://pixabay.com/fr/users/sciencefreak-97947/">License by</a>
«There is a crack in everything/That's how the light gets in» Leonard Cohen | sciencefreak via Pixabay CO License by

Temps de lecture: 9 minutes

2018 devrait être, en France, une année bioéthique. Premier temps: de sympathiques mais trop ambitieux «États généraux» suivis d’une succession de rapports et autres contributions institutionnelles. Le tout débouchant sur un projet de loi de révision du dispositif législatif en vigueur depuis 2011.

Le thème général, piloté par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE): «Quel monde voulons-nous pour demain?». Un thème bien trop vaste et qui, politiquement, se réduira aux seules questions «sociétales» médiatiquement portées: 

 «Les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) sont réservées aux couples formés d’un homme et d’une femme souffrant d’infertilité médicalement diagnostiquée: se pose aujourd’hui la question de leur ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules, dans un souci de liberté et d’égalité, ce qui remet aussi en question les schémas traditionnels de filiation. Cette demande d’ouverture se confronte néanmoins à la rareté actuelle des dons de gamètes, ce qui peut poser également la question de la rupture du principe de gratuité des dons, et, par conséquent, la question de la marchandisation des produits du corps humain. La question de l’anonymat du donneur de gamètes est également interrogée.»

Tout est ainsi parfaitement résumé en quelques lignes: deux mesures apparemment éloignées pourraient conduire à l’ouverture d’une brèche majeure dans le triptyque de la «bioéthique à la française» –anonymat, bénévolat, gratuité– fondé sur le principe selon lequel le corps humain (et ses éléments) ne peuvent faire l’objet de commercialisations. 

La pénurie de dons de cellules sexuelles (gamètes) 

Depuis 1973, le don de spermatozoïdes est officiellement utilisé en France pour, après congélation, pratiquer des insémination artificielles avec donneur (IAD) chez des femmes dont le mari souffre de stérilité. Parallèlement à cette pratique développée par le professeur Georges David au sein des CECOS (Centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme humains), certains gynécologues-obstétriciens s’autorisaient à effectuer des IAD avec du sperme «frais» obtenus à partir de donneurs rémunérés –une activité qui devait progressivement disparaître au vu des risques infectieux encourus, puis de la légalisation, en 1994, du cadre pratique et éthique développé par les CECOS.

«Le don de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) effectué dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation (AMP) a pour but d’améliorer les conditions de prise en charge des couples concernés, dans le respect des lois et des règles d’éthique, d’équité et de sécurité sanitaire, précise l’Agence de la biomédecine. En France, le nombre de couples en attente et le manque de dons, en particulier d’ovocytes, sont préoccupants. C’est pourquoi, il est important de diffuser le plus largement possible une information claire sur ces dons méconnus.»

«On estime aujourd’hui à 70.000 le nombre d’enfants nés en France depuis 1973 après don de spermatozoïdes, précise à Slate.fr la professeure Nathalie Rives (CHU de Rouen), présidente de la Fédération des CECOS. Le nombre relativement faible de candidats au don de spermatozoïdes (environ 500 par an) est pour partie la conséquence d’une politique de recrutement incitant à de tels dons qui, bien que nettement améliorée ces dernières années, reste encore modeste.»

L’Agence de la biomédecine précise qu’en 2015, seuls 255 hommes ont été retenus pour effectuer un don «permettant la congélation de 12.038 paillettes – 71 enfants naissant de ces dons».

«Cette pénurie de dons est pour partie la conséquence d’une absence de politique dynamique de recrutement», estime Nathalie Rives. Selon elle, les délais actuels d’attente sont encore de l’ordre du «raisonnable»: selon les centres, entre six et dix-huit mois (moyenne de douze mois sur l'ensemble des CECOS).

C’est dans ce contexte que surviennent deux nouveaux éléments de nature à compliquer le fragile équilibre actuel –deux chapitres qui seront débattus lors des «États généraux» de la bioéthique.

La demande de levée de l’anonymat des donneurs

C’est là une demande exprimée de longue date mais qui vient d’être soudain réactualisée avec un témoignage, spectaculaire et largement médiatisé, d’un militant: Arthur Kermalvezen. «L’histoire paraît invraisemblable, raconte le quotidien catholique La Croix. Arthur Kermalvezen, l’un des plus ardents défenseurs de l’accès aux origines des enfants nés grâce à cette technique, a pu identifier et contacter son donneur en moins de douze heures. Une affaire qui met à mal l’anonymat du don garanti par la loi.»

«Tout aurait commencé en septembre dernier. Ce jour-là, Arthur et sa femme Audrey ont réuni une dizaine de personnes nées après une insémination artificielle avec donneur (IAD), poursuit La Croix. Toutes veulent percer le secret de leur conception et ont commandé sur un site américain des kits permettant d’effectuer des tests génétiques pour 99 dollars (81 €) dont les résultats seront comparés à une gigantesque base de données. Moins de trois semaines après avoir renvoyé les tests par la poste, Arthur est averti que l’entreprise a retrouvé dans sa base un profil génétique voisin du sien et lui envoie par mail le nom de Larry, un homme vivant à Londres et qui lui est présenté comme étant son cousin germain.»

La suite est presque trop belle pour être véridique. Arthur contacte Larry, étudie son arbre généalogique et en déduit l’identité de son géniteur. Après une rapide recherche sur Internet, il trouve son adresse, dans les environs de Paris, et lui écrit. Et le soir de Noël, son géniteur l'appelle…

«J’ai cherché pendant trente ans quelqu’un qui vivait à 1h30 de chez moi», raconte Arthur aux médias. «Depuis, il m’a envoyé une photo. Je sais qu’il a deux enfants. On doit se voir bientôt. Récemment, il m’a dit "Heureusement que tu m’as retrouvé." Il a une anomalie génétique rare qui prédispose à certaines maladies. Il va falloir que je fasse un test, et mes enfants aussi. Cela sert à ça aussi de pouvoir retrouver son donneur. Dans mon cas, la vérité est à double tranchant. Mais je ne regrette rien.»

On ajoutera qu’Audrey Kermalvezen, son épouse et avocate spécialisée, a quant à elle déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour connaître l’origine de son géniteur –après avoir été déboutée par tous les échelons administratifs français. Arthur et Audrey Kermalvezen entendent notamment démontrer qu’avec le possible recours aux nouvelles technologies, le principe de l’anonymat serait devenu caduc et que le moment serait venu de réécrire la loi française –une loi, rappelons-le, calquée sur la pratique des dons de sang anonymes, bénévoles et gratuits.

L’existence des tests génétiques disponibles en ligne (illégaux en France lorsqu’il ne sont pas pratiqué dans un cadre médico-légal) fragilise-t-elle le système fondé il y a quarante ans sur l’anonymat des donneurs de gamètes? On peut raisonnablement le penser, sans pour autant prédire combien de personnes se sachant conçues via une IAD entreprendraient une telle démarche. Mais en toute hypothèse les «États généraux» verront les partisans de la levée de l’anonymat des donneurs avancer leurs arguments, parmi lesquels celui d’un droit à l’accès à ses origines, la souffrance de ne pas connaître son géniteur et l’hypocrisie d’un système qui cache la vérité biologique.

«À présent, la distinction entre le fait biologique de l’engendrement et la filiation est un fait acquis.»

Valérie Depadt, maître de conférences en droit

Face à eux, les arguments avancés par le Conseil d’État pour justifier cet anonymat. Parmi eux, on trouve «la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation».

«Le simple énoncé de ce principe fait apparaître son caractère désuet, estime Valérie Depadt, maître de conférences en droit. L’anonymat a pu, à la génération précédente, apparaître comme un moyen de protéger le parent infertile contre toute stigmatisation, réelle ou imaginaire, liée à sa stérilité. Le couple a pu également se sentir protégé de la menace de voir surgir sur le tard un donneur se revendiquant tout à coup comme un père. L’une et l’autre de ces craintes ont quasiment disparu. À présent, la distinction entre le fait biologique de l’engendrement et la filiation est un fait acquis.»

La deuxième raison invoquée par le Conseil d’État est «le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes». Et le troisième argument: «Le risque d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps.»

«En effet, l’anonymat des dons liés au corps humain, tels les dons d’organes ou de sang, relève d’une politique de solidarité collective et d’une éthique qu’il n’est pas question de remettre en cause, commente Mme Depadt. Mais les gamètes, a fortiori les embryons, se différencient des autres cellules et organes. Une greffe de poumons va sauver la vie du receveur, le soigner, mais ne va pas changer son identité. S’agissant de cellules reproductives, de ce don va naître un nouvel individu dont une partie de la personnalité et des caractéristiques physiques sera déterminée par les gènes transmis.»

Les conséquences de la «PMA pour toutes»

«États généraux» ou pas, l’histoire semble écrite: la prochaine loi de bioéthique devrait ouvrir la possibilité à des femmes seules et à des couples de femmes homosexuelles d’avoir officiellement accès à une pratique thérapeutique –une pratique jusqu’ici réservée en France à des couples composés d’un homme et d’une femme souffrant de stérilité et en âge de procréer. En dépit des opinions divergentes de ses membres sur le sujet, l’avis rendu le 27 juin dernier par le Comité consultatif national d’éthique est venu apporter l’élément qu’attendaient Emmanuel Macron et les partisans de cette mesure au sein du gouvernement; au premier rang desquels Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes.

Il s’agirait ici, selon Mme Schiappa, d’une mesure de «justice sociale» permettant de mettre fin à une «forme de discrimination à l’égard des femmes lesbiennes et célibataires» et à «l’inégalité» entre celles qui ont les moyens financiers de recourir à des PMA à l’étranger et celles qui ne les ont pas. En juillet dernier, sur France Inter, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, avait exprimé la même opinion, expliquant attendre ce que les Français diraient et, en même temps, estimer que la France était prête pour cette mutation.

Le CCNE avait pourtant bien expliqué, non sans faire preuve d’une certaine ambivalence, qu’autoriser les couples de femmes et les femmes seules à avoir accès à l’insémination artificielle médicalisée avec sperme de donneur soulèverait bien des interrogations. À commencer par celle-ci:

«Cette demande d’ouverture doit être confrontée à la rareté actuelle des gamètes qui risque de provoquer un allongement des délais d’attente ou une rupture du principe de gratuité des dons. Cela pourrait ouvrir des perspectives de marchandisation des produits du corps humain et remettre en cause le système de santé français fondé sur des principes altruistes.»  

Étrangement, personne ne semble aujourd’hui en mesure d’évaluer précisément l’impact de l’une ou l’autre des modifications de la loi sur la pénurie de donneurs de sperme. Combien de donneurs potentiels refuseraient en imaginant pouvoir un jour être «découverts»? Combien de femmes seules ou vivant avec une autre femme demanderaient à bénéficier d’une IAD? La professeure Rives évoque une fourchette de 2.000 à 3.000 femmes par an. Seule certitude, pour les CECOS: la conjonction des deux mesures conduirait à une situation «extrêmement difficile à gérer».

C’est ici que survient l’autre donnée qui menace très directement le cadre bioéthique français: le développement d’entreprises privées qui font commerce d’inséminations artificielles à domicile avec sperme de donneurs rémunérés. Pour ne pas être neuf (il était abordé il y a dix ans dans Libé: «Sperme de luxe»), il prend aujourd’hui une nouvelle actualité.

L’on reparle notamment de Cryos International, de ses «donneurs», de la «sélection» de ses derniers, des «réservations», des «tarifs» et du mode d’emploi pour la livraison et l’insémination à domicile. Avec ces précisions:

«Cryos est une banque de tissus autorisée au titre de la directive européenne sur les tissus et cellules humains. À ce titre Cryos peut expédier du sperme de donneur ayant fait l’objet de tests de dépistage à des clients privés à des fins d’insémination à domicile, quelles que soient leur situation matrimoniale et leur orientation sexuelle. Toutefois nous recommandons toujours à tous nos clients d’être suivis par un médecin. (…) Le sperme de donneur est du même standard de la même qualité que celle fourni aux médecins et aux établissements de procréation médicalement assistée.»

Interrogée sur le fait de savoir si un citoyen européen a le droit d’importer le sperme de ses donneurs, Cryos répond: «L’Union européenne forme un espace sans frontière et la libre circulation des marchandises est garantie. Cependant, vous êtes tenu de respecter la législation nationale concernant l’importation et l’utilisation des marchandises.»

Sur ce point, nous avons interrogé l’Agence française de biomédecine. Sa réponse:

«Certaines banques de sperme privées étrangères proposent effectivement, via Internet, des paillettes à la vente. Cette pratique est illégale et risquée. À risque car les paillettes de spermatozoïdes achetées auprès d’entreprises privées sont souvent utilisées en dehors de tout contexte médical, comme par exemple pour des pratiques d’auto-insémination. De telles pratiques n’apportent aucune des garanties requises en France en termes de qualité, d’efficacité et de sécurité.

 

Elles sont illégales car la réglementation française est stricte en ce qui concerne les procédures d’obtention et de préparation des spermatozoïdes et ovocytes destinées à l’assistance médicale à la procréation. La loi exige notamment que tout don d’éléments du corps humain soit volontaire, gratuit et anonyme. Ces conditions ne peuvent être respectées dans le cas où un donneur a été payé par une entreprise privée en contrepartie de la cession de ses spermatozoïdes.»

Pour l’heure, en France, toute personne achetant ou apportant son aide à l’obtention de spermatozoïdes contre paiement encourt des sanctions pénales. Selon l’article 511-9 du code pénal, le fait d’obtenir des gamètes (spermatozoïdes ou ovocytes) contre un paiement, quelle qu’en soit la forme, est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende. Est puni des mêmes peines le fait d’apporter son entremise pour favoriser l’obtention de gamètes contre un paiement, quelle qu’en soit la forme, ou de remettre à des tiers, à titre onéreux, des gamètes provenant de dons. 

Qu’en est-il véritablement? Et qu’en sera-t-il demain?

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