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Le film le plus acclamé de cette saison, Lady Bird [sortie en France le 18 avril, ndlr] coche toutes les cases d’un film d’ados classique. L’héroïne, interprétée par Saoirse Ronan, fait les boutiques pour trouver sa robe pour le bal de fin d’année, s’inscrit à la fac, tombe amoureuse d’un gars solitaire arrogant et s’engueule avec sa mère –comme n’importe quelle héroïne de cinéma adolescente. Mais elle possède au moins une chose dont quasiment toutes ses homologues sont dépourvues: des boutons.
L’actrice a confié à Vanity Fair que sa peau «n’était pas super» pendant le tournage. Lorsque la maquilleuse de Lady Bird a demandé à Saoirse Ronan, alors âgée de 22 ans, si elle était d’accord pour que son acné se voie, elle a dit oui.
«Je me suis dit que c’était une excellente occasion pour que le visage d’une adolescente dans un film ressemble vraiment à celui d’une ado dans la vraie vie», explique Saoirse Ronan.
La scénariste et réalisatrice Greta Gerwig affirme qu’elle était lasse de voir des adolescentes au cinéma avec «des peaux et des cheveux parfaits, même lorsqu’elles sont censées être mal dans leurs baskets» alors qu’en général, cette période de la vie est ravagée par les boutons et les cheveux coiffés en tresses.
Trente-quatre bougies au compteur pour jouer un lycéen
L’impossible beauté des personnages adolescents au cinéma et à la télévision est en partie imputable à la palette humaine considérée comme désirable par Hollywood, et qui comprend un éventail limité de caractéristiques physiques acceptables. Mais c’est aussi l’inévitable conséquence de la volonté du secteur de régulièrement choisir des acteurs de plus de 25 ans, voire trentenaires, pour interpréter des personnages gauches et en pleine puberté. Dans une culture aussi façonnée par l’imagerie médiatique que la nôtre, la représentation systématique d’une classe d’âge a de vraies conséquences sur la perception de l’adolescent type par les adultes ainsi que sur l’échelle de comparaison utilisée par les adolescents eux-mêmes.
À quelques exceptions près, comme Sauvés par le gong et Skins, où les acteurs avaient délibérément à peu près le même âge que leurs personnages, les plus célèbres ados sur pellicule ont été incarnés par des corps bien plus âgés.
Dans Carrie, Sissy Spacek, 26 ans, interprétait une lycéenne de dix ans de moins. En 1948, Ingrid Bergman avait dépassé les 30 ans lorsqu’elle a joué l’adolescente française de Jeanne d’Arc. Dans Grease, archétype intemporel de la comédie dramatique lycéenne sorti en 1978, les premiers rôles étaient incarnés par un John Travolta de 24 ans, par Olivia Newton-John qui en avait alors 29 et par Stockard Channing, 34 bougies au compteur. À l’exception de Mischa Barton, qui avait alors 17 ans, les principaux acteurs de Newport Beach avaient tous plus de 20 ans. Dans Lolita malgré moi, à 25 ans, Rachel McAdams incarnait une lycéenne tyrannique et Amy Poehler, sa mère dans le film, n’avait que sept ans de plus qu’elle.
Capture d'écran d'un épisode de Newport Beach via YouTube
Ce ne sont pas là des exemples isolés. Au printemps dernier, Broadly a calculé les différences d’âge entre les personnages et les acteurs dans onze films et séries télé populaires qui se passaient au lycée, dont Breakfast Club, Clueless et Riverdale, sorti en 2017.
Les ados interprétant d’autres ados sont une toute petite minorité dans cette étude, dans laquelle la différence d’âge moyenne va de 3,7 ans (Gossip Girl) à 8,25 ans (Buffy contre les vampires). Les acteurs de Glee (écart d’âge moyen: 8 ans) avaient presque tous passé l’âge d’être à la fac quand ils ont commencé à jouer des élèves de seconde dans la série, ce qui a incité le créateur, Ryan Murphy, à les faire évoluer vers le bac en temps réel après la troisième saison. «Rien de plus déprimant qu’un lycéen qui commence à se dégarnir», s'était-il justifié en l’annonçant.
Capture d'écran de la bande-annonce de la saison 1 de Glee via YouTube
Ceci dit, pour les ados qui regardent, ce n’est pas la calvitie naissante, le problème. Ce sont plutôt les parties plus traditionnellement sexualisées des corps adultes –les seins, les hanches, la musculature du torse– qui sont susceptibles de leur donner des points de références irréalistes quant à leur propre développement.
Beth Daniels, professeur de psychologie du développement à l’University of Colorado de Colorado Springs, se souvient que dans certaines séries pour ados, il y avait des acteurs qui, bien que plus âgés que les personnages qu’ils incarnaient, pouvaient réellement passer pour des lycéens –comme la très juvénile Alexis Bledel, qui avait 19 ans lors de la sortie de Gilmore Girls.
«Dans les séries pour ados d’aujourd’hui, ils mettent des acteurs qui ne ressemblent même pas à des adolescents, physiquement», a estimé Beth Daniels lors d’une interview téléphonique.
Leurs visages sont encadrés par des mâchoires carrées et mal rasées et des pommes d’Adam proéminentes; leurs corps à la peau lisse et sans la moindre vergeture remplissent sans problème de la lingerie de femme.
«Ainsi, désormais, les attentes ou les normes sont largement en décalage avec les vrais corps des adolescents, et les possibilités de se sentir insatisfait par son corps se multiplient.»
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Moins de problèmes éthiques pour les scènes de sexe
Plusieurs raisons incitent les directeurs de casting à choisir des personnes majeures pour incarner des adolescents à l’écran. La loi sur le travail des enfants vient en premier. Les mineurs ne peuvent travailler qu’un nombre d’heures limité et ont besoin d’aménagements pour leur scolarité et les temps de pause, tandis que les adultes peuvent passer des journées plus longues et plus rentables sur le plateau.
L’adolescence, avec son lot de changements imprévisibles, est en elle-même un obstacle. «La réalité de la puberté telle qu’elle est vécue ne donne pas très bien à l’écran», justifie Rebecca Feasey, professeur d’études de genre, médias et cinéma à la Bath Spa University, au Royaume-Uni. «Il ne s’agit pas tant d’esthétique que de continuité –continuité qui serait mise en péril par des corps en transformation et des voix qui muent.»
Des acteurs plus âgés peuvent également jouer le genre de situation sexuelle qui alimente la plus grande partie de l’intrigue des récits adolescents contemporains sans soulever de problèmes éthiques. Pacey Witter n’a que 15 ans lorsqu’il commence à coucher avec son professeur dans Dawson, mais à 19 ans, l’acteur Joshua Jackson avait dépassé l’âge du consentement.
Dans d’autres cas, la différence d’âge étaie la crédibilité d’une série. Dans Gossip Girl, la vie sexuelle très adulte de Chuck Bass, censé avoir 16 ans, semble plus plausible dès lors qu’il est incarné par Ed Westwick, 20 ans au début de la série, qui dégageait une certaine assurance.
Pacey et sa prof d'anglais Tamara dans la série Dawson | Capture d'écran via YouTube
La panique à l’idée que des enfants soient exploités a souvent accompagné des films où de jeunes acteurs interprétaient des personnages sexualisés du même âge qu’eux. Lorsqu’en 1978, dans La petite, Brooke Shields joue à 12 ans une enfant victime de trafic sexuel, les associations de défense de l’enfance «menacent d’enlever l’enfant-actrice à sa mère», écrit Kristen Hatch –qui enseigne les études de médias et de cinéma à l’Université de Californie à Irvine– dans son essai «Fille Fatale: Regulating Images of Adolescent Girls, 1962-1996».
Il paraît logique, par conséquent, que les producteurs engagent des adultes pour des tournages où des adolescents sont supposés avoir des activités sexuelles, plutôt que de négocier les dilemmes moraux et communicationnels qui émergent lorsque des enfants sont en jeu.
Mais les conséquences de ce phénomène sont des canons de la pop culture dans lesquels la plupart des adolescents –ces jeunes aux voix incertaines, aux cortex préfrontaux sous-développés et aux corps en pleine croissance– sont interprétés par des gens qui ont l’apparence et la manière de parler de personnes bien plus âgées.
Hollywood fétichise les très jeunes filles
En mars de l’année dernière, dans BuzzFeed, Erin Chack a souligné à quel point ce décalage était ridicule en juxtaposant de façon comique des images de séries télé et de films d’ados et des photos d’elle et de ses amis quand ils étaient réellement adolescents.
Cet exercice prend une autre dimension lorsqu’on le regarde sous le prisme du récent hashtag #MeAt14, sous lequel des gens ont tweeté des photos d’eux à l’âge qu’avait une des accusatrices de Roy Moore lorsque le candidat au Sénat du parti républicain l’aurait agressée (selon Moore, les nombreuses femmes qui affirment qu’il les a agressées ou draguées lorsqu’elles étaient adolescentes et que lui était adulte mentent toutes).
Si vous ne passez pas beaucoup de temps avec des ados, il se peut que vous n’ayez pas à l’esprit une image très claire de ce à quoi ressemble une personne de 14 ans pour vous rappeler à quel point les élèves de 3e sont loin des adultes –et par conséquent à quel point il serait inconcevable qu’un homme de plus de 30 ans puisse avoir ce qui ressemblerait de près ou de loin à un rapport sexuel consensuel avec une telle personne.
Le hashtag #MeAt14 a également incité des victimes de violences sexuelles à tweeter des photos d’elles à l’âge où les agressions ont commencé, rappelant aux observateurs à quel point la défense avancée par les soutiens de Moore –selon qui ses relations supposées avec des adolescentes étaient consensuelles, innocentes et appropriées– était absurde. Les histoires d’amour entre lycéennes et adjoints du procureur de district assez vieux pour être leur père ne sont pas la norme, et ne doivent pas le devenir.
Il peut être difficile de se remémorer les immatures réalités de l’adolescence, surtout quand les histoires de lycéens que nous voyons à la télévision impliquent des gens de 25 ans jouant des aventures sexuelles qui restent étrangères à l’ado moyen.
Selon Beth Daniels, les séries d’ados d’aujourd’hui, dont la plupart intègrent des personnages sexuellement actifs, ne représentent pas la réalité américaine, dans laquelle seulement 41,2% des lycéens rapportent avoir déjà eu un rapport sexuel et 11,5% seulement ont eu des rapports sexuels avec au moins quatre partenaires.
«C’est vraiment différent même des années 1990, m’a expliqué Beth Daniels. Si vous repensez à la première diffusion de Beverly Hills, la majorité des personnages, tant qu’ils étaient au lycée, n’avaient pas de relations sexuelles. […] Savoir si Brenda allait coucher avec Dylan était encore un processus long, important, étiré en longueur. Et aujourd’hui, on voit des séries où il semble que non seulement les personnages sont sexuellement actifs, mais ils ont de multiples partenaires et c’est incroyablement peu courant chez les adolescents.»
Shannen Doherty avait 19 ans lorsqu’elle a joué le rôle de Brenda, 16 ans, dans la première saison de Beverly Hills en 1990. Son camarade de lycée Dylan était interprété par Luke Perry, 23 ans à l’époque.
Générique de la saison 1 de Beverly Hills (capture d'écran)
Si le sexe en tant que toile de fond normale plutôt qu’en fil de l’intrigue scandaleux est une caractéristique relativement nouvelle à l’écran, Hollywood fétichise les très jeunes filles sous les traits d’adultes sexuellement mûres et transforme les femmes adultes en fillettes innocentes quasiment depuis la naissance du cinéma.
Dans Le lys brisé, de 1919, Lillian Gish, qui avait environ 25 ans, jouait le rôle d’une fillette de 12 ans qui doit décider du moyen d’échapper à un père qui la brutalise: soit en se prostituant, soit en séduisant un autre homme pour qu’il la protège. Plus tard, on a vu des films comme La douce illusion, de 1940, Le roman de Mildred Pierce, de 1945, Rivalités, sorti en 1964 –dans lequel Joey Heatherton, 19 ans, incarnait une jeune de fille de 14 ans– jouer sur l’image récurrente d’une fille en rivalité avec sa mère pour le même homme adulte, en accord avec les idées de développement sexuel freudiennes populaires à l’époque.
Affiche du film Rivalités, 1964
Le fait de distribuer à des adultes les rôles «d’adolescentes» sexy et complètement développées est naturel dans une culture doublement obsédée par la jeunesse et l’objectification des femmes. Tout comme la pratique inversée mais liée d’utiliser contre elles l’apparence de filles considérées comme inhabituellement matures quand elles ont été victimes d’agressions sexuelles.
Lorsque Roman Polanski a plaidé coupable d’avoir eu des relations sexuelles illégales avec une fille de 13 ans en 1977, son contrôleur judiciaire a soumis un rapport qui disait que la victime «n’était pas seulement physiquement mûre, mais aussi consentante». Le juge de l’affaire, Laurence J. Rittenband, a nuancé son admonestation de Polanski en avançant que la jeune fille «faisait plus que son âge,» comme si la forme de son corps ou son goût pour le maquillage en faisaient une cible plus probable, comme si le pauvre Polanski n’avait eu aucun moyen de savoir qu’elle était bien en-deçà de l’âge légal.
Les filles de treize ans qui en font vingt ont treize ans quand même, et les femmes ne devraient pas avoir à tweeter des photos d’elles avec leur appareil dentaire pour prouver que les violences subies lorsqu’elles étaient adolescentes étaient répréhensibles.
Surtout, Kristen Hatch jette le doute sur l’idée que livrer des représentations de lycéens par des adultes puisse déformer la vision que se font les spectateurs de l’immaturité adolescente. «La puberté est une période où les choses ne sont pas stables, où tout est informe et c’est difficile de dire avec précision à quoi ça ressemble», m’a-t-elle expliqué.
À l’écran, chaque fiction demande une certaine suspension consentie de l’incrédulité –peut-être n’y a-t-il pas une si grande différence entre le fait de suffisamment vieillir des adolescents pour faire croire qu’ils sont candidats au Congrès et celui de faire passer les coulisses de la fac pour des lieux de tournoi perpétuel d’ultimate et de jeux à boire. Ou, d’ailleurs, de donner à de jeunes actrices des rôles de mères de 40 ans.
«Il y a systématiquement une très petite différence d’âge à l’écran entre les parents et leurs enfants, ce qui est à la fois biologiquement irréaliste et potentiellement invraisemblable, raconte Rebecca Feasey. L’ironie de la chose, bien sûr, c’est qu’alors que nous acceptons volontiers que des adultes ayant dépassé la vingtaine incarnent des adolescents à l’écran, nous nous empressons de proposer des rôles de quadras à des trentenaires.»
À Hollywood, les femmes passent directement de la puberté à la ménopause.