Culture

Le retour de la censure

Le monde de la culture est confronté à un défi redoutable: la montée de nouvelles formes de censures, venant de la société, de groupes de pression, d’associations ou de collectifs ad hoc. Pour l’heure, dans la plupart des cas, les pouvoirs publics font preuve de courage… jusqu’à quand?

<a href="https://www.flickr.com/photos/92722363@N00/87611216/in/photolist-8K2Ld-dBQzZi-T4WsR5-dWsqtK-8FQzUD-7UvP4Q-7TUNJV-8fcHhE-bYoGHq-QizGE-8FTJEE-8FTGQ7-nS7Ghi-Qwx82-88d8N1-ErEyD1-5tVjXm-7gba36-Y44u5i-gE3mVu-7gf749-7gbaRz-fBti6a-qG9Hbq-SfFwW-7ebhkY-QGTqh-aF8r1g-6oeLd7-dTAYt8-852eTu-QDNUx-ZgJcFk-XR7gqU-fpec1H-Qwx7n-QhtJr-C8uob-9egbck-BWnhi9-i7afKV-7RBrqf-spR4e-Y4kxzG-8NvdGu-b9rP9R-jh6ZU3-oLsxwD-jKNQsU-nmNHw">Les portes se ferment</a> | Annie Degré via Flickr CC <a href="https://www.flickr.com/photos/92722363@N00/">License by</a>
Les portes se ferment | Annie Degré via Flickr CC License by

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Une information étonnante vient de tomber… Le West Australian Opera vient de déprogrammer Carmen, l’opéra de Bizet. Motif: dans cette adaptation, l'héroïne travaille dans une fabrique de cigares. Jouer Carmen... serait déroger à la lutte anti-tabac. L’anecdote peut faire sourire mais révèle surtout qu’à l’autre bout du monde, la société australienne, comme la française, vit une montée de nouvelles censures. Pour la création artistique, le danger est redoutable.

En France, en matière culturelle, le principe posé par André Breton«Toute licence en art»– a longtemps dominé. Les censures émanant des pouvoirs publics étaient rares. Hier, la société exerçait une pression en faveur de la liberté de créer. Aujourd’hui, la donne semble en passe de changer. Dans différents cas, ce sont des groupes organisés qui occupent le terrain médiatique ou judiciaire, allant parfois jusqu'à des manifestations d’intimidation physique.

La liberté de choquer

Voici moins de deux semaines, des organisations et des personnalités ont signé un texte dans Libération. Invoquant la «liberté de choquer» le texte rassemble les membres de l’Observatoire de la liberté de création. Le tocsin sonne. Comme le précise le texte, des associations anti-racistes et féministes œuvrent parfois à des demandes d’interdiction. Des associations se réclamant de religions se sont aussi manifestées dans ce domaine assez bruyamment.

Cela a pourtant commencé par un événement marginal. En 1988, La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese sort dans les salles obscures. Un militant catholique traditionaliste proche de monseigneur Marcel Lefebvre, membre du Front national, et animateur d’une association –l'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF)– se déchaine contre le film et va devant les tribunaux, invoquant la loi Pleven, qui a créé les délits spécifiques d'injure, diffamation à caractère raciste ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale. L’AGRIF se distingua aussi par la constance de ses plaintes contre Charlie Hebdo, l’un de ses exercices favoris.

 

Bande-annonce de La dernière tentation du Christ

Souvent, la loi Pleven permet aux apprentis censeurs de se saisir de quelques-unes de ses failles pour faire progresser dans les prétoires leur objectif.

L'enfer censeur

Au-delà des prétoires, les demandes de censure se multiplient depuis quelques années. Plusieurs épisodes relativement récents pavent l’enfer censeur…

Des groupes d’inspiration traditionaliste s’en prennent à deux pièces:

Sur le concept du visage du fils de Dieu

 

Golgota Picnic

 

Les deux pièces évoquent le Christ. Elle peuvent choquer des croyants catholiques. Cependant, dans chaque cas, ce n’est pas la légitime critique de ces œuvres qui est en jeu mais leur interdiction. Des violences ont alors lieu. L’objectif est simple: que les comédiens abandonnent le plateau et que les spectateurs déclarent forfait par peur des échauffourées. Ni Jean-Michel Ribes ni Emmanuel Demarcy-Mota ne plièrent.

Lutter contre le retour de la censure n’est pas approuver le travail d’un artiste. La liberté de création n’empêche nullement d’user de la liberté de critiquer. L’œuvre d’un artiste peut déplaire, voire dégoûter, il n’en demeure pas moins que –dans le respect de la loi républicaine– celui-ci doit pouvoir jouir de la totale liberté de création.

Aujourd’hui, le monde de la culture est de plus en plus seul.

Pourquoi?

Parce que de nombreuses demandes de censure ou d’autocensure émanent de groupes se réclamant du féminisme ou de l’antiracisme, nombre d’acteurs institutionnels ou de la gauche française sont embarrassés par cette réalité surprenante.

L’affaire Exhibit B a probablement marqué un tournant. La performance, auparavant présentée au festival d’Avignon, est ainsi présentée sur le site du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis: «Exhibit B est une installation-performance de l’artiste sud-africain Brett Bailey».

«Exhibit» comme «exhibition» bien sûr, mais aussi pour ce que le terme signifie littéralement: «pièce à conviction». Série de tableaux vivants évoquant, pour mieux les critiquer, le modèle des zoos humains, l’ensemble fait écho aux expositions ethnographiques et au racisme scientifique qui ont proliféré dès les années 1850 dans les pays colonialistes. Par un voyage dans le temps, Brett Bailey convoque les atrocités commises en Afrique et interroge les politiques actuelles envers les immigrés africains en Europe. Cette proposition d’une grande force plastique et politique est une expérience déroutante et rare pour le spectateur, questionnant son statut même. Ici, aucun objet n’instaure de distance entre celui qui contemple et celui qui est contemplé. C’est, en son principe, le regard posé sur l’altérité qui est réexaminé.

Mais cettte «performance» suscite un déchaînement d’initiatives la dénonçant. Non à Avignon où personne ne la conteste, mais lors de son passage à Saint-Denis. La polémique ne suffisant pas, les violences deviennent physiques. Pour autant, si des représenations seront annulées, Exhibit B ne sera pas déprogrammé.

Comme le soulignent les signataires du texte récemment paru dans Libération:

«Si l’artiste n’est pas au-dessus des lois, car il est un citoyen comme tout un chacun et qu’il est comptable de ses actes quand il s’exprime dans une œuvre, il doit pouvoir représenter le racisme, le machisme, la domination masculine ou la colonisation sans qu’on le lui reproche. C’est seulement dans le cas où, sortant de la fiction, il utilise un dispositif artistique pour diffuser un message raciste, sexiste ou, de façon générale, un message interdit par la loi, qu’il est passible des tribunaux.»

L'éducation artistique pour rouvrir les esprits

Récemment c’est le festival international du film fantastique Même pas peur, à La Réunion, qui a été obligé de retirer son affiche sous la pression du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). Son animatrice a reçu le soutien de l’Observatoire pour la liberté de la création.

Parfois, il ne s’agit que d’une inquiétude, mais d’une inquiétude révélatrice d’une ambiance. Le décrochage d’un tableau de Balthus, revendiqué par des féministes qui l'accusent de «romancer la sexualisation de l'enfant», concerne les États-Unis. Les artistes peuvent s’inquiéter légitimement. D’une société exigeant davantage de libertés et encourageant la liberté de création, nous sommes passés à une société où l’on exige l’interdiction de telle ou telle œuvre.

Pour garantir la liberté de création, c’est peut-être par le renforcement de l’éducation artistique qu’il faudra passer. Malheureusement, on le sait, l'égalité en la matière n'existe pas.

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