France

Juppé, du «meilleur d'entre nous» au plus mal aimé d'entre eux

Lors de ses vœux à la presse, lundi 15 janvier, Alain Juppé a annoncé qu'il comptait «prendre du recul» vis-à-vis des Républicains. Celui devenu malgré lui le vilain petit canard de la droite française aurait-il fini par prendre son envol?

Alain Juppé au musée du Quai Branly à Paris, le 23 novembre 2017 | François Mori / Pool /AFP
Alain Juppé au musée du Quai Branly à Paris, le 23 novembre 2017 | François Mori / Pool /AFP

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Cet homme restera une énigme! Voilà un type qui avait tout pour réussir, mais qui a réussi à ne pas réussir. Brillant, bosseur, respecté et craint, il avait toutes les cartes en main pour faire un parcours sans faute, couronné de succès. Et notamment du succès le plus prestigieux pour un homme politique, entrer à l'Élysée. Il cochait toutes les cases de la tête bien pleine sur le papier, mais voilà, il lui manquait ce supplément d'âme qui permet les belles et grandes victoires.

Ce n'est pas pour rien que ses amis –enfin peut-être pas complètement des amis– l'avaient surnommé «Amstrad» au début de sa carrière. Amstrad, c'était l'ordinateur en vogue au début des années 1980. Lauréat du concours général (grec ancien et latin), bachelier à 17 ans, agrégé de lettres classiques et diplômé de Sciences Po, il est sorti de l'École nationale d'administration (ENA) à l'aube des années 1970. Et pas n'importe comment, puisqu'il a intégré l'inspection générale des finances, la crème de la crème de cette élite française de la fonction publique si décriée aujourd'hui.

«C'est un peu le Gorbatchev du RPR»

Avec un tel pedigree, il était normal qu'on le repère dans la sphère politique. Le futur «Amstrad» entre donc au cabinet de Jacques Chirac à Matignon en 1976, avant la rupture fracassante entre le Premier ministre et le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing.

Cette rencontre est déterminante dans son parcours: Alain Juppé adhère au RPR (Rassemblement pour la République) –machine de guerre lancée contre VGE et les démocrates-chrétiens– dès sa fondation par Chirac, en décembre 1976. 

Mais si sa progression au sein du parti, puis à la Mairie de Paris –conquise par Chirac en 1977– se fait sans anicroche, il n'en va pas de même de ses premiers pas dans la vraie vie politique, celle qui passe par le suffrage universel.

Battu sur sa terre natale des Landes aux législatives de 1978 et aux cantonales de 1979, Juppé rejoint, dépité, la capitale et son mentor. Chirac lui met le pied à l'étrier; lui le seconde dans sa campagne présidentielle de 1981.

Ce compagnonnage va durer plus de deux décennies; il connaît des bons et des mauvais jours, des victoires comme des défaites électorales. Les recoins de la Chiraquie nationale et les dessous de son système parisien n'ont pas de secret pour Juppé. Il est trop proche pour ne pas les connaître et trop rigide pour en tirer un profit personnel.

Juppé est du genre à dire que «le RPR est le dernier parti stalinien de France» avant d'en devenir, un peu plus tard, le secrétaire général. Un sorte de «en même temps» avant l'heure, qui fera dire à un autre connaisseur des arcanes du chiraquisme, Patrick Devedjian, qu'il est «un peu le Gorbatchev du RPR».

Ministre du Budget et porte-parole dans le premier gouvernement de cohabitation dirigé par Chirac (1986-1988), il devient ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Balladur, lors de la seconde cohabitation sous François Mitterrand (1993-1995).

Entre temps, il a pris du galon au RPR, dont il devient n°2... derrière Chirac. Toujours fidèle et bon élève, il est pourtant à contretemps de l'histoire. Coincé entre l'aile dure conservatrice qu'incarne Charles Pasqua et l'aile réformiste du parti, il ne parvient pas à s'émanciper de son mentor. Son boulot sera de verrouiller le parti.

Le cadeau empoisonné de Chirac

Et voilà qu'arrive la troisième tentative présidentielle de Chirac. Cette fois, ce sera la bonne. Le maire de Paris fait campagne sur la «fracture sociale», avec un programme faisant fi des déficits, mitonné par Philippe Séguin –l'adversaire historique de Juppé chez les néogaullistes– et Henri Guaino –qui deviendra douze ans plus tard conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l'Élysée, faute d'avoir été retenu pour un poste identique par Chirac en 1995.

Pour compenser cette victoire politique de Séguin, Chirac fait un cadeau –empoisonné?– à Juppé, qui a délaissé Balladur, en lui décernant le titre de «meilleur d'entre nous». Pas sûr que les premiers de la classe soient choyés par leurs camarades.

Une fois de plus, «Amstrad» est en pleine contradiction. Nommé Premier ministre, au grand dam de Séguin, Juppé –partisan du «franc fort» et d'un équilibre budgétaire qui n'est plus atteint depuis le milieu des années 1970– doit appliquer une politique économique qui n'a pas son aval.

Il est coincé –encore!– entre Séguin, le social, et Alain Madelin, son très libéral ministre de l'Économie. Après avoir dégagé du gouvernement Madelin, au bout de trois mois, et huit des douze femmes surnommées les «Jupettes», au bout de six mois, Juppé change de cap, et prend congé de la «fracture sociale». En échange, c'est la popularité qui lui adieu!

Un polytraumatisé de la politique

Comme on n'est jamais poignardé que par les siens, c'est son ancien directeur de cabinet au Quai d'Orsay, Dominique de Villepin, devenu secrétaire général de la présidence de la République, qui va mettre un terme à son bail à Matignon.

En voulant «bien faire», Villepin précipite la chute de Juppé en 1997. Il convainc le chef de l'État de dissoudre l'Assemblée nationale –les élections législatives sont normalement prévues en 1998–, pour obtenir une majorité plus docile que celle en place. Mais cette dissolution «de confort» n'est pas du goût des électeurs, qui envoient une majorité de gauche au palais Bourbon. Patatras.

Un malheur n'arrivant jamais seul, Juppé va se retrouver au centre de l'affaire du financement du RPR et des emplois fictifs de la Mairie de Paris au début des années 2000. «J'ai été le patron et c'est le patron qui paie», déclare-t-il alors par fidélité, pour ne pas lâcher le vrai patron.

Juppé paie cher cette omerta, car la justice n'est pas dupe. Il prend dix-huit mois avec sursis et dix ans d'inéligibilité en première instance, qui sont ramenés en appel –fin 2004– à quatorze mois avec sursis et un an d'inéligibilité pour prise illégale d'intérêt sans «aucun enrichissement personnel». Sa carrière n'est pas brisée, son purgatoire passe par le Canada.

À ce stade, Juppé est déjà un polytraumatisé de la politique. Il ajoute un nouveau traumatisme en étant battu aux législatives de juin 2007, ce qui lui fait quitter le gouvernement de François Fillon –où Sarkozy l'avait appelé comme ministre d'État–... un mois après y être entré.

Il va de nouveau traverser le désert. Revenu en grâce par intérêt à la fin du quinquennat Sarkozy –le chef de l'État cherche à rassembler «la famille» autour de lui–, il retourne au Quai d'Orsay, probablement le ministère où il a été le plus heureux dans sa carrière.

Un peu social-démocrate, beaucoup démocrate-chrétien

Après le quinquennat de François Hollande, les sondages lui prédisaient un avenir radieux, enfin couronné des lauriers élyséens. Au lieu de ça, sa trajectoire finale s'est écrasée sur l'inattendu Fillon, lequel s'est lui-même écrasé sur l'affaire des emplois familiaux présumés fictifs.

Il ne faut pas se faire d'illusions: si Juppé était apprécié dans les sondages par une majorité de l'opinion, il était devenu franchement détesté par des pans entiers de la droite. Les «fanas-Fillon» n'étaient pas en reste, car ils voyaient en lui un authentique représentant de la gauche. 

Juppé reste une énigme. En réalité, son drame –si l'on peut dire– est de n'avoir jamais su réellement choisir sa voie. Il se sent probablement un peu social-démocrate façon Michel Rocard –avec lequel il a rédigé un rapport sur un grand emprunt national qui n'a jamais vu le jour sous Sarkozy– et beaucoup démocrate-chrétien façon MRP (Mouvement républicain populaire, sous la IVe République), porteur d'un esprit que Chirac, paradoxalement, confiait trouver «détestable».

«Amstrad» est-il «en même temps»? Aurait-il voulu faire du macronisme avant l'heure? Si c'est le cas, il est arrivé trop tôt. La preuve, c'est que son poulain, Édouard Philippe, est à Matignon. Et aujourd'hui, ce créneau est pris par quelqu'un à l'Élysée qui n'est pas mal aimé. Sa prise de «recul» des Républicains changera-t-elle sa destinée?

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