France / Culture

Aznavour, Macron et l’adieu aux «sans-papiers»

En proposant, peut-être maladroitement, un «tri» des migrants, Charles Aznavour a choqué. Mais les propos du chanteur résonnent précisément avec la politique migratoire prônée par le président.

Charles Aznavour pointe du doigt. |Eric Feferberg / AFP
Charles Aznavour pointe du doigt. |Eric Feferberg / AFP

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Qu’est-ce qui a pris au grand Charles Aznavour de se donner ainsi le mauvais rôle? De recommander, sur France 2, qu’un «tri» soit opéré parmi les migrants présents sur le territoire national? «D’abord, on devrait savoir à qui on a affaire», a-t-il répondu à Laurent Delahousse, pendant l’émission 20h30, le dimanche, qui lui demandait son avis d’«ancien» étranger. «Il y a peut-être des génies parmi eux, en tout cas, il y a des gens utiles, c’est sûr»; «Des gens très intéressants, qui passent», comme Marie Curie, qu’il a évoquée, cette Polonaise arrivée à Paris avant de devenir l’une des plus grandes scientifiques de l’histoire de France.

Via FranceTvInfo

Le chanteur ne devait pas penser à mal. Il avançait, improvisait presque, deux, trois idées qu’il pensait de bon sens. Cela semblait une évidence pour lui «qu’on ne peut avoir tout le monde chez soi, ce ne serait pas normal», et il l'a dit. Mais ce faisant, il crucifiait le petit Charles Aznavourian qui, en étant venu au monde, en 1924, dans un appartement de la rue Monsieur le Prince à Paris, avait annulé la migration prévue de sa famille arménienne vers l’Amérique. Ses parents avaient renoncé à leur voyage. Ils avaient ouvert un petit restaurant, rive gauche, et la suite de l'histoire, une réussite française, allait devenir celle que l’on sait.

«Dans la cohue de l'existence / Se trouve toujours un passant /Qui n'a pas eu de ligne de chance / Et qui devint un émigrant» | Charles Aznavour - «L'Émigrant» (1954)

Les pieds dans le plat

Le point de vue du chanteur sur la politique migratoire, pour incongru qu’il soit de la part d’un humaniste notoire, a au moins un mérite: il met les pieds dans le plat. Il lance des mots, «génies», «utiles», sur l’entreprise qu’Emmanuel Macron et son gouvernement espéraient la plus masquée possible. Depuis des mois, le président annonce son intention d’améliorer la qualité de l’asile, en France. Il met en avant les réfugiés, victimes des guerres et des persécutions, et l’obligation de les accueillir, déjà pour rester fidèle à la réputation de patrie des droits de l’homme que s’est donnée le pays. Pendant sa campagne électorale, il a critiqué les manques, sous les quinquennats précédents: les lenteurs des procédures, l’absence de centres d’hébergement, et dit son admiration pour la chancelière allemande, Angela Merkel, et sa bienveillance à l’égard des réfugiés, pendant la crise migratoire de 2015.

Dans les faits, pourtant, au niveau de la rue, comme dans les perspectives du prochain projet de loi sur la politique migratoire, il est beaucoup moins question des réfugiés que des immigrés économiques –que les macroniens paraissent vouloir opposer. Comme si les seconds, sans gêne, n’étaient en France que pour prendre la place, légitime, des premiers. Pour le gouvernement, ceux-là ne sont que des non-réfugiés. Des «déboutés» du droit d’asile, puisque dans la logique officielle, celui-ci est désormais le seul sésame qui vaille. Les migrants restants, donc, ceux d’après la soustraction. Ceux dont l’avenir immédiat n’est défini que par la capacité des autorités à les recenser puis à les expulser, après les avoir placés dans des centres de rétention administrative.

Le "tri"

En vérité, sans les nommer, Emmanuel Macron et son gouvernement ont décidé de s’attaquer de front, avec une brutalité dans la manière qui surprend même les plus fatalistes des grandes associations caritatives, aux «sans-papiers», aux «clandestins», à cette «immigration irrégulière», pour l’essentielle africaine, qui a quelques bonnes raisons historiques et pratiques de considérer la France comme une terre amie, voire cousine. 

Les motifs du chef de l’État? On a parlé de son souci de couper l’herbe sous les pieds de la droite et de l’extrême droite. De faire mieux qu’elles dans le refus des étrangers sans statut, comme semble le réclamer une opinion publique majoritairement inquiète d’une telle présence. Possible. Mais difficile à croire, de la part d’un homme, certes ambigu, mais tout de même issu de la gauche. Reste l’hypothèse du «tri», comme le conçoit Charles Aznavour. Garder Marie Curie. Éconduire les autres. C’est la thèse de «l’immigration choisie», chère au cœur de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, en 2006. Privilégier les étudiants, les cadres, «les génies» artistiques. Le rock malien, sans les Maliens.

Charles Pasqua en aurait rêvé

À voir. Emmanuel Macron ne s’est pas encore vraiment expliqué sur le sujet. Ses discours, comme les interventions d’Édouard Philippe ou de Christophe Castaner, le nouveau délégué de LREM, glissent sur cette population, tant seuls les réfugiés politiques semblent avoir pour eux un visage. Cette équipe-là paraît ne pas s’arrêter aux questions morales, qu’elle laisse en loisir, évidemment, à ceux qui, ne dirigeant pas le pays, ont du temps à tuer. Elle-même se veut pratique. «Pragmatique», adjectif à la mode. Il faut «renforcer l’efficacité», va répétant le Premier ministre.

«Quant à ceux qui n’y sont pas admis [au droit au séjour], écrit celui-ci dans une lettre à la présidence du Secours Catholique, après l’exercice des voies de recours qui leurs sont ouvertes, nous devons faire en sorte qu’ils regagnent effectivement leur pays.»

C’est courtois, et technique. La mouture actuelle du futur projet de loi Asile, qui doit être présenté à l’Assemblée nationale au début du printemps, se contente de détailler les conditions de «l’efficacité», l’accélération des procédures d’instruction, l’allongement des durées de rétention, les négociations avec les pays d’origine, l’attribution de «l’aide au retour», etc. Un package pour des expulsions plus performantes. L’ancien ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, qui en 1986, prônait «l’immigration zéro», en aurait rêvé.

+8% d'expulsions depuis Macron

Il faut compter sur Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur, moins onctueux que ses collègues du gouvernement, pour suivre, sous la ligne de flottaison, la stratégie du pouvoir. Les macroniens ont pris le pays quand on n’y expulsait que 6% des déboutés et «sans-papiers». Ce chiffre a été porté à 14% en sept mois. 40.000 personnes ont été interpellées depuis le moi de mai –le ministre s’en est félicité devant les gendarmes: «En 2018, il faudra amplifier cette action», leur a-t-il expliqué, pendant la cérémonie des vœux.

Il règne en France, cet hiver, un climat de recensement. Les préfectures accélèrent leurs comptages, une circulaire, que l’État refuse de retirer, leur enjoignant même d’envoyer des «équipes mobiles» jusque dans les centres d’urgence.

Anne Hidalgo, la maire de Paris, souhaite organiser «une nuit de la solidarité» au cours de laquelle mille bénévoles feraient le compte des migrants dormant dans la rue, et ce pour prouver qu’en promettant de donner un abri à tous avant la fin de l’année, Emmanuel Macron a fait une promesse de Gascon, et qu’il doit se remettre à la tâche. 

Au fond, il faut comprendre les responsables de l’État. Accorder de l’attention aux «clandestins»... Les nommer pour ce qu’ils sont: fugitifs de la misère... Détourner les projecteurs des réfugiés pour en tourner la lumière vers une humanité composite qui s’entête à s’accrocher aux marges du pays... Cela ferait courir au pouvoir le risque d’encaisser le coup d’un fort retour de l’Histoire.

Pas de France sans immigration (même irrégulière)

Parce que, pour ne pas remonter au-delà de la dernière guerre, il n’y a pas de France sans son «immigration irrégulière». Le destin de la gauche y est mêlé, comme celui des chrétiens –des progressistes de toutes provenances. À plus de 60% depuis dix ans, les sondages disent les Français préoccupés par la présence étrangère? C’est oublier les 40% restants. Humanistes, humanitaires, dont beaucoup se sont comptés, en mai 2017, parmi les électeurs d’Emmanuel Macron, et pour qui le soutien aux «sans papiers » entre dans les «valeurs» qui font ici la vie et «le vivre ensemble».

Le sujet a marqué, telle une forme d’intronisation, les premiers pas de chaque nouveau régime, pour la partie récente de la Ve République. La gauche procédait souvent à des régularisations collectives de clandestins. Record pour Mitterrand, en 1981: 140.000 en quelques mois. La droite, sans l’avouer, par lassitude autant, finalement, que par bienveillance, procédait «au cas par cas», mais l’addition faite, cela revenait au même. Même sous Charles Pasqua. Même sous Nicolas Sarkozy.

En tentant d’avancer masqué, Emmanuel Macron a espéré faire l’économie de «l’émotion» en imposant sa stratégie de rupture avec cette histoire devenue mythologie. Trop tard. Se dressent désormais les bataillons en désordre de cet humanisme humanitaire. Évêques et figures politiques, associations caritatives et bénévoles des familles, ou prix Nobel (le texte de Jean-Marie Le Clézio, dans l’Obs). 

 

 

«Ils s'en sont allés / Aussi loin que leur bateau pouvait les emporter... / Pour pouvoir tenir / Pour ne pas se laisser mourir / Ce qui leur a fallu subir / Le saura-t-on jamais?» | Charles Azanvour - «Les aventuriers» (1963)

Pourquoi le président ne tempère-t-il pas les adieux à l’immigration qu’il fait exécuter? Pourquoi ne pas laisser une chance à certains «sans-papiers»? Est-on certain que Marie Curie, encore polonaise, bénéficiait d’un statut l’autorisant à séjourner sur le territoire national? La parfaite légalité des statuts pourrait attendre. Non?

D’autant que ce pouvoir-ci risque de connaître les mêmes déconvenues que certains de ses prédécesseurs, au chapitre de la sévérité des «reconduites à la frontière». Même si Gérard Collomb force sur les interpellations, il a déjà en partie perdu. À terme, il restera plus aisé de bloquer le flux des migrants retenus en Libye, ou ceux qu’on découragera, au Tchad ou au Niger, de poursuivre une route dangereuse, que de parvenir à éliminer une forte proportion de clandestins installés en France. Ils sont chez eux, menant des vies parallèles aux nôtres: prudents, invisibles souvent, mais mobilisés par un objectif –rester.

Vers une forme de «statut méritant»?

En regard, une certaine compréhension mêlée d’impuissance règne dans les strates mêmes de l’État. Bien qu’inconnu, le nombre des «irréguliers» semble ne pas grossir année après année (entre 200.000 et 400.000). Si l’on note une augmentation des demandes du statut de réfugié, c’est la conséquence des politiques européennes, soucieuses, comme en France, depuis 2015, d’orienter tous les étrangers vers les guichets du droit d’asile. Ils sont 100.000, cette année, contre 80.000, deux ans plus tôt, à avoir déposé une demande. Pour 43.000 statuts finalement accordés.

Les propres experts de l’État, les agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), reconnaissent qu’une proportion des statuts accordés au titre de l’asile –ou à un titre subsidiaire qui y est lié– concerne des migrants qui à proprement parler n’ont pas fui la guerre ou les persécutions. Ils ont plus banalement connu une vie inimaginable, de pauvreté, de famine, ou plus récemment, d’esclavage ou de rétention, en tentant de traverser la Libye. 

Le directeur de l’OFPRA, Pascal Brice, qui adoucit, ces semaines-ci, dans les interviews qu’il accorde, l’intransigeance officielle du gouvernement, suggère même d’envisager une forme de statut méritant qui pourrait être accordé aux rescapés des mauvais traitements subis en voyage, ou des naufrages en mer.

L’histoire de France est là, depuis trente ans. Solidaire, avec ardeur, ou mauvaise grâce. Et Emmanuel Macron voudrait arrêter de fermer les yeux? Ne pas voir est aussi, parfois, une vertu.

«Comment crois-tu qu'ils sont venus? / Ils sont venus, les poches vides et les mains nues... / Comment crois-tu qu'ils sont restés? / Ils sont restés, en trimant comme des damnés» | Charles Aznavour - «Les émigrants» (1986)

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