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«Le temps s’en va, le temps s’en va ma Dame.» C’est en ces termes que Ronsard exprimait l’inexorabilité du temps qui passe. Et les artistes qui s’attellent à ce questionnement métaphysique –qu’ils soient peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, photographes ou cinéastes– cherchent tous à matérialiser l’innommable, à dire l’impalpable, à exprimer l’insondable. Dans cette quête artistique, le septième art tient une place toute particulière, lui qui grave une image en mouvement pour l’éternité. Certains réalisateurs ont donc entrepris de mettre en scène ce fleuve perpétuel qu’est le temps. Pas pour le figer mais tout au contraire pour l’immortaliser dans sa plasticité. Mais comment filmer le temps qui passe et surtout comment le mettre en scène?
Figurer
L’une des méthodes les plus évidentes pour signifier le passage du temps réside dans le maquillage et/ou les effets spéciaux afin de vieillir artificiellement les acteurs. En effet, quoi de plus frappant que des rides, une peau parcheminée, des cheveux grisonnants et clairsemés pour sous-entendre que les années ont passé et que le héros a pris de l’âge. Cette ficelle cosmétique, bien que simpliste dans la mise en scène du temps qui passe, n’en demeure pas moins très efficace. Dans Edward aux mains d’argent (1990), Tim Burton affuble ainsi la jeune Winona Ryder (20 ans lors du tournage) d’un épais maquillage pour l’ultime scène du film, imaginant Kim, le personnage campée par l’actrice, quelques décennies plus tard. Edward, qui donne son nom au film, étant une créature fantastique imaginée par un savant un peu fou, sur lequel les années n’ont aucune prise, Burton n’avait d’autre choix que grimer sa comédienne pour clore son conte de fées et ainsi implicitement suggérer que le récit fait un bond dans le futur.
Jaco Van Dormael dans Mr Nobody (2009) fait de même avec Jared Leto. Narrant le destin du dernier mortel sur Terre âgé de 118 ans, cette fable fantastique voyage dans le temps, multiplie les scènes passées et les souvenirs et se doit naturellement de montrer son héros centenaire aux portes de la mort.
Mais au jeu du maquillage high-tech, c’est à David Fincher que revient le premier prix avec L’Étrange histoire de Benjamin Button (2008). Brad Pitt y incarne un homme à diverses étapes de sa vie. Successivement octogénaire, quinqua puis jeune adulte resplendissant, l’acteur bénéficie d’effets spéciaux hors pair pour modifier son apparence.
Si les transformations physiques tiennent le haut du pavé à Hollywood quand il s’agit de signifier le passage du temps, d’autres cinéastes ont choisi une autre option consistant à caster deux acteurs pour le même rôle. Ainsi dans Le Parrain 1 et 2, Vito Corleone est interprété alternativement par Robert De Niro (version jeune) et Marlon Brando (version âgée). De même James Cameron a préféré diriger deux Rose Dawson (Kate Winslet et Gloria Stuart) dans Titanic (1997) plutôt que de grimer la jeune actrice pour la faire ressembler à une vieille dame.
On retrouve cette orientation dans Big Fish (2003) de Tim Burton où Ewan McGregor et Albert Finney incarnent le même personnage à deux époques de sa vie. Ce doublement évite des heures de maquillage mais surtout il offre au spectateur une illusion réaliste du vieillissement, dégagée des artifices de prothèses en latex et autres perruques. Une vraisemblance dans les regards, une ressemblance dans la physionomie, et l’imagination du public fait le reste. Rachel McAdams et Gena Rowlands (The Notebook), Joseph Gordon-Levitt et Bruce Willis (Looper) ou encore Jessica Chastain et Helen Mirren (L’Affaire Rachel Singer) sont autant de duos partageant le même rôle.
Formaliser
Bien que le passage du temps soit une thématique prisée des cinéastes, tous ne choisissent pas l'artifice du maquillage pour signifier que les années passent. Car user de cette méthode demeure une simple illustration qui, la plupart du temps, n’est pas adossée à une réelle réflexion sur la mise en scène de cette fuite temporelle. Or le langage cinématographique permet bien d’autres audaces pour formaliser le «tempus fugit», comme on peut le découvrir dans Coup de foudre à Notting Hill (1999). Dans cette comédie, le héros abandonné par la femme qu’il aime voit le temps passer sans elle... et le réalisateur Roger Michell d’imaginer un plan-séquence de Hugh Grant se baladant dans le fameux quartier londonien au rythme des saisons. Les vestes légères font place aux anoraks, les feuilles jaunies disparaissent sous la neige, les arbres refleurissent et les passants renfilent leurs tee-shirts… Bref, le tourbillon d’une année est malicieusement mis en scène (rappelant une célèbre publicité pour les assurances qui usait il y a quelques années du même procédé).
Toutefois, cette séquence n’est qu’un balbutiement en regard de ce que certains metteurs en scène sont parvenus à insuffler à certaines séquences de leurs films. Pete Docter frise ainsi le génie avec l’ouverture du dessin animé Là-Haut (2009). En quelques minutes et sans parole, la vie d’un couple est magistralement croquée. De leur rencontre à leur mariage, des coups durs aux moments de joie, tout y est tendrement décrit. Mais le passage du temps, implicite et pourtant au coeur de la séquence –et son corollaire: la mort– teintent aussi de tragique ce condensé de vie.
Intrinsèquement lié à la mort, et donc à la perte des êtres chers, le passage du temps trouve chez Nolan une dimension tragique inouïe. Dans Interstellar (2014), un père quitte ses jeunes enfants pour un voyage dans l’espace, ultime chance de survie pour l’humanité. Mais l’espace et le temps ne sont que les deux faces d’une même pièce et après un bref séjour sur une planète hostile, le héros de retour dans sa navette prend connaissance des messages vidéo laissés par ses enfants. Quelques heures se sont écoulées pour lui, plusieurs années pour eux. Le passage du temps incarné par le vieillissement des enfants (changement d’acteurs indispensable!) esquisse le gouffre spatial, temporel et donc émotionnel dans lequel sombre le protagoniste. Son absence de changement physique s’oppose ainsi aux transformations de sa progéniture, son rapport au temps explose et laisse entrevoir une accélération tragique vers le trépas.
Pour donner à voir le temps qui passe, de multiples voies sont donc possibles mais celle empruntée par Richard Linklater dans Boyhood (2014) demeure une exception. Durant douze ans, à raison de quelques jours par an, le réalisateur a réquisitionné ses acteurs, étalant le tournage de son film sur une période inédite. Résultat, les acteurs grandissent et vieillissent à l’écran. Âgé de six ans au début du projet, le jeune comédien au cœur du récit a terminé le film majeur. Cette performance de mise en scène propose ainsi un réalisme qu’aucun maquillage, ni changement d’acteur n’aurait pu produire. L’effet véridique qui s’en dégage interroge tout autant notre rapport au temps qui passe (devenir adulte, devenir parent, une génération en remplace une autre) que notre propre mortalité, «immortalisée» par le cycle de la vie.
Symboliser
De fait la plupart des réalisateurs qui se sont frottés à la représentation du temps qui passe ont penché pour une mise en scène à taille humaine. Mais l’existence d’un être humain n’est qu’une virgule dans le temps, et pour embrasser plus largement les notions même d’infini, de mortalité et d’éternité, d’autres dispositifs ont été envisagés.
Stanley Kubrick pour clore son Odyssée de l’espace (1968) a ainsi choisi d’orchestrer un final en forme de trip sensoriel qui invite son héros à se contempler dans ses derniers instants. Ce dédoublement, qui permet au personnage de s’observer vieillissant et mourant, est aussi une proposition de projection offerte au spectateur. Que deviendrons-nous dans quelques décennies? Quels seront nos derniers gestes, nos ultimes paroles? La mort est-elle une fin ou un commencement? Les questionnements qui jalonnent la conclusion de L’Odyssée de l’espace touchent à l’universalité de la condition humaine, au-delà des époques, des modes, des idéologies. La vision kubrickienne, futuriste et glaçante dans son décor, parvient à la fois à maintenir l’illusion cinématographique du récit (une histoire de science-fiction) mais aussi à inviter le public à questionner sa propre vie, sa propre disparition.
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Cette année, le réalisateur David Lowery a décidé lui aussi d’explorer ce terrain métaphysique en choisissant le regard d’un fantôme. Dans A Ghost Story, sorti en salles le 20 décembre dernier, C. (Casey Affleck) meurt dans un accident de voiture. Sa petite amie M. (Rooney Mara) tente de faire son deuil, sans savoir que C. est de retour chez eux, sous une forme fantomatique. Ce qui aurait pu n’être qu’une version modernisée du film de Jerry Zucker Ghost (1990) prend un virage radicalement différent. Lowery dissèque le terrible passage du temps qui n’a aucune prise sur son fantôme en suivant le déroulement de la vie qui continue. M. déménage tandis que C. ne peut quitter son domicile. Une autre famille vient s’installer dans la maison, puis le temps suit son cours et la maison est détruite au profit de la construction d’un quartier ultra-moderne d’une mégapole en devenir… Plusieurs siècles se succèdent ainsi. Aux antipodes des films qui tendent à montrer les stigmates du temps qui passe sur leurs personnages, A Ghost Story ne permet aucunement cette observation, la surface lisse du drap blanc recouvrant le fantôme servant à la fois d’écran et de miroir, d’obstacle indépassable (un être passé de «l’autre côté») et de surface de projection pour les mortels spectateurs (la vie après la mort? Possible). Comment ne pas ressentir le vertige de cet homme qui contemple les siècles, une temporalité supra-humaine, proprement impensable. Cette divagation qui dépasse les frontières communément admises de l’existence humaine opère comme un fantasme et un cauchemar. Le passage du temps ne symbolise finalement que la mortalité des êtres et la saveur de la vie semble intrinsèquement liée à cette fin programmée. Or, si le temps n’existait plus, alors les concepts de vie et de mort seraient obsolètes, tout comme l’essence même de notre humanité. C’est la leçon de cette histoire de fantôme –humaine, terriblement humaine.