Égalités / Société

Le droit de cuissage n'a jamais existé

Mais le fait de cuissage, lui, a encore de beaux jours devant lui.

Extrait du «Livre des propriétés des choses» de Barthélémy l'Anglais, XVe siècle | BNF / Gallica.
Extrait du «Livre des propriétés des choses» de Barthélémy l'Anglais, XVe siècle | BNF / Gallica.

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C’est la semaine dernière sur mon fil Twitter que j’ai découvert ce petit enregistrement diffusé par Patrick Cohen sur la matinale d’Europe 1 et présenté comme le premier «balance ton porc» de l’histoire de la télévision française.

On connaît la légende: Noëlle Noblecourt, speakerine comme on disait alors, a été renvoyée de la télévision française en 1964 parce qu’elle portait une jupe un peu trop courte à l’antenne et que cela avait causé un scandale. 

Puissance symbolique

Dans cette interview de 1995, elle dénonce cette légende et affirme qu’elle a, en réalité, fait l’objet d’un harcèlement sexuel aussi bref que direct de la part d’un directeur des programmes, Raymond Marcillac. Ce dernier lui a proposé de coucher avec lui. Elle a refusé. Elle a été licenciée sur le champ.

Ce qui frappe dans cet enregistrement, c’est que Noëlle Noblecourt affirme que son patron avait ainsi souhaité exercer ce qu’elle appelle «son droit de cuissage», pratique d’un autre temps. 

La symbolique de cette expression est forte. On visualise immédiatement le seigneur pervers qui «force» (c’est le verbe que l’on employait alors pour désigner le viol) la jeune fille de basse extraction, lui qui a tous les droits (et donc tous les droits sexuels) sur elle, elle qui n’en a aucun.

Une période et des mœurs fort heureusement révolus se dit-on, avant de se souvenir de Weinstein et des autres porcs qui abusent de leur pouvoir. Les choses ont-elles vraiment changé? Pas vraiment, et déjà parce que le droit de cuissage n’a jamais existé.

Invention tardive

Ce «droit de cuissage», en effet, est une invention du XVIIIe et surtout du XIXe siècle. Elle date d’une époque où l’histoire de France est en train de s’écrire, parfois de manière très anarchique.

Il n'y a pas que les historiens, d'ailleurs, qui en parlent: le droit de cuissage est au cœur de la pièce de Beaumarchais Le Mariage de Figaro. À travers les visées du comte sur la belle Suzanne, c'est un système qui se révèle, dans toute son horreur, et qui est montré du doigt.

Nous sommes à une période où la France connaît des révolutions, deux empires, plusieurs monarchies, deux Républiques. Écrire l’histoire de France, bien sûr, mais laquelle? Celle du régime actuel? De l’ancien? Présenter la Révolution ou l’Ancien Régime comme une période criminelle n’est évidemment pas sans arrière-pensée politique. 

Alors quand on est républicain ou bonapartiste, pourquoi ne pas utiliser cet odieux droit de cuissage pour jeter l’opprobre sur l’Ancien Régime, la société féodale, barbare, odieuse, ignoble. C’est ainsi que Michelet, dans La Sorcière (1862), peut écrire:

«Le seigneur ecclésiastique, comme le seigneur laïque, a ce droit immonde. Dans une paroisse des environs de Bourges, le Curé, étant seigneur, réclamait expressément les prémices de la mariée, mais voulait bien en pratique vendre au mari, pour argent, la virginité de sa femme [...].

On voit d’ici la scène honteuse. Le jeune époux amenant au château son épousée. On imagine les rires des chevaliers, des valets, les espiègleries des pages autour de ces infortunés.»

Tout y est. On est dans la perversion la plus abjecte, la domination la plus totale. Le seigneur va s’en payer une bonne tranche sous les yeux du futur mari. Et pour ne rien gâcher, le seigneur est parfois ecclésiastique: strike!

Sauf que non. Point de droit de cuissage. Jamais on n'a pu trouver la moindre trace écrite de quoi que ce soit qui pourrait ressembler à un droit, même local, même coutumier, de cuissage.

Il semble que la confusion vienne d’un des droits que peut exercer le seigneur sur ses serfs. Les serfs sont des objets et appartiennent au seigneur; ces paysans n’ont pas même le droit de transmettre leurs biens à leurs enfants. On dit qu’ils ont la «mainmorte».

S’ils souhaitent prendre épouse, il leur faut obtenir une autorisation de leur seigneur qui, selon son bon vouloir, peut être assortie d’une compensation pécuniaire. On parle de «formariage», mais aussi de «cullage», un terme qui vient de cullagium, «collecte» en latin.

Il est probable que cela soit ce dernier droit qui ait donné lieu à une interprétation erronée –et il suffit de penser à ses trois premières lettres pour imaginer d’où provient la confusion.

Fake news historiques

Si le droit de cuissage est une invention, nous savons tous la différence qui existe entre le droit et le fait, de jure et de facto. Or le droit de cuissage, c’est aussi et avant tout le droit du plus fort –qui est précisément le contraire du droit, et qui devient un fait. Le fait de cuissage, c’est celui que peut exercer le seigneur tout puissant, en effet, sur ses «gens».

Dans un texte fort instructif, l’historienne Geneviève Fraisse rattache cette légende du droit de cuissage à deux autres légendes «juridiques» qui, dans les faits, consacrent le statut inférieur de la femme. Celle du Concile de Mâcon où, en 586, les évêques auraient débattu de la question de savoir si la femme avait une âme (on avance parfois que le Concile de Trente, en 1545, aurait également vu l’assemblée en débattre). Et celle de la loi salique, invoquée pour interdire aux femmes l’accès au trône de France. Deux cas célèbres, deux travestissements complets de la réalité –avec une petite pointe de vérité pour leur apporter du crédit. En somme, la vraie recette de la fake news!

Prenons le cas du concile de Mâcon. Ce qui y fut évoqué est une question grammaticale (car figurez-vous que même au VIe siècle, le débat sur l’écriture inclusive faisait rage): dans la Bible, le mot «homo» faisait-il référence aux hommes (mâles) ou aux Hommes (mâles et femelles)? Il fut répondu que le terme englobait bien les hommes et les femmes. Fausse querelle, fausse histoire.

Il en va de même pour la loi salique qui, depuis Clovis, aurait interdit aux femmes de régner. C’est ainsi un article détourné d’un code ancien qui est utilisé pour empêcher Isabelle de France de monter sur le trône, dans des circonstances que les lecteurs des Rois maudits connaissent: Philippe le Bel meurt, puis son fils aîné Louis X –dépourvu de descendance mâle–, puis, successivement, ses deux frères, également sans héritiers mâles. 

Il ne reste plus qu’Isabelle, dernier enfant de Philippe. Mais cette dernière est mariée au roi d’Angleterre. Il est inconcevable qu’elle apporte le royaume de France à son époux. C’est donc un cousin qui monte sur le trône, Philippe de Valois.

Notons que ce n’est pas au moment même de la succession que la loi salique est si l’on peut dire sortie de la naphtaline, mais près de quarante ans plus tard, alors que la Guerre de Cent ans est en cours et que des juristes tentent d’apporter de l’eau au moulin de la cause française. Régulièrement invoquée par la suite, elle n’est pourtant qu’une invention.

Écarter les femmes

Pourquoi lier droit de cuissage, Concile de Mâcon et loi salique? C’est que dans les trois cas, la légende est certes fausse, mais elle sert, et fort bien, ceux qui ont le pouvoir en donnant à une élucubration un vernis de respectabilité juridique.

Non, le droit de cuissage n’a pas existé, mais cela n’a jamais empêché des hommes en situation de pouvoir d’abuser sexuellement de femmes de condition inférieure, dans les cours des châteaux, dans les ateliers d’usine, dans les beaux salons ou dans les rédactions.

Non, les conciles de Mâcon ou de Trente n’ont pas «généreusement» accordé une âme aux femmes, mais ces épisodes ont été bien utiles pour discréditer et écarter du pouvoir des «créatures» qui n’avaient pas forcément «toute leur tête» et à qui des hommes avait tout de même choisi –quelle bonté! – d’attribuer une âme.

Oui, la loi salique est un faux juridique, mais elle a pourtant fait force de loi quand il s’est agi d’empêcher des femmes d’accéder au pouvoir suprême.

Alors certes, le droit de cuissage est une invention, mais qui peut nier qu’au Moyen Âge comme à l’époque moderne puis contemporaine, des hommes se le sont octroyés et continuent de le faire, avec la bénédiction ou la passivité de toute ou partie de la société? Le mythe du droit de cuissage ne sert-il pas encore aujourd’hui ceux qui veulent asservir les femmes, en instillant l’idée que notre époque n’est peut-être pas formidable, mais que c’était tellement pire avant?

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