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Qui du PS ou d’Emmanuel Macron est le plus libéral? Cette question a une réponse, mais cette réponse n’arrange pas le Parti socialiste.
Elle fait ressurgir le passé des élites socialistes des années 1980, qui œuvrait avec zèle à l’édification de la globalisation libérale. Un passé longtemps passé sous silence, mais qui ne peut que resurgir.
Dussopt, bouc émissaire?
L’entrée d’un député PS, Olivier Dussopt, au gouvernement a suscité l’ire de ses camarades députés du groupe «Nouvelle Gauche» à l’Assemblée Nationale, c’est-à-dire du groupe socialiste.
Pour le PS, l’exclusion d’Olivier Dussopt relève de l’évidence. Parti contribuer à l’expérience gouvernementale macronienne, le député de l’Ardèche –élu contre le candidat LREM– collaborerait à une entreprise ultralibérale à laquelle le PS est foncièrement hostile. Seulement voilà: ce récit-là ne tient pas.
Emmanuel Macron présenté en importateur du néolibéralisme, paré des atours du militant inflexible d’un thatchérisme à la française, c’est une bluette. La vérité est que le PS –et surtout sa «technostructure» des années 1980– a davantage fait pour le néolibéralisme, la globalisation et la libération des marchés financiers que la présidence Macron, même reconduite pour un second quinquennat, ne pourra jamais le faire.
Cette cruelle réalité s’explique historiquement. Et c’est une vérité qui ronge inexorablement le fil qui tient encore le Parti socialiste à l’avenir politique de notre pays. «Tout ce que j'ai fait est cassé et abîmé», a dit Martine Aubry. Problème, il se pourrait que ce soit faux et que le macronisme triomphant soit bel et bien le fruit du parcours de la génération politique socialiste de la maire de Lille.
D’Épinay à Wall Street
D’Épinay à Wall Street, la marche des socialistes français a été aussi spectaculaire que décisive. Pourtant, c’est une réalité que les militants du PS n’ont pas immédiatement vue.
Il a fallu attendre le quinquennat de François Hollande, son virage «social-démocrate» (en fait une obstination à affronter la crise avec des recettes désuètes) et la loi El Khomri pour que le véritable trouble de la personnalité qui frappait le PS devienne évident aux yeux de ses militants.
Cette vérité tranche avec Épinay. En effet, la stratégie qui porta François Mitterrand à la fonction présidentielle reposait sur l’Union de la gauche, la captation de l’esprit de Mai 68, le pari sur les groupes sociaux liés à l’essor de l’éducation et de l’Université et un projet politique subvertissant en théorie la Ve République au profit d’un projet de transition au socialisme pour la France. Mais en quelques semaines, le parti socialiste intériorisa les contraintes extérieures et liquida l’essentiel du dessein forgé depuis le Congrès d’Épinay.
Les hauts-fonctionnaires proches du PS se trouvèrent néanmoins une mission de substitution. L’Europe fonctionna ainsi comme la fausse conscience des socialistes et des Français, au temps d’une tempête libérale qui submergea le politique. À partir du milieu des années 1980, la social-démocratie conclue ce que Fabien Escalona a appelé un «pacte faustien», faisant d’elle une force tantôt motrice tantôt supplétive du néolibéralisme, au nom de la quête de marges de manœuvre à échelle de l’Europe.
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L’Europe au cœur d’un bluff idéologique?
L’Europe est relancée par le projet d’unification monétaire de la CEE (qui deviendra l’UE) et par «l’intégration négative», qui permit selon Fritz Scharpf de «gouverner l’Europe».
Déréglementation et libéralisation, acceptées de très bonne grâce par des gouvernements nationaux pétris des nouvelles évidences libérales en vogue, furent le carburant de la «relance» de l’Europe.
Jacques Delors, ancien collaborateur de Jacques Chaban-Delmas entré au Parti socialiste, représentant de la technostructure de la Ve République acquise à un réel progressisme social, fut aussi le ministre de l’Économie et des Finances de François Mitterrand qui œuvra énergiquement en faveur du tournant de la rigueur. Nommé à la tête de la Commission européenne à Bruxelles, il fut le promoteur du projet de monnaie unique mais aussi le consciencieux artisan des politiques de libéralisation inhérentes à «l’intégration négative».
Il semble aujourd’hui évident que toutes les conséquences du processus auquel Jacques Delors a consacré son énergie ne correspondent pas aux intentions de l’ancien président de la Commission européenne. Néanmoins, les directives de novembre 1986 et de juin 1988 libérant les mouvements de capitaux ont une dimension historique incontestable.
Alors qu’Épinay était fondé sur l’idée que le socialisme et l’Europe étaient des postulats complémentaires, la substitution du libéralisme au socialisme à partir de 1983 se doubla d’une substitution de l’horizon d’unification européenne au projet de transition au socialisme.
A contrario, le cas de Jacques de Larosière est intéressant en ce qu’il révèle la réticence historique des technocrates issus du gaullisme devant la frénésie néolibérale. Trois décennies durant, la représentation idéalisée de l’Europe a légitimé sa réalité néolibérale. Et tout cela est largement l’œuvre des élites socialistes d’alors.
Un libéralisme «trendy» chez les élites socialistes
La création de la chaine de télévision La Cinq vit un entrepreneur milanais –choyé par le chef du gouvernement italien et chef du Parti socialiste italien (PSI) Bettino Craxi– du nom de Silvio Berlusconi faire irruption (au bras d’Amanda Lear) dans le paysage audiovisuel français.
On aurait tort de résumer la connivence des socialistes cisalpins et transalpins à cette expérience cathodique. En effet, c’est un véritable basculement culturel qui frappe spectaculairement la gauche française.
Autour du PS comme en son sein, les élites de gauche de l’époque en pincent ainsi pour ce libéralisme venu du monde anglo-saxon, qui a le mérite d’exorciser le spectre totalitaire du communisme, mais également d’ouvrir quelques mirifiques promesses de carrière dans «le monde de l’entreprise». Friedman fait alors ainsi bon ménage avec des trajectoires balzaciennes.
Dans son livre La Promo, Ariane Chemin conte notamment les très riches heures de François Hollande et Pierre Moscovici, jeunes enseignants enthousiastes devant les vertus du marché et les promouvant devant leur auditoire de Sciences Po Paris.
Beaucoup plus fondamentalement, loin des vicissitudes de l’existence du technocrate socialiste, c’est la codification de la globalisation financière qui va devenir le grand œuvre des élites administratives –et en particulier de ses hauts-fonctionnaires internationaux– proches du PS.
Alors que le reaganisme et le thatchérisme s’imposent dans la tête des citoyens aux États-Unis et au Royaume Uni, le néolibéralisme procède différemment en France. Les élites sont culturellement conquises, tandis que les citoyens demeurent rétifs au libéralisme, a fortiori au néolibéralisme –comme décembre 95 et tant de scrutins l’ont depuis montré.
Les conséquences des choix opérés dans les années 1980 sont là. Elles déterminent les marges de manœuvre du politique. Emmanuel Macron est le premier président de la République à être entré en politique, à avoir fait ses études et engagé sa vie professionnelle après le traité de Maastricht, voire après l’introduction de la monnaie unique dans la poche des citoyens. Il est fils de l’Acte Unique, du traité de Maastricht et de l’abdication des socialistes devant les «vents dominants» néolibéraux des années 1980.
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Le consensus de Paris ou la France actrice de la libération des marchés
La thèse de Rawi Abdelal relative au rôle des hauts-fonctionnaires français proches du Parti Socialiste est implacable. Professeur à Harvard, Abdelal décrit méticuleusement un processus qui a changé à bien des égards la face du monde. Reagan et Thatcher ont fait montre d’une volonté et d’une fermeté inébranlable mais, comme dans Le Crime de l’Orient Express, il y eut bien d’autres complices.
Rawi Abdelal rappelle en effet comment le capital financier a été libéré au cours des années 1980 et 1990. Il a fallu s’adjoindre beaucoup de forces existantes et, parmi les acteurs majeurs de cet épisode, Abdelal incrimine directement… les socialistes français.
Pour lui, il ne fait pas de doute que le «consensus de Paris», édifié par «les membres les plus influents du Parti socialiste avaient commencé de se réinventer eux-mêmes. Bientôt, ils réinventeraient la doctrine économique et le programme du parti» et se montreraient «plus royalistes que le roi».
Vu sous cet angle, évidemment, le PS est davantage «mouillé» dans l’instauration du néolibéralisme que l'actuel Président qui, à l’époque, devait en être à son deuxième trimestre de CE2. Tout semble en effet se dérouler, dans les années 1980, comme si les socialistes devaient surcompenser tout risque de ne pas être «crédibles» en matière financière.
Rédacteur du texte fondateur du PS d’Epinay et inventeur du Poing et la Rose, Didier Motchane –récemment disparu– définissait ses anciens camarades comme les «rentiers gluants de la pensée des autres».
Le vol d’idées, de concept, le chapardage intellectuel n’est pas puni par la loi. En revanche, les camarades membres de la haute fonction publique ont souvent été –c’est donc un fait historique et non un jugement– les artisans besogneux et zélés d’une libération des marchés telle que le Président aujourd’hui, accablé de sarcasmes antilibéraux, n’a plus pour pouvoir que d’adapter encore et toujours davantage le marché du travail aux standards de la globalisation. Ainsi, la très humaine condition du député Dussopt s’inscrit dans celle du socialisme française. À l’instar du président qu’il a fait le choix de servir, il ne sera jamais plus libéral que les socialistes des années 1980.