Temps de lecture: 5 minutes
On ne peut pas toujours affirmer qu’une guerre commence aux premiers coups de semonce. C’est la riposte, l’escalade, l’hostilité croissante et le retranchement dans les positions de chacun qui transforment un premier échange de coups de feu en conflit ouvert et sanglant.
La semaine passée, Google a entrepris d'empêcher les utilisateurs des appareils Amazon’s Fire TV et Echo Show d’avoir accès à YouTube. À première vue, cela peut passer pour une escarmouche sans grande importance entre deux entreprises technologiques en pleine lutte de pouvoir sur des territoires voisins. Mais cela pourrait également être le début de quelque chose de bien plus conséquent: un combat pour dominer un internet bien moins ouvert, duquel personne ne pourrait sortir vainqueur, les consommateurs encore moins que les autres.
Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à ce genre de guerre entre plateformes. D’abord, il y a eu Microsoft, qui contrôlait quasiment tout ce que les gens faisaient sur leurs ordinateurs, à la fois à la maison et au travail, et écrasait systématiquement tous ses concurrents. Ensuite, sont arrivés l’explosion d’internet, un procès antitrust par l’administration américaine en 1998, l’avènement de Google, la résurrection d’Apple et la révolution du smartphone. À mesure que la lutte pour la suprématie technologique se déplaçait vers l’arène des portables, Microsoft a perdu son avance et la guerre des smartphones a commencé.
Au final, Apple et Google se sont partagés le paysage des systèmes d’exploitation mobile tandis qu’Apple et Samsung se répartissaient le butin du hardware. Pendant ce temps, on assistait à un affrontement bref mais intense entre réseaux sociaux, où Facebook a d’abord écrasé MySpace, puis Google, et ensuite tous ceux qui ont essayé de rivaliser.
Un front inédit
Le secteur des nouvelles technologies se partage aujourd’hui entre cinq grandes puissances –Apple, Google, Amazon, Facebook et Microsoft– et si elles rivalisent toutes à leur manière, fondamentalement chacune est maîtresse de son propre royaume. Apple règne sur les appareils portables; Google sur le Web, Facebook, sur les réseaux sociaux, Amazon le e-commerce et Microsoft, les logiciels d’entreprise. Cette configuration de base tient depuis quelques années.
Mais le terrain se déplace toujours de façon très subtile et début décembre, de nouveaux combats ont éclaté sur un front relativement inédit qui pourrait bien refaçonner le paysage technologique de manière aussi spectaculaire que l’a fait l’avènement des smartphones il y a dix ans ou l’émergence de l’internet pour les consommateurs dix ans auparavant.
Google a commencé par bloquer l'accès à YouTube de l’Echo Show –l'enceinte avec écran intelligent d’Amazon– en septembre, déclenchant un échange nerveux de communiqués de presse. Amazon a trouvé une solution de secours fin novembre, en dirigeant les utilisateurs d’Echo Show vers le principal site de YouTube. À présent Google bloque même cette possibilité-là et fait monter la pression d’un cran en retirant aussi YouTube de Fire TV –un produit Amazon bien plus populaire. La guerre est en train de devenir très sale, très rapidement.
La politique du blocage
Le coupable change en fonction de celui qui accuse. «Google établit un précédent décevant en bloquant de façon sélective l’accès des clients à un site internet ouvert», s’est indigné Amazon. Mais si vous demandez à Google, c’est Amazon qui a commencé. Voici la déclaration de Mountain View:
«Nous avons essayé de parvenir à un accord avec Amazon afin de fournir aux clients un accès à nos produits et services respectifs. Mais Amazon ne propose pas des produits Google comme Chromecast et Google Home, ne permet pas aux utilisateurs de Google Cast de profiter de Prime Video, et a arrêté le mois dernier de vendre certains des derniers produits Nest. Compte tenu de ce manque de réciprocité, nous ne proposons plus YouTube sur Echo Show et FireTV. Nous espérons parvenir rapidement à un accord pour résoudre ces problèmes.»
Lorsque j’ai demandé à Amazon pourquoi il ne vendait pas Chromecast ou Google Home, l’entreprise a refusé de répondre. Ce qui montre assez clairement que la raison n’a rien à voir avec ce qui est le mieux pour les clients d’Amazon et tout à voir avec sa rivalité commerciale aux relents de plus en plus amers.
Pour résumer: Amazon, entreprise d’e-commerce aux ambitions dans les secteurs des logiciels, hardwares et contenus, refuse de proposer le hardware de Google dans sa boutique en ligne. Google, entreprise de moteur de recherche aux ambitions logicielles, hardwares et de contenu bien à elle, se venge en bloquant son contenu sur les hardwares d’Amazon. Quand toutes les grandes entreprises technologiques rivalisent dans presque tous les domaines, ce genre de baston peut sembler inévitable.
Vers la guerre des plateformes?
Mais considérer que cette affaire est une simple dispute au sujet de qui peut vendre quoi sur quel site, ou qui peut regarder quoi sur quels appareils, c’est passer à côté de l’essentiel.
Les deux entreprises mettent leur réputation et leurs produits en danger dans cette bataille. Déjà, aucun des deux camps n’en ressort grandi et les dégâts qu’ils sont susceptibles de s’infliger l’un l’autre peuvent bénéficier à des rivaux comme Netflix, Roku et peut-être, surtout, Apple. Alors pourquoi font-ils ça? Pourquoi Amazon se soucie-t-il tant que certaines personnes achètent des produits Google sur sa plateforme, et pourquoi Google se préoccupe-t-il à ce point que des gens regardent ses vidéos sur la plateforme d’Amazon? À première vue, aucune de ces activités ne semble menacer le cœur de métier de ces entreprises –et chacune devrait bénéficier à ses clients autant qu’à ceux de sa rivale.
La réponse, c’est que nous sommes à deux doigts d’une nouvelle guerre des plateformes, et que les deux entreprises le savent. C’est une guerre entre interfaces vocales: Alexa d’Amazon contre Google Assistant. D’autres sont impliquées, comme le Siri d’Apple et Cortana de Microsoft. Mais aucune de ces entreprises n’a encore lancé de hardware qui mette son assistant vocal en avant, comme le font l’enceinte Echo d’Amazon et Google Home. Amazon a une longueur d’avance grâce à la popularité de l’Echo. Mais Google estime qu’il peut gagner, à long terme, parce que son intelligence artificielle est plus avancée que celles de tous les autres.
Afin de capitaliser sur son avantage de premier arrivé, Amazon utilise la puissance de sa plateforme d’e-commerce pour faire une lourde promotion de ses appareils équipés d’Alexa, notamment des lecteurs de streaming Echo et Fire TV. Refuser de vendre Chromecast ou Home semble participer de cette stratégie.
C'est le consommateur qui trinque
En réaction, Google s’est allié avec le plus grand rival d’Amazon, Walmart, qui désormais vend le Home mais pas l’Echo. La démarche est très logique pour Walmart aussi: les appareils d’Amazon sont conçus pour vendre des produits d’Amazon, pas de Walmart. Donc il est dans l’intérêt de la plus grande enseigne de détail des États-Unis d’entraver les ambitions vocales d’Amazon. En retour, Google vendra des produits Walmart avec le Home.
Les plateformes vocales peuvent avoir l’air d’un marché de niche aujourd’hui, comparées aux systèmes d’exploitation mobiles. Mais elles se développent vite –pas seulement sur les enceintes intelligentes et les appareils de streaming, mais dans les voitures, les smartwatchs, et, bien sûr, les téléphones. Et celui qui les contrôlera pourra exercer une plus grande influence encore sur les choix des utilisateurs que n’en avaient Apple ou Google via iOS et Android. C’est parce que les interfaces vocales ne se prêtent pas au choix entre diverses applications ou à de longues listes d’options à dérouler lorsqu’on s’en sert pour acheter ou regarder quelque chose. Donc, c’est le créateur du logiciel qui décide qui va vous vendre un produit, qui diffuse votre musique en streaming ou quelles vidéos vous allez regarder par défaut.
À un certain niveau, Amazon a raison: il est scandaleux que Google bloque l’accès à un site web public sur les appareils Amazon. Mais à long terme, les appareils à commande vocale représentent un danger bien plus grand pour les choix des consommateurs et l’open web. Et Amazon a déjà montré qu’il n’hésiterait pas à les utiliser pour servir ses propres intérêts.
Google a donc de bonnes raisons de s’inquiéter. Et maintenant que Google se livre à des représailles, Amazon aussi a raison d’avoir peur. Quand Apple lancera son HomePod, ils seront tous les deux inquiets parce qu’on peut parier que la marque à la pomme utilisera le même genre de tactique contre eux. Et maintenant nous pouvons tous nous faire du mouron à l’idée de vivre dans un monde où les plus grandes entreprises technologiques ont plus que jamais le pouvoir de réduire nos choix, et de le justifier en se faisant porter mutuellement le chapeau. Est-ce que la concurrence n’est pas une chose merveilleuse?