France

Loin de Barcelone, la Corse vote

Les proches élections territoriales font craindre à certains un «scénario à la catalane». Ce serait ignorer la véritable feuille de route des nationalistes.

Manifestation du mouvement Jeunesse indépendantiste à Ajaccio (Corse), le 13 juin 2015 | AFP Photo / Pascal Pochard-Casabianca.
Manifestation du mouvement Jeunesse indépendantiste à Ajaccio (Corse), le 13 juin 2015 | AFP Photo / Pascal Pochard-Casabianca.

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C’est une évidence: la Corse intéresse au fond très peu les experts politiques français. En 2015, si ce n’est le discours du président de l'Assemblée nouvellement élu, Jean-Guy Talamoni, entièrement en corse, et la cérémonie qui l’a suivi où l’on a vu l’exécutif insulaire prêter serment sur un pamphlet paoliste du XVIIIe siècle, on n’a nullement évoqué l’incroyable mutation que venait de connaître la politique insulaire, focalisé qu’on était sur la victoire de la droite dans différentes régions françaises.

 

 

Cette élection en préfigurait pourtant d’autres, la droite et la gauche insulaires étant renvoyées à leurs chères études au profit d’une force dirigée par un leader qui avait su à Bastia arriver au pouvoir en s’alliant en même temps à gauche et à droite. Il aurait même pu continuer ce type d’alliances pour s’imposer si ses «partenaires potentiels» ne s’étaient pas autodétruits en 2015 en refusant de s’assembler au premier tour, sans doute déjà poussés par des leaders nationaux peu au fait des réalités locales.

Au final c’est donc avec les indépendantistes de la liste Talamoni que le vainqueur Gilles Simeoni s’était allié pour gagner la région, contrairement à ce qui s’était passé à Bastia en 2014. Mais, on l’oublie lors de cette élection, les alliés bastiais d’alors, de gauche comme de droite, avaient fait de l’éviction de forces politiques liées à une organisation armée une condition sine qua non à tout rapprochement. Or, le FLNC, quelques semaines seulement après l’élection bastiaise, avait décidé de déposer les armes. Les conditions de 2015 n’étaient donc plus celles de 2014. Et depuis l’alliance des nationalistes, autonomistes et indépendantistes, a clairement gagné les élections législatives de 2017 accentuant encore l’impression de chamboulement total du jeu politique insulaire avec le départ ou la mise à l’écart de toute la classe politique traditionnelle. Comme on va le voir, la gauche, la droite, tout est à reconstruire et ce qui reste d’anciennes têtes aura beaucoup de mal à conserver une partie de son ancien pouvoir.

Un scénario «à la catalane»?

La prochaine élection territoriale de 2017 nous est aussi présentée en lien avec des événements récents: les événements en Catalogne. Différents experts essaient de faire valoir en Corse un «scénario à la catalane» au motif qu’on trouve en Catalogne et en Corse des indépendantistes et que les responsables de l’Assemblée corse auraient soutenu le principe d’autodétermination mis en œuvre en Catalogne. Le rapprochement est osé: la Catalogne est un «quasi-état» de 7 millions et demi d’habitants, disposant d’une bourgeoisie qui s’est lourdement impliquée dans une mise en avant de la langue et de la culture catalane. C’est une région très développée, dotée d’une réelle autonomie, capable de décider de ses infrastructures et les différents partis indépendantistes pèsent pratiquement 50% de l’électorat; la Corse actuelle est une région de 320.000 habitants, très en retard d’un point de vue économique, vivotant du tourisme et obligée de quémander plan exceptionnel après plan exceptionnel des moyens pour accéder au développement. Cette présentation devrait suffire. Ajoutons que les indépendantistes réunis ne pèsent guère plus de 10% de la population corse. Et si l’on observe les déclarations des uns et des autres, on voit bien que l’indépendance n’est pas du tout à l’ordre du jour, Gilles Simeoni rappelant que cette élection s’effectue sur un contrat de mandature qui prévoit l’autonomie de l’île sous trois ans et en aucun cas l’indépendance. Quant à l’autodétermination rappelons qu’elle n’est en rien synonyme d’indépendance, elle ne vise qu’à définir le statut d’un territoire. 

Gérer la Collectivité n’a pas été une partie de plaisir pour les nationalistes au cours de ces deux dernières années

L’élection qui se présente à nous a une autre particularité sur laquelle on ne s’est pas suffisamment arrêté: 2017 marque la fin dans l’île de l’échelon départemental et la réforme, initiée par Manuel Valls et validée par le parlement le 22 février dernier à travers le loi NOTRe prévoit de faire de la Corse une sorte de laboratoire pour évaluer les effets de cette disparition sur les politiques publiques. Avouons-le, cette mutation s’accompagne de risques importants pour la majorité qui va l’emporter au cours de ces élections: gérer la Collectivité n’a pas été une partie de plaisir pour les nationalistes au cours de ces deux dernières années, mais ce n’est rien par rapport à ce qui se propose à eux avec la «fusion» des trois entités, la Collectivité et les deux conseils départementaux.

Le gros du temps des trois prochaines années risque de se passer à essayer d’éliminer les doublons, à réorganiser les services et à satisfaire les egos des uns et des autres. Surtout qu’à l’idée de «fusion» nombre de responsables de la Collectivité Territoriale de Corse préfèrent celle d’«intégration» ce qui ne préfigure rien de bon. Il va falloir sacrément arbitrer et ce n’est pas le plus simple dans une île comme la Corse où tout le monde se connaît et où les préventions sont nombreuses par rapport aux structures départementales. Il faut dire que Pierre-Jean Luciani, l’ancien président du conseil départemental de la Corse-du-Sud, a multiplié les provocations vis-à-vis de la nouvelle collectivité, à la création de laquelle il était opposé, n’hésitant pas à titulariser 50 emplois aidés au mois de mars, une décision dénoncée par le syndicat STC (nationaliste) comme une «embauche irraisonnée et incontrôlée», qui «amputera lourdement le budget de la future collectivité».

A quelques jours du scrutin, cette mini-révolution institutionnelle ne produit pas de véritable engouement comme l’illustre une campagne plutôt atone. Même les candidats ne se sont pas pressés au portillon: on n’aura cette année que sept listes contre douze en 2015. Tour d’horizon des différentes situations.

La gauche corse en déshérence

A gauche, le leader naturel a longtemps été Paul Giacobbi. Enarque, intellectuel brillant, il avait su fédérer en 2010 les quelques quatre listes de la gauche, malgré de larges divergences entre les tenants d’une gauche «républicaine» et conservatrice (Zuccarelli), un parti communiste vieillissant mais toujours présent (Bucchini) et ceux qui, autour de lui, affirmaient la nécessité de récupérer au moins une partie des idées autonomistes. Paul Giacobbi restait persuadé que les nationalistes avaient gagné la bataille des idées. De fait, comme le rappelait récemment Jean-Guy Talamoni, c’est sous la mandature Giacobbi que l’assemblée de Corse a voté la coofficialité du corse et du français et l’idée d’un statut de résident, deux des propositions-phares des nationalistes. Des votes sans effet puisque ces deux propositions seraient anticonstitutionnelles. Et Paul Giacobbi a même fait voter une motion favorable à une amnistie des détenus corses impliqués dans des opérations du FLNC. C’est aussi sous Paul Giacobbi que la Corse s’est dotée d’un Plan d’aménagement et de développement durable (Padduc) –alors que la droite avait échoué dans l’exercice- aujourd’hui clairement remis en cause tant par la droite que par les macronistes.

Paul Giaccobi, ancien président du Conseil exécutif de Corse. | Pascal Pochard Casabianca / AFP

Mais Paul Giacobbi, c’était aussi un clan politique aux pratiques discutables, basé sur un clientélisme forcené, qui lui avait valu son surnom de «Paul Emploi». Auprès de lui, sa garde rapprochée composée de Mimi Viola et de Dominique Domarchi, assassiné en mars 2011, veillait, distribuant avantages et prébendes. Sa condamnation à trois ans de prison et cinq d’inéligibilité pour détournement de fonds public dans une des multiples affaires où son nom est attaché a marqué la fin de sa carrière politique. Le procès dit des «gîtes ruraux» a montré l’existence d’un système pré-mafieux du plus mauvais effet sur l’électorat.

On l’a vu lorsque se sont profilées les élections aux législatives l’an dernier. Paul Giacobbi, député de la seconde circonscription de la Haute-Corse, ne s’est pas représenté. Mais la gauche était dans ces élections absente, remplacée partout par LREM: en Haute-Corse se présentaient deux anciens giacobbistes dont le président du département de la Haute-Corse François Orlandi. Dans le sud, à Ajaccio c’était l’ancien numéro 2 de la liste Giacobbi, Maria Giudicelli, qui se présentait tandis qu’un électron libre divers gauche, le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci était candidat dans le sud. Au final, aucun d’eux ne sera élu. Ce sont les nationalistes qui obtiendront trois élus sur quatre. 

Cette déshérence est encore plus flagrante depuis la constitution du groupe de Corte en octobre. Poussés par le parti présidentiel en vue de créer une sorte de «front républicain» contre les nationalistes, des réunions informelles se sont tenues à Corte: étaient présents plusieurs membres de l’ancien exécutif giacobbiste sans compter plusieurs tenants de l’antique gauche «républicaine». L’initiative a échoué lamentablement. Le temps pour certains de se rendre compte des trop grandes divergences qui demeuraient, dues en grande partie aux anciennes oppositions. 

De fait, il n’y a pas pour l’élection de 2017 d’autre liste pour représenter la gauche que la liste France insoumise/Parti communiste, par ailleurs dénoncée comme une «tambouille» par Jean-Luc Mélenchon.

Une droite revancharde sans véritable leader

La droite insulaire a littéralement explosé. Au nord, l’alliance de Gilles Simeoni avec la droite représentée par Jean-Louis Milani et une partie de la gauche, avec à sa tête François Tati, pour prendre la citadelle bastiaise lors des élections de 2014 a laissé des traces. Cette fois, deux listes de droite ont été constituées: «A strada di l'avvene», menée par Jean-Martin Mondoloni, et «Voir plus grand», par Valérie Bozzi.

Jean-Martin Mondoloni reste assez peu connu du grand public. Proviseur du lycée de Corte, il a été élu à plusieurs reprises à l’assemblée de Corse depuis 2004, mais n’a jamais été membre d’un exécutif régional. Il a longtemps été barré par une classe politique plus âgée ce qui l’a amené à choisir un positionnement plus «moderne». Il n’a pas demandé l’investiture des Républicains et s’est installé à la tête d’une droite régionaliste, voire autonomiste. «Je suis candidat aux territoriales pour conduire les espoirs de la droite régionaliste et autonomiste», affirmera-t-il dans sa déclaration de candidature. 

Quant à Valérie Bozzi, bien qu’investie par LR, elle est une solution de raccroc, le maire d’Ajaccio et ex-député Laurent Marcangeli ayant abandonné l’idée comme en 2015 de se présenter. Sa liste récupère les grands perdants du nouveau système mis en place, ce qui l’oblige à tenir un discours de rupture fait d’imprécations («il ne s’est rien fait pendant les deux dernières années»; «non à l’indépendance») et d’une grosse dose d’idées libérales en économie, qui tranchent peu avec les discours des autres listes et particulièrement peu avec celle de Gilles Simeoni, lui-même libéral convaincu. Elle est d’ailleurs la seule avec la liste du Front National à avoir choisi un slogan en français («Vois plus grand»), tous les autres, son opposant Mondoloni («A strada di l'avvene»), Jean-Charles Orsucci («Andà per dumane»), voire les Insoumis («L’avvene, a Corsica in cumunu») comme les deux listes nationalistes ayant choisi des slogans en Corse. Son seul avantage est le soutien que lui manifeste Laurent Marcangeli, ce qui devrait lui apporter des voix sur le grand Ajaccio.

Le macronisme ne prend pas en Corse

En Corse, si Emmanuel Macron a fini par prendre le dessus au second tour de la présidentielle sur Marine Le Pen, il n’avait fait que 18% au premier tour, distancé tant par la patronne du FN que par François Fillon. La suite n’a pas été fameuse: en terre giacobbiste, dans le nord de l’île, les deux députés sortis des urnes l’an passé sont nationalistes; au sud, le maire de Bonifacio Jean-Charles Orsucci n’a pu parvenir à accéder au second tour et Maria Giudicelli ne s’est maintenue au second tour que pour treize voix seulement devant le nationaliste Jean-Paul Carrolaggi. Qui plus est sur quatre candidats aux dernières législatives, une, Maria Giudicelli, n’est pas candidate aux territoriales, un autre, Francis Giudici est sur une liste de droite. 

La liste macroniste est menée cette fois par Jean-Charles Orsucci. Le maire de Bonifacio, un élu divers gauche, s’était déjà présenté en 2015 à la tête d’une liste dissidente de celle du président sortant, Paul Giacobbi. Il n’avait pu alors s’allier à la liste d’une autre dissidente, étiquetée PS mais appartenant aussi à la majorité municipale bastiaise siméoniste, Emmanuelle de Gentile et ces deux listes avaient échoué à passer la barre des 5% à partir de laquelle elles auraient pu fusionner avec une liste qualifiée. Un arrangement avec Gilles Simeoni avait semble-t-il été pensé avec ces deux listes, ce que leur absence au second tour a finalement empêché, poussant Gilles Simeoni à l’alliance avec Jean-Guy Talamoni. Orsucci était alors clairement simeonocompatible, s’affirmant volontiers autonomiste et réclamant en mars 2015 la libération des «prisonniers politiques corses» dans un meeting aux côtés de Jean-Guy Talamoni.

La décision de présenter Orsucci en 2017 a fait l’objet d’intenses tractations. Michel Barrat, l’ancien recteur de la Corse, a été pressenti pour mener la liste Macron au cours des mois de septembre-octobre et il a même un temps fait partie du groupe de Corte. Lui aussi pâtissait d’une absence de reconnaissance de la part du grand public. Mais il semble surtout que sa candidature a été poussée pour obtenir l’assurance que Jean-Charles Orsucci se positionnerait dans un second tour au sein d’une alliance avec les deux listes de droite contre les nationalistes.

Un «front républicain» anti-indépendantiste

En 2003, on s’en souvient, lorsque Nicolas Sarkozy avait proposé à l’île un référendum visant à la création d’une collectivité unique, il avait échoué en partie du fait de la mobilisation des agents des deux départements. Cette fois-ci, la mutation s’est effectuée sans scrutin et les forces opposées à cette réforme se sont accrochées –en tout cas en Corse-du-Sud- à l’idée que «leur» candidat à la présidentielle reviendrait sur une décision qui avait été portée par un ministre de François Hollande. La disparition des deux conseils généraux –devenus conseils départementaux- peut pourtant coûter cher en terme de votes, les liens entre des employés, la plupart d’entre eux sans qualification et en catégorie C, et des élus, à qui ils doivent généralement leurs emplois et qui leur servent de «parrains» contre leurs chefs de service, pourraient être remis en cause à l’intérieur de la nouvelle structure, baptisée «collectivité unie».

L’autonomisme ne fait plus peur dans l’île depuis beau temps.

L’autonomisme ne fait plus peur dans l’île depuis beau temps. Outre Gilles Simeoni, autonomiste de toujours, Jean-Martin Mondoloni tout comme Jean-Charles Orsucci mais aussi Jean-Jacques Panunzi –ce dernier s’affirmant autonomiste «de toujours»!- se définissent volontiers comme tels. Qu’ils rajoutent «dans le cadre de la république française» ne change rien à l’affaire, c’était simplement le slogan de l’Action Régionaliste Corse en son temps. C’est donc l’association de Gilles Simeoni avec l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni qui serait à l’origine de la très bizarre alliance annoncée dès avant le premier tour entre les deux listes de droite et la liste macroniste, étonnamment présentée comme un «front républicain» anti-indépendantiste.

«Un statut d’autonomie dans les trois ans»

Les trois listes dont tout le monde annonce la fusion pour le second tour –comme s’il était acquis que les trois passent la barre des 7%- concentrent donc tout leur feu contre une volonté d’indépendance pourtant parfaitement virtuelle, comme on l’a entendu lors de la venue de Christophe Castaner à Ajaccio. Rappelons ce que Gilles Simeoni a martelé durant toute la campagne: «L’objectif c’est d’obtenir un statut d’autonomie dans les trois ans à venir et le mettre en œuvre sur une période de dix ans». L’indépendance de la Corse pour lui n’est «pas souhaitable». Il existe d’ailleurs une liste purement indépendantiste, menée par Paul-Félix Benedetti, qui pourrait d’ailleurs prendre un certain pourcentage à la liste Simeoni.

Redoutant un scénario de type catalan –dont nous avons dit plus haut ce que nous en pensons-, le gouvernement encouragerait une alliance de troisième tour entre la liste Orsucci et les deux listes de droite pour empêcher les nationalistes d’avoir la majorité. Mais cette velléité de construire un front républicain se heurte aux simples réalités. Comme le montre à l’envi les réunions au cours de la campagne, contrairement aux nationalistes, les trois listes correspondent à des partis sans militants. Ils ne possèdent, comme l’a affirmé un de leurs représentants, que des «obligés» et nous avons vu que ceux-ci pourraient reprendre leurs billes. Cela ne devrait pas leur permettre d’arriver à leurs fins. On peut par ailleurs légitimement se poser la question de ce qu’une telle alliance, avec sa dose de haines recuites, pourrait donner à la tête de la région. Reste aussi à savoir ce que créerait dans la tête de l’électorat nationaliste la constitution d’une alliance de cette nature et encore plus sa victoire.

 

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