Culture

Charles Manson, fabrique d'un criminel

De son enfance calamiteuse à ses différents passages en prison jusqu'à son arrivée à San Francisco juste avant le summer of love, quels ont été les débuts du psychopathe le plus célèbre d'Amérique?

Charles Manson sur le chemin du tribunal, où sa condamnation à mort sera prononcée, le 29 mars 1971 à Los Angeles. I UPI / AFP
Charles Manson sur le chemin du tribunal, où sa condamnation à mort sera prononcée, le 29 mars 1971 à Los Angeles. I UPI / AFP

Temps de lecture: 17 minutes

Nous publions ci-dessous, avec l'aimable permission de Karina Longworth, une transcription d'un épisode de You Must Remember This, podcast consacré à l'histoire de Hollywood. Vous pouvez écouter les autres épisodes de la série consacrée à Charles Manson ici et d'autres épisodes consacrés aux légendes de Hollywood ici.

Charles Manson naît le 12 novembre 1934 de Kathleen Maddox, une ado qui avait la sale habitude d'écluser les bars à routiers à la frontière de l'Ohio et s'était fait engrosser par un petit délinquant de 23 ans, «Colonel» Scott. Scott n'était pas vraiment colonel, mais grâce à son surnom, il pouvait faire croire à de jeunes ingénues, comme Kathleen, qu'il était dans l'armée –soit une bonne excuse pour se carapater au moment opportun, par exemple lorsqu'une gamine de 15 ans lui annonçait qu'elle est enceinte de lui.

Avec le père de son bébé évaporé dans la nature, Kathleen confesse son état à sa mère, Nancy, veuve et chrétienne dévote. Nancy décide que Kathleen doit être punie pour s'être éloignée du droit chemin et qu'elle élèvera son enfant au sein de l’Église du Nazaréen. Kathleen a un autre projet: elle va se trouver un mari, histoire que le bébé ait un père et qu'elle puisse se tirer du domicile maternel. En août 1934, déjà à la moitié de sa grossesse, Kathleen Maddox, 15 ans, épouse William Manson, 25 ans. Lorsque Charles Manson vient au monde, quatre mois plus tard, William Manson est désigné à tort sur son acte de naissance comme le père de l'enfant.

Kathleen n'en attendait visiblement pas davantage de William Manson. À 16 ans à peine, elle se met à passer la nuit dehors, laissant parfois le bébé aux bons soins de sa grand-mère, qui finit par comprendre que ses deux enfants, Kathleen et son frère Luther, sont des crapules. Leur numéro consiste à aller dans des bars où Kathleen drague des soûlards au portefeuille garni avant de les attirer dans un coin et laisser Luther les dévaliser. En 1937, William Manson demande le divorce et accuse sa femme de «graves manquements à ses obligations». Lors de la procédure, la vérité sur le géniteur de Charlie éclate au grand jour et le jugement épargne à William Manson le paiement d'une pension alimentaire.

«En ne faisant rien pour moi, elle m'a laissé faire des trucs par moi-même»

Plus tard, Charlie Manson racontera que sa mère était tellement à l'ouest qu'elle avait un jour essayé de le vendre à une serveuse en échange d'un broc de bière. Pour autant, il ne lui en voulait pas. «J'aimais bien ma maman. Je l'adorais et si j'avais eu à la choisir, c'est elle que j'aurais prise. Elle était parfaite! En ne faisant rien pour moi, elle m'a laissé faire des trucs par moi-même.»

Ce qui était peut-être vrai. Mais un bébé est aussi évidemment un fardeau financier pour une adolescente sans mari ni moyens d'autonomie et qui préfère traîner dans les bars à n'importe quoi d'autre. Deux ans après son divorce, Kathleen se retrouve avec une copine à draguer un type, Frank Martin, qui avait une bien belle bagnole et pas mal envie de fricoter avec les filles autour d'une bière. Alors que la soirée s'avance, Kathleen fait croire à Frank qu'elles sont d'accord pour prendre une chambre d'hôtel. Elle appelle alors Luther d'une cabine téléphonique et lui dit qu'elle est en compagnie d'un gentleman qui a «trop de fric pour lui tout seul».

Luther se radine, rejoint le trio dans un bar où ils ont continué à s'en jeter derrière la cravate. Dans la nuit, Luther éclate une bouteille de ketchup remplie de sel sur le crâne de Frank Martin, lui vole son portefeuille et la fine équipe met les voiles dans la voiture de Frank. Le portefeuille contenait exactement 27 dollars. Trop débiles pour camoufler leurs traces, le frère et la sœur sont arrêtés le lendemain. Kathleen écopera de cinq ans de prison pour vol.

Premiers vols, premières cavales

 

Charlie, 5 ans, va alors vivre chez sa grand-mère, Nancy. Et la rend tout de suite chèvre. Il ment comme il respire et dès qu'il se met dans le pétrin, il essaye de faire porter le chapeau à quelqu'un d'autre. Lorsque Kathleen est libérée après trois ans de prison, elle reprend son fils, alors âgé de 8 ans, et subvient à ses besoins en travaillant dans une épicerie. Elle commence à se rendre à des réunions d’Alcooliques Anonymes et y rencontre un gars, Lewis, qu'elle épouse. Lewis n'a aucune patience pour le fils turbulent de Kathleen, qui s'est mis à voler et à fuguer.

En 1947, Charlie a 12 ans lorsque Kathleen accepte que son nouveau mari envoie son fils dans un centre d'éducation surveillée dans l'Indiana. En 1948, Charlie fait le mur et dévalise quelques boutiques. On le rattrape, l'envoie dans un autre centre d'où il s'enfuit quasi immédiatement puis vole une voiture pour rouler jusqu'à Peoria dans l'Illinois. Avec un autre gamin, il se trouve un pistolet et commet plusieurs vols à main armée. 

Viols et «jeu du fou»

 

Charlie est arrêté et envoyé dans un centre pour délinquants juvéniles où les jeunes prisonniers sont régulièrement fouettés, entre autres punitions corporelles, et forcés à travailler dans les champs. Pour les garçons les plus âgés, la norme est d'abuser physiquement et sexuellement des plus petits. Charlie est toujours le plus petit. Le viol lui devient si courant qu'il en minimisera ensuite la gravité.

«Vous savez, le viol, qu'ils effacent ça tout de suite, dira-t-il. Je ne me suis jamais senti souillé, que c'était un truc atroce. Je me disais juste “va te laver” et c'est tout.»

Pour se protéger, Charlie se met alors à parfaire son «jeu du fou». Dès qu'il se sent en danger, il convulse, agite les bras, grimace comme s'il était possédé par un démon. Que ce soit par des performances physiques ou des formes plus subtiles d'intimidation, Manson réussit à se faire plus effrayant que ceux qui l'effraient. En janvier 1952, un mois avant de pouvoir prétendre à une liberté conditionnelle, Charlie est pris en train de violer un autre garçon en le menaçant d'un couteau. À 17 ans, Manson perd son droit à la conditionnelle et est envoyé dans un établissement fédéral où échouent ceux pour qui le système a perdu tout espoir.

Un court instant de liberté

 

L'esprit de contradiction chevillé au corps, Manson dévoue l'année suivante de son existence à prouver qu'il mérite un tel espoir. Il police son comportement, excelle en cours même s'il lui manque quasiment toutes les bases. Ses efforts sont récompensés: en 1954, à 19 ans, Charlie est libéré du centre pénitentiaire. Il part vivre chez sa tante, en Virginie-Occidentale, pilier d'une communauté nazaréenne locale. Avec sa famille, Charlie se rend aux offices religieux qui lui enseignent une doctrine chrétienne conservatrice selon laquelle les hommes sont intrinsèquement supérieurs aux femmes et où le chemin du salut dépend d'une renonciation à l'ego et aux biens matériels. Des préceptes qu'il range dans un coin pour s'en servir plus tard.

Charlie fricote avec une gentille fille du coin, Rosalie Willis. Se pensant à tort dans l'embarras, Rosalie accepte en janvier 1955 d'épouser Charles Manson. Quelques mois plus tard, Rosalie tombe réellement enceinte et Charlie pourvoit principalement aux besoins du foyer en volant et en recelant des voitures. Mi-juillet, il convainc son épouse de s'installer en Californie, où vit la mère de Manson. Le couple prend la route de l'ouest dans une voiture volée. Rien à signaler pendant des mois puis, en septembre, Manson se fait arrêter au volant d'un véhicule qui n'est pas le sien. En mars, Rosalie donne naissance à Charles Manson Jr. En avril, Charlie est derrière les barreaux. Il y accomplira sa destinée.

Pendant un temps, Rosalie rend régulièrement visite à Charlie à la prison de Terminal Island, près de San Pedro, mais elle finit par abandonner son détenu de mari, se trouve un autre homme pour s'occuper d'elle et de son enfant et envoie à Charlie une demande de divorce directement dans sa cellule. Cette trahison, qui selon Charlie serait venue de nulle part, efface le reste d'empathie qu'il pouvait encore ressentir pour le beau sexe. À partir là, beaucoup de femmes passeront dans la vie de Charlie Manson, mais elles seront toujours des moyens en vue d'une fin.

Comment se faire des amis

 

De nouveau célibataire, Charlie commence à engranger les influences qui serviront à sa réincarnation en chef de secte. De un, il copine avec des maquereaux. Apprendre comment recruter des filles pour une écurie le fascine. L'astuce, comprend-il, consiste à cibler des filles à l'estime de soi chancelante et encore mieux lorsqu'elles ont subi des traumatismes paternels. Des filles qui deviendront totalement dépendantes de vous, pour peu que vous leur offriez un soupçon de tendresse et d'encouragement. Des filles qui accepteront les roustes et les peignées que vous leur donnerez de temps en temps pour leur rappeler qu'elles ne valent rien et qu'elles sont en manque total d'affection. Un cycle éternellement renouvelable, tant que vous les éloignerez de leur famille et de leurs amis, susceptibles de les ramener à la réalité.

Terminal Island était une prison basse sécurité, où la réhabilitation des détenus se fondait surtout sur l'éducation. Le personnel pénitencier découvre que, malgré son comportement déplorable, Charlie possède un QI très élevé. Il est envoyé dans une formation de quatre mois, conçue autour du best-seller de Dale Carnegie Comment se faire des amis.

La méthode Carnegie est une véritable épiphanie pour Manson. Selon Carnegie, toute action humaine se réduit à deux désirs fondamentaux: le désir sexuel et le désir de grandeur. Dans la propre vie de Charlie, comme dans celle de bien des jeunes hommes, les deux ne font qu'un: il voulait que les femmes le pensent grandiose pour qu'elles aient envie de coucher avec lui. Mais grâce aux enseignements de Carnegie, Manson commence à comprendre que cela peut aussi marcher dans l'autre sens: que le sexe peut être un outil d’obtention de pouvoir et d'influence. Le cœur du prêche de Carnegie consiste à dire que pour obtenir quelque chose de quelqu'un, il faut lui faire croire que c'est ce qu'il veut. Faire penser aux gens que vous réalisez leur désir si vous voulez réaliser les vôtres.

Corps enfermé, esprit libre

 

Avec les proxénètes, Charlie avait vu ce que le monde pouvait lui offrir. Avec Dale Carnegie, il avait compris comment l'obtenir. Entre ces deux formations, Manson joue les funambules. Derrière les barreaux, il se met à la gonflette et à la guitare. Son comportement exemplaire le fait sortir de prison sept mois plus tôt que prévu.

Le nez à peine dehors, il devient souteneur et se fait arrêter pour avoir falsifié un chèque de 37,50 dollars à la caisse d'un supermarché. L'une des filles de Manson ment à un juge en se disant enceinte de lui et Manson écope de dix ans avec sursis pour le faux chèque. Sauf que la police le chope en train de faire passer des prostituées entre plusieurs États. En juin 1961, sa conditionnelle est révoquée. Il est envoyé à McNeill, une prison fédérale sur une île de l’État de Washington, pour y purger ses dix ans de prison.

La détention est une sorte de soulagement pour Charles Manson. Il a alors 26 ans et passé quasiment toute sa vie en maison de correction ou d'arrêt. En prison, il a l'impression de pouvoir être réellement lui-même. Son corps est enfermé, mais son esprit est libre.

Et il est entouré de gens qu'ils considère comme les siens: des criminels de carrière et notamment des arnaqueurs ayant usé de divers expédients pour envoûter leurs victimes. Si Charlie a volé des voitures et cambriolé des magasins, c'est du menu fretin par rapport aux forteresses dans lesquelles il espère un jour s'insinuer. Entrer dans la tête de quelqu'un, comme il l'a appris, vous ouvre toutes les portes.

Poussières de vie

 

Dès lors, comment être surpris que Charlie en vienne à s'acoquiner avec des scientologues dans une nouvelle prison? Là encore, les autorités pénitentiaires voient la chose d'un très bon œil –il est heureux que les détenus s'engagent dans une foi quelconque. Visiblement, en 1961, la scientologie est considérée comme une religion comme les autres.

Si Manson ne croit pas directement aux enseignements de L. Ron Hubbard, il réitère avec la scientologie ce qu'il a fait avec la méthode Carnegie, les techniques de ses copains macs et même l’Église du Nazaréen de sa jeunesse. En bon post-moderne, il picore ce qui l'arrange et jette ce qui ne lui plaît pas, pour cuisiner son propre petit système personnel.

De la scientologie, Manson récupère un ingrédient central de la doctrine qu'il fera gober à sa future Famille: le relativisme moral. Selon la scientologie, nous sommes tous immortels et nos esprits transcendent nos corps, nos existences et la planète sur laquelle nous sommes actuellement ancrés. En d'autres termes, la vie n'est qu'une poussière de notre vécu. Et en fin de compte, il n'y a pas vraiment de mort.

Graine de star

 

L'autre formation que Manson reçoit pendant sa détention est musicale. S'il a toujours grattouillé, il se professionnalise derrière les barreaux et jamme avec les stars de la prison, comme Alvin «Creepy» Karpis (photo), braqueur de banque dans les années 1930 et virtuose de la guitare à résonateur. Puis, en 1964, la British Invasion débarque sur l'île-prison de Manson.

Comme tout le monde, Charlie Manson devient fan des Beatles. Mais la différence avec Manson c'est qu'il range les quatre garçons dans le vent dans un de ses classeurs à inspiration, aux côtés de Dale Carnegie et de L. Ron Hubbard. Il voit comment les Beatles ont vite atteint la gloire grâce à un savant mélange de mélodies entêtantes et d'adolescentes en furie. Il veut devenir «plus grand que les Beatles» et s’attelle à écrire les chansons qui lui vaudront une renommée extraordinaire.

En prison, Charlie copine avec un certain Phil Kaufman. L'homme avait ses entrées dans la scène musicale de Los Angeles avant d'être arrêté pour trafic de stupéfiants. Phil écoute les ritournelles de Charlie, lui dit qu'elles ont un petit quelque chose. Il lui dit aussi connaître Gary Stromberg, des studios Universal. Kaufman promet à Charlie que s'il ripoline deux ou trois chansons, quand il sortira, il l'introduira auprès de Gary. Ce qui plante une graine dans l'esprit de Manson: à L.A., un type l'attend chez Universal et fera de lui une star.

Libération des mœurs

 

En mars 1967, Charlie a accumulé suffisamment de remises de peine pour bonne conduite et les prisons sont tellement pleines à craquer qu'il peut faire une demande de libération. Mais malgré ses rêves de gloire, il flippe. Il ne veut pas sortir. Il sait comment vivre en prison, il n'est pas sûr de pouvoir s'adapter à la liberté. Quand on lui donne une date de libération conditionnelle, il essaye de repousser l'échéance. Est-ce qu'il peut rester encore un peu? Mais ce n'est pas comme ça que fonctionne le système carcéral. Le 21 mars, Charles Manson sort de prison, avec sa guitare sur l'épaule et nulle part où aller.

Il atterrit à Berkeley, chez un gars qu'il a rencontré en prison, et squatte jusqu'à ce que sa femme le foute dehors. Charlie passe alors ses journées à traîner près du campus et ses nuits à dormir dans les bus, à attendre qu'un chauffeur l’éjecte au terminus de la ligne.

Le monde a changé lorsque Manson était en cabane. Ou, du moins, sa jeunesse et Berkeley est à l'épicentre d'une révolution culturelle. S'il avait la moindre envie de revenir au proxénétisme, une seule balade sur le campus lui montre qu'il est désormais impossible de se constituer un cheptel à l'ancienne. Déjà, d'un point de vue stylistique, les filles et les garçons manifestent le rejet de la génération de leurs parents en adoptant des codes vestimentaires inversés. Les filles sont en jeans et en chemise et leur uniforme n'est pas sans rappeler celui de la prison. Les garçons ont des fleurs dans leurs cheveux longs. Personne ne paiera pour des filles aussi fadasses et d'ailleurs plus personne ne veut payer pour du sexe. L'amour est désormais aussi libre que gratuit.

Bouillonnement à la marge

 

L'air du temps connaît d'autres bouleversements. Les rebellions politiques fomentées sur les bancs de l'université débordent du monde intellectuel et essaiment dans des populations marginalisées. La région de San Francisco est désormais le point de ralliement des adolescents fugueurs, des jeunes en rupture avec leurs parents et l'autorité en général, de ceux en recherche d'utopies contre des normes et des mœurs sexuelles corsetées, des portes fermées au débat et au dissensus, des guerres bidon où ils ne veulent pas mourir.

À Berkeley et San Francisco, les gosses viennent goûter la liberté. Toutes les libertés. La liberté spirituelle se mêle à la celle de se défoncer pour le bien de la défonce. La liberté sexuelle des filles, leur exploration de l'amour et du sexe au-dehors du mariage et de sa servitude domestique se mêle à celle des garçons d'abuser de l'amour libre sans en subir les conséquences. Pour entrer dans la danse, il suffit d'exprimer son opposition à la convention et à l'ordre social. Dans le marigot de la rébellion, les bonnes intentions seront souvent difficiles à distinguer des mauvaises avant la survenue du pire.

Si Charlie a entendu les Beatles à la radio lorsqu'il était en prison, pour le reste, il est totalement ignorant. Il ne sait pas qui sont les hippies ni à quoi ils s'opposent. Il ne sait pas ce qui se passe au Vietnam et lorsqu'il croise des Black Panthers dans les rues de Berkeley, son sang raciste ne fait qu'un tour –Manson détestait à peu près tout le monde sauf lui-même et la ségrégation paranoïaque de la prison n'aura rien arrangé. Il est persuadé que les Noirs sont plus bêtes que les Blancs, plus violents aussi. Il croit que si les Noirs en viennent à s'armer suffisamment, ils pourront renverser la société blanche.

Black Panthers en Californie à la fin des années 1960 I AFP

La proie parfaite

 

Fondamentalement, son interprétation des débuts du mouvement pour les droits civiques est apocalyptiquement alarmiste. Mais elle n'est pas si éloignée des peurs que bien de membres de l'élite blanche de l'époque distillaient dans la population. Ce que Charlie saisit des mouvements sociaux qui bourgeonnent autour de Berkeley est un sentiment partagé d'aliénation. En tant qu'ex taulard, Charlie a de la crédibilité dans ce nouveau monde –son casier judiciaire prouve que l'autorité et l'establishment, il n'en a rien à foutre. Mais sa crédibilité attendra. Ce dont Charlie a besoin à sa sortie de prison, c'est d'un lit douillet. Et pour en trouver un, il peut compter sur ses vieilles compétences de mac.

Charlie rencontre Mary Brunner (photo) à la bibliothèque de l'université. La fille est timide, vierge et loin d'être attirante. Elle est la proie parfaite pour les manipulations psychologiques de Charlie. Il s'installe dans son appartement, où il passe ses journées à jouer de la guitare, quand il ne profite pas que Mary soit au travail pour aller draguer. Il se met aussi à faire la navette avec le quartier de Haight Ashbury à San Francisco où la jeunesse, sans cadre académique, est encore plus échevelée qu'à Berkeley. À San Francisco, les hippies sont bien plus illuminés que militants. Ils ne veulent pas tant à changer l'ancien monde que le fuir et trouver de nouvelles options.

Là-bas, les filles portent de longues robes aériennes. Là-bas, les filles sont toutes droguées. Le LSD est légal et grâce à des trafiquants locaux, comme Owsley Stanley, il se déverse sur San Francisco comme nulle part ailleurs. Mais les jeunes femmes qui voulaient faire de nouvelles expériences et se libérer du joug du patriarcat se retrouvent souvent dans des micro-sociétés dont les codes sexués n'ont rien à envier à ceux du vieux monde laissé derrière elles.

«She’s Leaving Home»

 

En pratique, l'amour libre signifie surtout un tas de mecs libres de baiser avec qui ils veulent sans se soucier des responsabilités afférentes à la monogamie. Malgré la pilule, les grossesses non désirées pullulent à Haight, comme les maladies vénériennes et les avortements clandestins. Même les aspects les plus positifs du mouvement finissent par nuire aux femmes. Un collectif local, The Diggers, nourrit les hippies et les marginaux en faisant les poubelles des restaurants et des supermarchés. Les hommes font l'article pour leurs repas, tandis que les femmes se tapent le sale boulot dans les bennes à ordure et autour de la marmite. Et l'acide censé ouvrir les portes de la perception ne fait en réalité que barrer un peu plus la route de leur libre-arbitre.

Quand Manson arrive à Haight, à l'été 1967, l'utopie fait déjà peine à voir. En avril 1967, après la venue de Paul McCartney, la population locale a explosé et le quartier est devenu la Mecque d'une jeunesse en pleine beatlemania. Les jeunes fugueurs ont fait de «She’s Leaving Home» leur hymne. Mais si la chanson sort en juin 1967, elle a été écrite et enregistrée bien avant.

La croissance démographique attire les charognards. Il y a les dealers en mal de fric et d'expérimentations chimiques. L'héroïne et le speed en viennent à supplanter quasiment le haschich et le LSD. Il y a aussi les prêcheurs et les gourous autoproclamés, pour la grande majorité des hommes à la recherche de très jeunes brebis aussi égarées que défoncées. Comme on peut le lire sur des affiches placardées dans le quartier à l'époque, dans les rues de Haight «le viol est aussi fréquent que les conneries».

Naissance d'un gourou

 

Charlie débarque à Haight au beau milieu du fameux Summer of Love. Il voit tout de suite comment la communauté des Diggers sait profiter du travail des femmes. Comment les gourous des rues alpaguent leurs ouailles. Il se trouve un bout de trottoir ou un coin de Golden Gate Park pour s'asseoir avec sa guitare et charmer celles qui constitueront son public captif. Il leur dit que si elles veulent connaître «la réponse», il faut qu'elles se libèrent de leurs possessions, de leur individualité, qu'elles fassent don de leur singularité à l'univers, où tout et tout le monde n'est qu'un, où la vie et la mort ne forment qu'un même continuum.

En bon disciple de Dale Carnegie pour qui tout n'est qu'ego et sexe, la technique de Manson consiste globalement à faire abandonner aux filles leur ego pour qu'elles couchent avec lui et lui boostent par la même occasion l'ego. Tel un vampire, il se fortifie en leur suçant la vie. Charlie rencontre plein de gens, consomme plein de drogues gratuitement, couche avec plein de filles mais, pendant un temps, Mary Brunner est sa seule véritable adepte.

Prototype de toutes celles qui suivront, elle est heureuse de travailler pour l'entretenir sans rien obtenir en échange, si ce n'est un peu de sexe lorsqu’il n'est pas occupé à coucher ailleurs. En mai, Charlie trouve une voiture pour faire la route jusqu'à Venice Beach, en Californie du Sud, où il parfait son numéro de gourou. Bientôt, il rencontre Lynette Fromme, une fugueuse rousse de 18 ans. 

Grossir le harem

 

Charlie ment à Lynette et lui dit qu'à San Francisco, on l'appelle le Jardinier «parce que je m'occupe des enfants des fleurs». Elle gobe ses bobards et lorsque Charlie revient chez Mary à Berkeley, Lynette est avec lui. Le trio déménage bientôt pour San Francisco. Charlie avait convaincu un type un peu plus âgé qui l'avait pris en stop de lui donner un vieux piano, qu'il avait bien vite échangé contre un combi Volkswagen.

En cette mi-juin, l'école est finie et, de tout le pays, les jeunes affluent de plus belle vers Haight. Sans compter qu'avec la visite de McCartney, Haight-Ashbury était aussi apprécié des touristes. Si des émeutes raciales agitent le pays, à Haight, on danse sur les ruines de la vieille société. Alors oui, les filles se faisaient violer, les garçons crevaient d'overdose, les rues grouillaient de gamins qui n'avaient nulle part où dormir et quasiment rien à manger mais, au moins, personne ne donnait d'ordre à personne.

Sauf qu'en réalité, dans ces vapeurs de liberté, plein de monde voulait en recevoir. Et Charlie Manson était là pour en donner. Il se trouve une troisième adepte, Pat Krenwinkle, qui vient grossir son harem. Il ne cesse de répéter à ses concubines qu'elles sont belles. Comme personne ne leur a jamais dit auparavant, cela suffit pour leur faire faire à peu près tout ce que Charlie exige. Pat vole la carte de crédit de son père. Les filles font la manche pour Charlie et, bien sûr, couchent avec Charlie. Mais Charlie veut aussi des adeptes masculins et sait que la meilleure façon de les attirer, c'est de leur offrir des filles avec qui coucher. Mais il craint que ses concubines soient trop moches pour attirer qui que ce soit.

Highway to hell

 

Heureusement, il croise le chemin de Susan Atkins, une strip-teaseuse et ancienne taularde autrefois au service d'Anton LaVey, leader d'une secte satanique. À l'automne 1967, Susan est toxicomane et traîne dans les rues de Haight pour obtenir de la drogue par tous les moyens possible. Elle est sexy, tête brûlée, Manson n'a aucun mal à la séduire et la fait entrer dans sa famille, qui va bientôt s'élargir encore un peu plus: Mary est enceinte de Charlie. Les filles vont vite réussir à charmer le premier disciple de Manson: Bruce Davis, un étudiant démissionnaire.

À l'automne 1967, Charlie échange le combi pour un véritable bus scolaire et annonce à sa famille la décision qu'il vient de prendre. Pour eux, Haight est devenu trop dangereux. Il faut qu'ils déménagent à Los Angeles. La raison était peut-être bonne, mais si Charlie voulait partir pour Los Angeles, c'est qu'il avait un plan à mettre à exécution. Il était temps qu'il devienne une rock star.

Post-scriptum: les 9 et 10 août 1969, les disciples de la «famille» Manson commettent une série de meurtres dans la région de Los Angeles, dont celui de la comédienne Sharon Tate alors enceinte. Absent des lieux du crime, Charlie est condamné à la peine de mort deux ans plus tard, accusé d'en être le commanditaire. Il passera le restant de ces jours en prison, jusqu'à sa mort, ce 19 novembre 2017.

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture