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Pourquoi déteste-t-on les vegans?

«Sectaires», «donneurs de leçon», «ascétiques», «ultrasensibles», «excentriques», «bobos»… Le discours anti-vegan ne manque pas de ressources. Mais d’où vient cette hostilité?

<a href="https://pixabay.com/en/friseesalat-salad-frisch-vegetarian-2957484/">Vegan Heart</a> | Congerdesign via Pixabay CC0 <a href="https://pixabay.com/en/users/congerdesign-509903/"></a>
Vegan Heart | Congerdesign via Pixabay CC0

Temps de lecture: 7 minutes

En octobre dernier, la commune de Sarralbe en Moselle a vu naître le tout premier camembert 100% végétal made in France. Il n’a pas fallu longtemps pour que la nouvelle se répande chez les vegans nostalgiques de fromages. Sur la page Facebook de cette entreprise locale, «Les Petits Veganne», les futurs consommateurs font part de leur excitation à l'idée de découvrir ce nouveau produit.

Mais parmi les centaines de commentaires parfois encourageants, parfois interrogateurs, les publications agressives ou ironiques abondent. «Secte vegan», «concept débile», «ineptie» ou encore «sur ce, je vais me faire cuire un gros steak de bœuf».

Un sarcasme latent

Ce type de réactions négatives à l’encontre des vegans et végétariens a un nom: la végéphobie. C’est ainsi que David Olivier nomme pour la première fois, dans le manifeste pour la Veggie Pride en 2001, ce phénomène de rejet et d’hostilité.

Cette dénomination, proche de xénophobie ou homophobie, continue de faire débat. Si les discriminations sont incomparables, le discours anti-vegan ou anti-végétarien est pourtant une réalité. Comme cette publicité pour une marque de charcuterie qui associe une famille vegan aux stéréotypes de la communauté hippie. Des tee-shirts «Nobody likes a vegetarian» («Personne n'aime les végétariens»), ou ce sticker soi-disant humoristique: «Vegetarian: Indian word for lousy hunter» («Végétarien: mot indien pour “mauvais chasseur”»).

Le sarcasme latent a abouti à des fins tragiques cette année. Un adolescent de 12 ans s’est suicidé le 19 janvier dernier, en Grande-Bretagne. Il souffrait de harcèlement à l’école pour être vegan: des élèves lui jetaient des morceaux de viande à la cantine. 

La médisance envers les vegan, si elle oscille de la raillerie redondante à la violence verbale, est bien présente dans l’espace public. C’est ce que démontraient Karen Morgan et Matthew Cole dans une étude publiée en 2011 dans le British Journal of Sociology. Les sociologues ont épluché la presse nationale britannique sur l’année 2007. Parmi les 397 articles mentionnant le véganisme, près de 75% avaient une résonnance négative. 

L’éthique animale, un combat dénigré

Pour Karen Morgan, l'argument éthique derrière le véganisme est le point qui concentre les critiques:

«La mise en valeur de célébrités, de chefs et de blogueurs qui adoptent un régime vegan a rendu le véganisme “fashionable”, mais ces gens l’argumentent par des choix diététiques, plus que par une démarche éthique. Ce choix alimentaire reste dans la norme puisqu’il correspond à un discours contemporain légitime –le souci de santé–, mais élude le fait que le véganisme soit un choix de vie. Beaucoup trop de secteurs industriels reposent sur l’exploitation des animaux. Si, d’une manière ou d’une autre, vous bouleversez ce processus, alors automatiquement, vous sortez de la norme, et vous devenez la cible d’un discours anti-vegan.»

Les vegans et végétariens sont en premier lieu motivés –après la sensibilité écologique ou le souci diététique– par leur empathie envers les animaux. Ils rejettent toutes formes de souffrance qui découlent de l’élevage. Et c’est autour de cette prise de position que se cristallise le discours végéphobe. 

Docteur en lettres modernes et auteur de Le végétarisme et ses ennemis, vingt-cinq siècles de débats, Renan Larue enseigne les vegan studies à l’Université de Californie à Santa Barbara.

Selon l’universitaire, «la santé est un argument neutre qui échappe au champ de la discussion philosophique. L’environnement est une question consensuelle maintenant. Mais l’éthique animale, étant ultra-minoritaire, on peut taper dessus. On rentre dans un domaine de la morale qui touche des cordes sensibles. Si vous fumez et je vous dis “Ah, il ne faut pas, ça donne le cancer”, je vais être agaçant, mais seulement agaçant. Si je dis “tu ne devrais pas manger des animaux, tu ne te rends pas compte, tu les tues”, là, je tape surtout sur des valeurs morales.»  

Ce clivage entre vegans et omnivores, et les débats qui en découlent, sont en réalité ancestraux.

Il y a 2.000 ans, dans Les Métamorphoses, le poète latin Ovide faisait référence à un âge d’or mythique qui suit immédiatement la création de l’homme, une période désormais révolue de prospérité dénuée de toute violence —une période végétarienne:

«Mais dans cet âge antique dont nous avons fait l’âge d’or, l’homme était riche et heureux avec les fruits des arbres et les plantes de la terre; le sang ne souillait pas sa bouche. Alors l’oiseau pouvait, sans péril, se jouer dans les airs; le lièvre courait hardiment dans la campagne; le poisson crédule ne venait pas se suspendre à l’hameçon. Point d’ennemis, nuls pièges à redouter; mais une paix profonde. Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants! Il a ouvert le chemin au crime.»

«Antisocial, antipatriotique, et théologiquement dangereux»

Plus tôt en Grèce, au Ve siècle avant J.-C., les disciples du philosophe et mathématicien Pythagore se réclamaient déjà du végétarisme. En cessant de consommer de la viande, ils refusaient ainsi de participer aux sacrifices lors des fêtes en l’honneur des dieux.

Pour Renan Larue, ces végétariens de la première heure «remettent en cause les fondements religieux et politiques de la société. Il y a quelque chose de profondément antisocial et même antipatriotique. Théologiquement, c’est dangereux. Les stoïciens s’opposaient aux vegans en assurant que la nature avait été créée par les dieux pour faire plaisir aux humains, que les animaux étaient à leur disposition. Les chrétiens n’ont pas inventé l’anthropocentrisme.»

Dans le monde occidental, nourri par la philosophie antique et la chrétienté, les arguments avancés par les «carnistes» –qui défendent la consommation de produits animaux– résonnent avec le discours anti-vegan de l’Antiquité.

« Aujourd’hui encore, il y a des reliquats de théologie chrétienne, estime Renan Larue. Les carnistes sous-estiment la dimension métaphysique de leur position. En affirmant que les animaux sont faits pour être mangés, en parlant d’un certain ordre du monde, il y a la question sous-jacente: ils sont faits par qui? Cela sous-entend une nature, un être supérieur, ou un dieu…»

Si la Vegan Society n’a été créée en Angleterre qu’en 1944, l’antagonisme philosophique et théologique qui persiste entre vegans et carnistes n’a rien de moderne.

Tobias Leenaert, directeur de l'organisation belge EVA (Ethical Vegetarian Alternative) va plus loin. Sur son blog The Vegan Strategist, l’auteur de Comment créer un monde végan: une approche pragmatique s’interroge sur la question morale:

«Il arrive qu’avant même d’avoir pu dire quoi que ce soit à table, les omnivores se mettent sur la défensive et se moquent de vous ou de votre “régime”. Le problème est que les gens ressentent en général que votre comportement est une condamnation implicite. Une attitude moralement bonne s’apparente souvent à un reproche moral implicite envers les autres.» 

C’est la théorie qu’avancent les chercheurs Julia Minson et Benoît Monin dans une étude de 2011 intitulée «Le dénigrement des bonnes actions», basée sur l’observation des réactions des omnivores à l’encontre de végétariens.

Les participants, s’attendant à ce que les végétariens exhibent une supériorité morale, ont anticipé ce qui est perçu comme une menace –être jugés– en générant des commentaires négatifs afin de neutraliser le malaise pressenti. Dans cette litanie de commentaires, les vegans sont souvent catalogués comme «donneurs de leçon». Pour le sociologue Matthew Cole, «cette perception est largement fictionnelle. Le discours anti-vegan crée l’image du vegan prêcheur détenteur d’une vérité, mais c’est en réalité plutôt rare».

Lili Gondawa, vegan depuis sept ans et contributrice régulière au site spécialisé Vegactu témoigne:

«Je me suis éloignée des gens qui ne comprenaient pas ma démarche ou me renvoyaient quelque chose de négatif: de toute façon, cela marche dans les deux sens car je ne comprenais pas non plus leurs tentatives pour essayer sans succès de justifier la consommation de viande. Les avancées sociétales, historiquement, sont toujours dues à une minorité qui les a réclamées en se battant politiquement et médiatiquement et non, comme on pourrait spontanément le penser, à une propagation continue de l’idée dans toute la société.» 

Ce rejet du véganisme s’exprime par différentes stratégies de contre-attaque. Dans une brochure dédiée à la végéphobie, Yves Bonnardel et Sara Fergé dissèquent les moqueries habituellement entendues. L’éloge du goût de la viande. Le refus brut du débat sur la souffrance animale, qui peut s’incarner par le fameux «cri de la carotte». Ou la caricature de la sensibilité du vegan. Dans Apologie du carnivore, l’éthologue Dominique Lestel considère par exemple que «le refus de manger de la viande repose sur une vision waltdisneyenne du monde».

Dans le «Que sais-je?» dédié au véganisme, Valéry Giroux et Renan Larue analysent cette posture: «Manger de la viande signalerait la maturité affective et la virilité; à l’inverse, l’exigence de justice envers les animaux serait la marque infamante des petites filles ou des hommes efféminés.»

Dissonance cognitive, quand nos actes contredisent notre pensée

Selon Martin Gibert, auteur de Voir son steak comme un animal mort et rédacteur en chef de la revue québécoise Véganes, «la cause de cette exclusion est plus psychologique que sociale. C’est lié à la dissonance cognitive». 

Ce terme désigne la tension qu'une personne ressent lorsqu'un comportement entre en contradiction avec ses idées. Ce concept a été formulé pour la première fois par le psychologue américain Leon Festinger dans son ouvrage A theory of cognitive dissonance (1957). 

«La plupart des gens ont de l’empathie pour les animaux, mais en même temps, la plupart des gens consomment des animaux, poursuit l’auteur canadien. Il y a donc une tension “J’aime les animaux, mais je consomme des animaux”. Pour sortir de cette dissonance cognitive, il y a plusieurs options. A/ Je change mon comportement. En arrêtant de manger les animaux, je deviens cohérent avec mes idées. B/ Je minimise les conséquences négatives de mon comportement et me persuade par exemple que non les animaux ne souffrent pas. Avec cette piqûre de rappel “ce n’est pas vital de manger de la viande”, le vegan met l’omnivore sur la défensive. La végéphobie va au contraire le conforter dans l’idée que non, c’est impossible d’être vegan. Il va surnommer le vegan de “religieux”, “sectaire”, ou de “hippie”, c’est une façon de se protéger, de contre-attaquer. Il se persuade ainsi qu’il a fait le bon choix, en se disant: “Je ne veux pas leur ressembler”.» 

Ces attaques végéphobes ont pour conséquence de détourner des vegans, souvent isolés, de leur motivation. C’est ce qu’on appelle le «coût social». Selon une étude américaine de 2002, le manque de soutien de l’entourage, était l’une des premières raisons qui décourage les individus du véganisme. Mais grâce au développement des réseaux sociaux, l’instauration de la Veggie Pride en 2001 et le partage d’une culture commune, commence à se constituer une véritable communauté végane. Et avec elle, une réponse à la végéphobie. 

Anne Guth, la co-fondatrice de l'entreprise lorraine de fromages vegans, affirme que les moqueries ou attaques ne lui font «ni chaud ni froid. J’ai même au contraire beaucoup de compassion pour ces gens qui sont encore dans cet enfermement. Je ne ressens ni colère ni haine. Je n’ai pas envie de les critiquer, ni de les montrer du doigt parce que j’ai été mangeuse de viande également. Qui sait si ce n’est pas moi, avant de devenir végétarienne puis vegan, qui n’aurais pas pu larguer des commentaires débiles comme ça?»

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