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Irlande: la loi sur le blasphème conforte l'extrémisme religieux

Le blasphème est désormais passible de 25.000 euros d'amende.

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La scène se passe un soir, dans un pub dublinois. Vous alliez trinquer aux beautés du Connemara et aux mânes de James Joyce quand patatras, la pinte de stout glisse des mains du serveur. Le contenu vous éclabousse, le contenant se brise et le très laïc français que vous êtes pousse un «Nom de Dieu de bordel de merde» au lieu d'un «sept ans de malheur». Eh bien depuis le 1er janvier 2010, vous risquez de régler une amende de 25.000 euros. Addition très salée pour une bière pas même consommée, et surtout un mot malheureux. Mais ainsi va la volonté du législateur, à défaut de connaître celle de Dieu. Ce qui devait être un simple remaniement du droit de la presse irlandais à la faveur d'une loi sur la diffamation a abouti à l'instauration d'un délit de blasphème douloureux pour le portefeuille.

Sont donc tenus pour blasphématoires «des propos grossièrement abusifs ou insultants sur des éléments considérés comme sacrés par une religion, et choquant ainsi un nombre substantiel de fidèles de cette religion» (article 36). La loi présume donc de la réception, par le public, d'une prise de position. Tout est d'ailleurs dans le «grossièrement» du début de l'article, le «considéré comme» de son milieu, et le «nombre substantiel» de sa chute. Piliers trinitaires - un fait exprès sans doute - d'un concept flou, dont la pénalisation répondait aussi, dit-on, à la volonté de ménager de nouvelles communautés de migrants pas toutes catholiques. L'équilibre religieux sera préservé, quel soulagement, et le buveur de bière contrarié paiera la même somme qu'il vilipende le dieu Ganesh ou le Dieu personnel des Ecritures.

Certes, le tribunal tiendra compte de la valeur «littéraire, artistique, politique, scientifique ou académique» des propos tenus. Le quidam à la pinte n'est, hélas pour lui, pas concerné mais le problème demeure: la valeur de qui? Où situer le propos le plus choquant et le plus mal vécu par un «nombre substantiel» de fidèles? Chez Darwin, chez Cavanna, chez le Godard de Je vous salue Marie, le Scorsese de La dernière tentation ou les Monty Python de La vie de Brian (d'ailleurs interdit de projection en Irlande pendant près de dix ans)? Nous aimerions connaître également le quorum de fidèles choqués à atteindre pour que le délit de blasphème soit constitué.

Régressive dans son principe, la nouvelle législation irlandaise est deux fois dangereuse, dans sa lettre imprécise et dans son esprit. Car enfin, en ces temps de caricatures de Mahomet que certains ne digèrent toujours pas, le récit des scandales sexuels éclaboussant l'Église romaine n'est-il pas, lui aussi, de nature à nuire à la sacralité d'une si infaillible institution? La qualification du fait diffamatoire, selon la marge d'appréciation laissé à tel ou tel juge, risque de peser sur les choix rédactionnels d'un «nombre substantiel» de médias.

Bon, on objectera que l'Irlande n'est pas seule dans nos contrées sécularisées à réprimer légalement le blasphème. Que l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Espagne, le Danemark et même l'Alsace-Moselle - où les 25.000 euros deviennent trois ans de prison - sont également dans ce cas. Rassurons-nous à bon compte en admettant que les prisons des pays précités ne regorgent pas de condamnés pour hérésie. Il n'empêche. Le problème se situe plus haut, si l'on ose dire, dans un climat diplomatique lourd.

Les multiples exceptions ménagées par l'Union européenne à l'égard de ses États membres posent déjà problème. La même Irlande bénéficie, par exemple, d'une largesse en matière d'interdiction de l'avortement directement liée à la forte catholicité locale. La Cour européenne des droits de l'homme se garde donc d'intervenir de ce côté-là. Souhaitons à la même Cour bien du plaisir si le blasphème irlandais, allemand ou espagnol rend impossible une position commune sur la liberté d'expression et ses limitations exceptionnelles. Et parions que les juges nationaux n'auront pas la bigoterie trop forte.

Mais au-delà de l'UE, il y a l'ONU et son Conseil des droits de l'homme, institué en 2006, où siègent des pays aussi avenants envers les blasphémateurs que l'Arabie Saoudite (peine de mort), le Pakistan (peine de mort) ou encore le Bangladesh (peine longue et incompressible). C'est à ces mêmes pays que l'on doit ce préambule du Conseil, doté d'un rapporteur spécial sur la liberté de religion et de conviction, donnant à celui-ci pour mission de:

  • encourager l'adoption de mesures, aux niveaux national, régional et international, en vue d'assurer la promotion et la protection du droit à la liberté de religion ou de conviction
  • repérer les obstacles existants et naissants à l'exercice du droit à la liberté de religion ou de conviction et à faire des recommandations sur les moyens de les surmonter

L'avantage de principes formulés avec autant d'élasticité est qu'ils permettent justement de dissimuler sous la défense - légitime - de minorités opprimées pour des raisons religieuses, la défense de la religion elle-même. Or, si l'appartenance au Conseil des droits de l'homme vaut brevet de respectabilité, même de pure forme, peut-on exclure une résolution à terme contre un pays jugé trop complaisant envers ses caricaturistes, ses libres-penseurs et ses journalistes confrontés à des fanatiques? La liberté du fidèle primerait-elle un jour sur une liberté d'expression dont l'un des prédicats est aussi le droit à l'incroyance? L'éternel débat penche aujourd'hui dangereusement. Sans le vouloir, la loi irlandaise vient conforter les régimes théocratiques les plus répressifs. Lesquels auront beau jeu de rétorquer à tout moment aux protestations internationales contre le châtiment d'un blasphème: «Pas d'ingérence. Vous faites pareil!»

Benoît Hervieu, Reporters sans frontières

Image de Une: DoctorTac, Flickr, CC

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