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Le plus beau musée du monde est construit sur «l'île du bonheur»

Il y a peu d’endroits, peu d’époques où les objets (devenus «objets d’art») auront été présentés de manière aussi… élégante. La visite du nouveau Louvre Abu Dhabi racontée par l'écrivain Christophe Donner.

Le Louvre Abu Dhabi, le 8 novembre 2017. | Ludovic Marin / AFP
Le Louvre Abu Dhabi, le 8 novembre 2017. | Ludovic Marin / AFP

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Quand les plans d’aménagement de l’île de Saadiyat, «l’île du bonheur», sont arrivés dans les entreprises de construction, les ingénieurs se sont rendus compte que tous les calculs étaient faux: ils étaient basés sur une superficie plus étendue que la réalité de l’île du bonheur.  Plutôt que de refaire les plans, les Émiriens ont décidé d’agrandir l’île. Ce qui est une assez belle définition du bonheur. 

Je tiens cette information d’Antonia. Son mari est un des responsables de l’entreprise qui fut chargé des fondations du Louvre Abu Dhabi, il est belge, elle est espagnole, ils vivent à Abu Dhabi depuis onze ans. Ils ont un fils de quatorze ans. Elle donne des cours de piano aux enfants d’expatriés ou à des Émiriens. Elle prend un verre au bar de l’hôtel Jumeirah Hôtel en attendant la voiture qui doit la conduire chez ses employeurs. Le chauffeur est en retard et elle ne cherche pas à savoir pourquoi. 

«Ils m’appelleront peut-être dans une heure pour me dire que le cours est annulé.»

Elle me dit ça avec un grand sourire, empreint de fatalisme. Et très vite, elle m’avoue qu’elle en a un peu marre d’Abu Dhabi: 

«Ça n’est pas la vraie vie.»

D’autant qu’au niveau des avantages matériels, ça n’est plus ça. Il y a encore deux ans, le loyer de leur maison était entièrement payé, il ne l’est plus qu’à moitié. La voiture de fonction, c’est terminé. On leur impose des taxes sur ceci, sur cela, ils parlent d’instituer une TVA! Et puis leur fils a envie de découvrir le monde, même si, quand il revient pour les vacances à Bruxelles où il est né, il est effaré par le désordre, la saleté et l’impolitesse des Belges. 

Il faut bien admettre que, selon ce que j’ai pu en voir (je ne suis là que depuis trois jours), Abu Dhabi est une ville d’une propreté sidérante, et d’un calme, d’un civisme incroyable. Je lui fais part de mon étonnement devant l’absence totale de policiers dans les rues. 

«Vous ne les voyez pas parce qu’ils sont en civil. Il y en a trente-trois mille. Ils sont partout, dans les magasins, les rues, les écoles, les mosquées, sur les chantiers. Et dans les bars d’hôtels.»

Sur le regard que nous échangeons à cet instant-là, passe alors l’ombre d’un doute: n’est-elle pas en civil, elle aussi? Et moi, ne serais-je pas un agent provocateur de cette police discrète? 

Tant pis, elle a besoin de parler. Et j’ai envie de savoir. 

«Là où ils ne sont pas, m’explique-t-elle, il y a des caméras. Des caméras partout. L’avantage, c’est que vous pouvez oublier votre sac à main sur le capot de la voiture, il sera encore là le lendemain.»

Quand Antonia fait le bilan de ces années passées ici, elle en aura quand même bien profité. Son fils aura eu une scolarité parfaite. Il parle cinq langues, son avenir professionnel est assuré. 

«D’ailleurs, il s’intéresse à l’art, il a hâte de visiter le Louvre Abu Dhabi car il n’a pas beaucoup d’occasions de voir des expos, ici.»

Ils n’iront pas le jour de l’ouverture au public, c’est déjà complet. Ils attendront la fin de la semaine. Elle est curieuse de connaître mon opinion sur ce musée dont elle entend parler depuis toujours. Et voilà comment les rôles s’inversent: elle m’interroge sur le Louvre Abu Dhabi que j’ai passé la journée à visiter. 

Entrée du Louvre Abu Dhabi, le 8 novembre 2017. | Giuseppe Cacace / AFP

Une journée qui a commencé dans le froid de canard de l’autocar qui nous emmenait au musée. On a quitté l’hôtel. Il n’y avait pas d’embouteillages sur la corniche, ça roulait bien. Je regardais le paysage avec ces immeubles de cinquante, soixante-dix étages, face à la mer, et ces palmiers, arrosés en permanence, toilettés comme des caniches.

J’ai un peu voyagé dans ma vie. Quand j’étais jeune, pauvre, je prenais beaucoup de plaisir à entrer dans les hôtels de grand luxe, me payer un café, profiter des toilettes, éventuellement de la piscine. Avec l’âge, j’ai pu prendre mes quartiers dans ces hôtels au confort international et en sortant, je goûtais au plaisir ineffable du dépaysement, avec ses vendeurs de cigarettes au détail, la fritanga de la esquina, marcher dans l’air non climatisé des possibles rencontres, la puanteur des dangers instructifs, et toujours un musée en ligne de mire, un souk aux émerveillements illusoires, des ruines antiques en guise de repère culturel. 

Mais là, dans cet autocar réfrigéré, on avait beau s’éloigner de l’hôtel, on n’arrivait pas à sortir du lobby, la même propreté des trottoirs, le même vitrage sur les tours, les mêmes palmiers artificiels. Comme si elle n’avait pas encore commencé, la vraie vie d’Antonia.

On est arrivé sur l’île de Saadiyat par un petit pont, ce qui est une autre définition, plus énigmatique, du bonheur. Le bonheur de la famille régnante, surtout, car ce qu’Antonia ne m’a pas dit, peut-être parce qu’elle l’ignore, c’est que, de par la loi sur les poldérisations, tous les terrains gagnés sur la mer deviennent la propriété de la famille régnante. 

Le «district culturel» n’occupera qu’une petite partie de l’île du bonheur, mais il comprendra quatre musées, des salles de concert, un vrai Sil. En attendant, c’est du sable, un vaste chantier et, au détour d’une bretelle routière, apparaît le dôme de Jean Nouvel. Petit devant la mer, modeste au milieu des dunes, lilliputien à côté des grues du port. Pour ressentir de l’émotion, il vaut mieux le découvrir de nuit, m’a-t-on dit: «Avec tout l’éclairage, là, ça crache.» Je veux bien croire.

En descendant du car, en retrouvant la vraie température de la vraie vie, je me suis senti mieux. C’est très blanc, clinique, lisse, plaisant.  Je suis bien accueilli par les attachés de presse qui croient me faire plaisir en m’introduisant dans la salle de conférence, somptueuse, pour la conférence de presse, ennuyeuse, que donnent les autorités franco-émiriennes. 

Mais là, c’est réussi. À mon avis. C’est le plus beau musée du monde. Pas seulement beau. Intéressant. Intelligent. Et prometteur. Mettez tout ça dans l’ordre consécutif que vous préférez. 

Khalifa Al Mubarak (président de l’autorité du tourisme et de la culture d’Abou Dabi) nous explique que le Louvre Abu Dhabi est plus qu’un musée, c’est un message. Grâce à ce musée, les Émiriens vont se sentir intégrés au monde, connectés. Car c’est un musée du monde, un cadeau des Émirats Arabes Unis au monde. Une démonstration de tolérance qui fera que les relations entre les hommes seront meilleures. Rien que ça. Les rayons lumineux qui traversent la voute, ça lui rappelle l’oasis d’Al Aïn, quand la lumière passe à travers les palmiers, les dattiers. Et puis c’est le mariage entre la modernité et la mémoire. On sent malgré tout, à travers l’énumération de ces clichés, une réelle émotion. C’est même avec une pointe d’humour qu’il présente «le génie assis à ma droite, vous le connaissez?», il parle de Jean Nouvel qui a droit, aussitôt, à des applaudissements universels. 

Succède à la tribune, le directeur du musée, Manuel Rabaté, qui déclare que «l’art est l’élément le plus élevé du bonheur humain. Il est comme le soleil qui colore les fleurs». Lui aussi, il trouve que ce Louvre Abu Dhabi est plus qu’un musée: «Une métaphore universelle du dialogue interculturel.» Après avoir épuisé sa réserve de clichés diplomatiques, il passe la parole à Jean Nouvel qui entame son discours par un bref et tonitruant: «Messieurs!» 

Il a oublié les dames. Ça doit être le trac, car notre génie est timide sous ses grands airs. Mais peut-être y a-t-il eu une panne de micro quand il a dit «Mesdames». Ou alors c’est la pression culturelle locale. 

Il raconte comment il a découvert l’endroit, en hélicoptère, quand il n’y avait rien, du sable, de l’eau, un désert. Le défi que ça représentait de construire un musée dans ce contexte. Il rappelle son identité d’«architecte contextuel», c’est-à-dire que pour concevoir un bâtiment, il tient compte du contexte géographique, climatique, social, culturel, historique, politique. Et généralement, c’est raté. 

Mais là, c’est réussi. À mon avis. C’est le plus beau musée du monde. Pas seulement beau. Intéressant. Intelligent. Et prometteur. Mettez tout ça dans l’ordre consécutif que vous préférez. 

Jean Nouvel, sous le dôme de son oeuvre, le 7 novembre 2017. | Giuseppe Cacace / AFP

C’est ce que je dis à Antonia, en essayant d’éviter les termes du discours de Jean-François Charnier, le commissaire qui a mis en scène cette première exposition et qui parle de dialogue entre les objets, de connexion entre les civilisations, et d’un continent à l’autre. C’est le cahier des charges établi par les autorités franco-émirienne: le musée universel. On sent que ça n’a pas été facile à tenir. Et qu’il n’a d’ailleurs pas été tenu, heureusement. Car les musées ne sont pas faits pour «raconter» quelque chose. Les histoires, les récits, les théories, c’est avec les mots, les phrases, qu’on les fabrique. Les musées ne sont tenus que de présenter, montrer des choses, c’est déjà énorme. Et en l’occurrence, il y a peu d’endroits, peu d’époques où les objets (devenus «objets d’art») auront été présentés de manière aussi… élégante. 

Les yeux d’Antonia se mettent à briller; elle a encore plus envie d’y aller. Elle sent qu’elle va l’aimer cet endroit, ce morceau de la France à une demi-heure en voiture de chez elle. Elle va l’aimer en dépit des imperfections que son mari n’a pas manqué de repérer: il a vu qu’il y avait un problème par rapport à la marée. Comme si les architectes n’avaient pas prévu que l’eau allait monter et qu’en redescendant elle allait laisser des traces d’algues, vertes, qui, en séchant, deviendraient noires. 

«Ça va faire très moche.»

Ou vivant.

Le mari d'Antonia est un homme d’ordre, obsédé par l’efficacité, elle le reconnaît. Il a toujours des problèmes avec les travailleurs pakistanais parce qu’ils n’ont aucune connaissance du métier quand ils arrivent. 

«-Les Émiriens préfèrent embaucher quatre ou cinq Pakistanais qui ne savent rien faire plutôt qu’un Portugais, mais qui sait faire un enduit. 

-Ils préfèrent pour des raisons de salaire ou de docilité? 

-Vous savez, les Pakistanais, c’est encore autre chose. Je ne sais pas si j’ai le temps de vous raconter une anecdote avant que le chauffeur n’arrive. Quand on est arrivé, on a pris une jeune fille pour la maison. On l’avait installée chez nous, elle avait sa chambre à elle, avec pièce d’eau et tout bien comme il faut. Mais très vite, on a vu que ça n’allait pas, elle déprimait. On a compris qu’elle préférait aller vivre avec ses compatriotes, dans leur quartier à eux, ce sont des baraques où ils sont à cinq ou six par chambre. Mais c’est leur façon de vivre. Et pareil pour les hommes. Mon mari s’est démené pour leur accorder le samedi férié. Eh bien ça a été un drame parce qu’ils n’avaient rien à faire. Ils ne faisaient que se battre et se saoûler.»

Chacun reste dans son coin. Le pire, ce sont les stades, ils sont vides, les équipes jouent devant des gradins vides. Aucune ambiance. 

C’est sans doute cet aspect-là des choses que les autorités émiriennes ont tenté d’expliquer aux deux journalistes de la télévision suisse, après les avoir arrêtés sur le marché de Moussaffah. Si Serge Enderlin et Jon Bjorgvinsson voulaient savoir comment vivent les travailleurs pakistanais, ils n’avaient qu’à demander aux agents de la police discrète qui connaissent bien le caractère particulier de ces travailleurs: ils n’ont pas la même culture, ils préfèrent travailler sept jours sur sept plutôt que de se battre le week-end. Ils sont plus à l’aise à douze dans un bungalow plutôt que seul dans une chambre d’hôtel cinq étoiles. Ce n’est pas comme avec les arts du Louvre Abu Dhabi, impossible de trouver une quelconque universalité du confort. Chacun a le sien. La police discrète émirienne a passé plus de cinquante heures à expliquer ça aux deux journalistes, qui ont fini par comprendre. Pour les remercier de cette intensive instruction, les journalistes leur ont offert le matériel qui avait servi à enregistrer ces images inutiles sur le marché, caméra, ordinateurs. 

«Et les Émiriens, quels rapports avez-vous avec eux?»

Antonia et sa famille n’en ont pas. Les seuls moments où ils se croisent, c’est dans les restaurants, le samedi, lors des grands buffets d’hôtel où tout le monde s’en met plein la panse. 

Il y a aussi le Ferrari World Abu Dhabi, un immense centre d’attractions avec des montagnes russes et toutes sortes de manèges dédiés à la voiture, à la vitesse, les mômes adorent ça, mais ça ne veut pas dire qu’ils se parlent. 

Sinon, chacun reste dans son coin. Le pire, ce sont les stades, ils sont vides, les équipes jouent devant des gradins vides. Aucune ambiance. 

«-A cause de la police discrète? 

-Ah! Voilà mon chauffeur.»

Antonia se lève, me salue, elle était ravie de parler avec moi, elle file donner son cours de piano. 

Emmanuel et Brigitte Macron, accompagnés du Ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, visitent le musée, le 8 novembre 2017. | Ludovic Marin / Pool / AFP

Il est six heures, je monte me reposer dans ma chambre, au quarante-septième étage de l’hôtel. La salle de bain est équipée d’une large baie vitrée, de telle sorte que je peux assister au coucher du soleil en barbotant dans la baignoire. 

Enroulé dans mon peignoir, je suis la retransmission en direct de la visite du musée par le président de la République française. Dans son discours, il citera Dostoïevski qui pensait que la beauté sauverait le monde: «Alors aujourd'hui ce qui nous réunit ici, déclare Emmanuel Macron en s’adressant aux princes et aux rois présents, ce qui me rend optimiste, c'est que nous sommes au milieu de cette beauté qui sauvera le monde.»

 

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